Chapitre VII

Malko éprouva d’abord une sensation d’étouffement, comme s’il était en train de se noyer, puis cela se transforma en une angoisse diffuse, rappelant un cauchemar d’enfant, lorsqu’on tombe dans un puits sans fin. Il mit plusieurs secondes à réaliser qu’il avait les yeux grands ouverts mais qu’il ne distinguait qu’un noir si opaque qu’il en semblait presque solide. La tête lui tournait.

Il voulut bouger, mais n’y parvint pas. Là encore, il lui fallut un long moment pour définir sa position. Attaché de façon très serrée sur un siège très dur, le cou pris dans un lien souple qui lui laissait tout juste la liberté pour respirer. Il ne souffrait pas, à part une vague nausée et une migraine. Il essaya en vain d’ouvrir la bouche : un large sparadrap était collé sur ses lèvres. Il prit soudain conscience du plus étonnant : il n’entendait rien ! Cette absence de sensations essentielles provoquait une impression bizarre d’apesanteur, de vide.

Peu à peu la mémoire lui revint. La corniche, son kidnapping. Où se trouvait-il ? Qui l’avait enlevé ? Depuis combien de temps était-il là ? Autant de questions auxquelles il ne pouvait répondre … Il sentit un contact contre son cou, puis brutalement, une lumière éblouissante remplaça le noir, à tel point qu’il eut un mouvement de recul. On venait de retirer la cagoule qui l’encapuchonnait, comme on libère un faucon pour la chasse ! Puis, on arracha le sparadrap et des boules de mastic enfoncées dans ses oreilles.

Il lui fallut d’interminables secondes, pour comprendre que la lueur aveuglante venait d’un projecteur braqué sur lui, dont le faisceau se mit à chauffer douloureusement son visage. Derrière, il devina plusieurs silhouettes. Puis le projecteur s’éteignit. Des taches brillantes continuèrent à danser dans ses prunelles.

— Que faisiez-vous chez Jack ?

La voix claqua comme un coup de fouet, lourde, un peu grasseyante, dans un anglais teinté d’accent. Malko baissa les yeux le temps de voir les bracelets de cuir l’immobilisant à un siège qui ressemblait à celui d’un dentiste. La question venait de dévoiler la personnalité de ses kidnappeurs : des Israéliens. Quand il les releva, sa vision était redevenue presque normale. Il les distingua nettement tous les quatre : trois hommes et une femme. Un grand blond aux yeux bleus, un brun qui avait l’air d’un Arabe et un gros à la peau jaunâtre, celui qui avait parlé. La fille était appuyée au mur, fumant nerveusement, le fixant d’un regard assombri par la haine. Plutôt belle, en dépit de son visage plat et de son nez tourmenté de boxeur : mince, bien moulée dans son jean et un gros pull de laine noire. Elle écrasa sa cigarette et vint se planter en face de Malko.

— C’est vous le salaud qui les a menés à Jack ?

— Laisse-le, interrompit le gros d’un ton apaisant.

La fille s’écarta. Malko, complètement remis, mais la tête encore embrumée, cherchait à comprendre. Pourquoi les Israéliens l’avaient-ils enlevé ? Il tourna la tête vers celui qui était intervenu. Les trois hommes tournaient autour de lui, comme des fauves autour d’un bon repas.

— Nous sommes en Israël ? demanda-t-il.

Tel-Aviv n’était guère qu’à cent kilomètres de Beyrouth.

Sans répondre, le blond alla à la baie et écarta les rideaux d’un geste théâtral, découvrant un promontoire, une route en contrebas et la mer. Il tendit le doigt vers la droite.

— Là-bas, c’est Jounieh, à gauche Beyrouth.

Donc, il était toujours au Liban. Malko remarqua que ses interlocuteurs étaient armés. Des pistolets passés à même la ceinture sous le pull. Probablement des gens du Mossad.

— Pourquoi suis-je ici ?

La fille surgit comme une furie.

— Parce que tu es responsable de la mort de Jack ! lança-t-elle. Comment l’ont-ils trouvé, hein ?

— Qui, ils ? demanda Malko.

Le gros Israélien secoua la tête avec un air de commisération.

— Tu sais bien, le copain de tes copains, Nazem Abdel-hamid.

Malko baissa les yeux. Comment connaissaient-ils l’existence de contacts avec le Palestinien ? Celui que Robert Carver, le chef de poste de la CIA semblait considérer comme un allié. Il connaissait la paranoïa des Israéliens pour tout ce qui était palestinien. Une chose le troublait, cependant. Le colonel Jack était bien mort. Tué devant ses yeux. Sa présence pouvait n’être qu’une coïncidence. Mais si les accusateurs disaient vrai ? S’il avait conduit ses assassins au colonel israélien, c’était grave. Il pensa au carnet noir de John Guillermin. Ses interlocuteurs en ignoraient visiblement l’existence. Il voulut bouger et réalisa qu’il était toujours attaché.

— Détachez-moi, avant de parler, fit-il sèchement, nous sommes alliés, il me semble.

Il y eut une discussion animée en hébreu entre les trois hommes, puis finalement, à regret, le blond défit ses liens sous l’attention haineuse de la panthère. Malko chercha le regard du petit gros, qui semblait se donner un grand mal pour comprimer sa personnalité. C’était le chef. Malko frotta ses poignets endoloris, se leva, fit quelques pas jusqu’à la baie vitrée. Apparemment, il se trouvait dans une villa privée, un poste secret du Mossad en zone chrétienne. Derrière lui, la voix de l’Israélien lança plus doucement :

— Notre camarade Jack était à Beyrouth depuis trois ans. Personne n’était arrivé à le repérer. Vous arrivez, vous allez le voir et hop … Il est liquidé.

Malko se retourna.

— Vous savez qui l’a tué ?

L’Israélien haussa les épaules.

— Qui ? Quelle importance ? Un petit voyou d’Amal à qui on a donné un pistolet avec un silencieux et mille livres libanaises. Deux cents pistolets sont entrés dans les quartiers sud, ces dernières semaines. Dans le coffre de la voiture d’un député pro-communiste. Vous savez ça ?

— Non, avoua Malko. Mais vous ne m’avez pas répondu …

Le gros se planta devant lui, le visage levé.

— Pas encore. Jusqu’à une période récente personne en dehors de nous ne savait qui était Jack. Les Américains nous ont cassé les pieds pour qu’on les branche sur lui. Tel-Aviv nous a donné l’ordre de céder. Maintenant, il est mort. Parce que vous êtes en contact avec des gens infectés … Comme Nazem Abdelhamid. Ses gens vous ont suivi. Ils devaient avoir quelques doutes. Ça a suffi. Un ou deux recoupements et hop … On perd un camarade.

Malko secoua la tête.

— Il y a un trou dans votre histoire. Je n’ai jamais rencontré ce Nazem Abdelhamid.

Le gros fronça ses énormes sourcils.

— Jamais ?

— Jamais.

Silence pesant. Cela gênait visiblement l’Israélien de le traiter de menteur. Il frotta son menton, pensif, et continua brusquement en allemand, avec un accent yiddish prononcé, mais d’une voix beaucoup plus amicale :

— Vous le rencontrerez … Parce que nous savons que votre maison a des contacts avec lui. Ils croient qu’il est de leur côté.

— Pourquoi m’avoir enlevé de cette façon ?

— Quand on l’a fait, on ne vous avait pas encore criblé. Maintenant nous savons qui vous êtes. Nous vous respectons. Mais la perte de Jack est un coup très dur. Il connaissait Beyrouth Ouest comme sa poche. Et puis, c’était un merveilleux ami. Je vous crois, mais il faut nous aider à retrouver ses assassins.

— Avec plaisir, dit Malko, mais comment ?

Il hésitait à parler de la filature qui l’avait mené à Chiyah.

— Nous connaissons l’équipe de Nazem Abdelhamid. Ils ont monté le coup de l’ambassade et les deux explosions du 23 octobre. Ce sont les meilleurs techniciens. Sans eux, il n’y a plus de terrorisme possible.

Troublé, Malko revit sa conversation avec Robert Carver. Il ne put s’empêcher de remarquer :

— La « Company » semble croire le contraire. Sinon, ils auraient cherché à l’éliminer aussi …

L’Israélien haussa les épaules avec une expression apitoyée :

— Ils n’y connaissent rien. Comme en Iran, en Égypte, au Vietnam. Ce type parle bien anglais, alors ils pensent que c’est leur copain. Il leur balance quelques tuyaux minables pour les appâter. En réalité, il prépare son coup. Un gros coup contre les Américains.

Les trois hommes tournaient autour de lui, se relayant, l’intoxiquant, gentils, persuasifs, fumant, offrant des cigarettes, sautant sur une digression, revenant au sujet. Finalement le gros porta l’estoc, ses yeux noirs plongés dans les yeux dorés de Malko.

— Il faut nous aider à trouver Nazem Abdelhamid. Nous avons les moyens de le mettre hors d’état de nuire. Nous le kidnapperons et l’emmènerons en Israël. Il parlera. Et vous aurez réussi votre mission. Maintenant, Rachel va vous ramener à votre hôtel. Appelez-moi.

Il lui tendit un morceau de papier que Malko prit machinalement. On lui fit prendre un escalier et ils débouchèrent dans un petit jardin. Rachel était déjà au volant d’une station wagon. Tout sourires. Ils descendirent une mauvaise route en lacets qui débouchait à Antelias, sur la route côtière Beyrouth-Jounieh. La jeune femme semblait beaucoup moins énervée.

— Il faut me pardonner, dit-elle soudain. Je suis très émotive. Jack était un vieil ami. Nous avons été un peu brutaux, mais nous sommes en guerre.

La circulation sur la route du bord de mer était intense. Beaucoup de camions. C’est là, paradoxalement, qu’on sentait le moins la guerre, malgré les obus qui tombaient de temps en temps. C’était la zone chrétienne aisée. Rachel semblait s’alanguir ; plus ils approchaient du centre de Beyrouth, plus elle se détendait, entretenant une conversation légère. Quand ils atteignirent la rue Hamra, Malko avait l’impression qu’ils venaient de coucher ensemble. La jeune femme stoppa assez loin de l’hôtel Commodore, expliquant :

— Je ne vais pas plus loin, c’est dangereux.

Spontanément, elle l’embrassa sur la joue et Malko descendit. Elle eut encore le temps de lui adresser un petit signe joyeux, avant que la station wagon ne disparaisse au coin de Hamra. Beau travail d’intox. Il était sûr de pouvoir la mettre dans son lit. Pour les Israéliens, « Johnny » valait bien une petite prime. Il hâta le pas. Il était à peu près certain que la perte du petit carnet noir de John Guillermin avait causé la mort du colonel Jack. Mais ce que les Israéliens pensaient de « Johnny » et le rôle qu’ils lui attribuaient le troublait. Il avait hâte d’obtenir des éclaircissements.


* * *

— Ils sont dingues ces Schlomos ! explosa Robert Carver. Dès qu’on parle de Palestiniens, ils voient rouge. Il ne faudrait pas me prendre pour un con …

— Loin de moi cette pensée … affirma Malko.

Le chef de poste de la CIA en bavait d’indignation. Le « kidnapping » de Malko l’avait outragé. Son bureau avec ses épais rideaux verts et ses sacs de sable respirait décidément la sinistrose. Ce n’était pas le M16 posé sur la table basse qui détendait l’atmosphère.

— « Johnny » est un Palestinien modéré, expliqua l’Américain, la race que détestent les Israéliens et les Syriens. Il a tout le monde au cul. La « Company » aide un peu ses copains, à Tunis et en Europe et lui nous renvoie l’ascenseur.

— Vous êtes donc certain qu’il n’est pour rien dans la mort du colonel Jack ?

Robert Carver s’empourpra.

— Vous savez foutre bien que ce pauvre John – Dieu ait son âme – a déconné. Je vous remercie de l’avoir couvert. Les Schlomos auraient été trop contents de nous traiter d’incapables.

— Oui, mais c’est « Johnny » qui porte le chapeau …

— Ils lui collent tout sur le dos, anyway …

— Encore une chance que John Guillermin n’ait pas eu les coordonnées de votre ami « Johnny ».

L’Américain gloussa avec tristesse.

— Il ne risquait pas. « Johnny » est un vrai professionnel. Je n’ai jamais su où il se terrait. Il ne donne jamais deux rendez-vous au même endroit.

— Le nom des deux femmes qui avaient vu la Volvo, les Masboungi, n’était pas sur le carnet de John, remarqua Malko. Vous avez vu ce qui leur est arrivé ?

— Parlez-en à cette folle de Jocelyn Sabet ! C’est une preuve de plus que beaucoup d’officiers libanais, même dans le B2 sont en contact avec nos adversaires. Le pire : nous débouchons sur le vide. La Sûreté n’interrogera même pas Karim Zaher. Il est protégé par l’immunité parlementaire. Dans un pays où les dernières élections remontent à douze ans …

— Et Neyla ?

— Vous l’avez vue ?

— Oui.

L’œil de l’Américain s’humidifia.

— Elle est superbe, non ? Et pas infectée comme beaucoup de maronites. Heureusement que je ne l’ai pas balancée à John.

Depuis qu’il avait découvert Neyla, Malko s’expliquait mieux la prudence du chef de station : il avait surtout voulu conserver à son usage personnel un coup fabuleux. Les Voies du Seigneur sont impénétrables. Neyla devait sa survie à son tempérament volcanique.

— À propos, dit Malko, il y a quand même une bonne nouvelle : je vois « Johnny » tout à l’heure.

Le visage de Robert Carver s’illumina.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit tout de suite ! Surtout, faites gaffe aux Schlomos.

Malko se leva et rétorqua :

— Et vous, ne notez pas trop de choses.


* * *

L’homme qui se faisait appeler Abu Nasra était penché sur les agrandissements photographiques des pages du carnet de John Guillermin. Leur examen avait déjà donné de bons résultats, mais ce n’était pas terminé. Les yeux fatigués, il s’interrompit pour fumer une cigarette, en contemplant les vagues grises de la Méditerranée. L’immeuble où il se cachait était situé un peu en retrait de la corniche du Général de Gaulle dans le quartier des ambassades, une enclave du PSP de Jumblatt, ce qui assurait sa sécurité. Les locaux étaient officiellement loués à la mission commerciale iranienne. Une vingtaine de Hezbollahis venus de Téhéran assuraient la sécurité rapprochée de Abu Nasra, en plus de ses hommes à lui.

Il était arrivé à Beyrouth Ouest sans trop de problèmes. Sa présence y était indispensable, pour coordonner les efforts d’une centaine d’agents lancés dans un travail de fourmi, afin de réussir ce qui allait être le couronnement de sa carrière de terroriste.

Seulement, de nombreux grains de sable pouvaient se glisser dans la mécanique, jusqu’à la dernière seconde. Le souci d’Abu Nasra était de les éliminer systématiquement et férocement. John Guillermin, le colonel Jack et quelques autres plus obscurs avaient été neutralisés, mais il ne sous-estimait pas les Américains. Ils avaient de l’argent, de bons professionnels et la volonté de se venger.

On frappa à la porte.

— Entre ! cria Abu Nasra.

C’était un courrier en treillis militaire, avec un rapport. Une synthèse de quelques informateurs bien placés. Soulignant un nouveau danger. Celui qui avait pris la place de John Guillermin et se montrait déjà très actif. Abu Nasra avait besoin de quelques jours encore. Il se rassit, écarta les photos qui encombraient le bureau et commença à prendre des notes, afin d’organiser l’élimination de ce nouvel adversaire.

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