Chapitre XI

Probablement pour voir ce que faisait Malko, le fugitif se retourna, sans cesser de courir. Son compagnon était toujours figé. Le voyant prêt à tirer, il fit un écart, mais son pied se prit dans une des rainures séparant les énormes dalles formant le sol du temple de Bacchus. Il trébucha et tomba avec un cri.

Le contact de « Johnny » se rua aussitôt dans sa direction. Il le rejoignit au moment où l’autre se relevait. Malko le vit prendre un poignard dans sa botte et le plonger à plusieurs reprises dans le cou de l’homme encore à terre, puis continuer à le frapper, au visage, au torse, au ventre, comme un fou. Lorsqu’il se redressa enfin, le milicien demeura inerte, dans une mare de sang. Le Palestinien se redressa et, comme un automate, marcha sur le second milicien qui semblait paralysé, toujours sous la menace de Malko.

Avec un cri de terreur, le milicien survivant parut se réveiller et chercha à dégainer son Tokarev flambant neuf, sans tenir compte de l’arme braquée sur lui.

— Non ! cria Malko.

Il ne voulait pas le tuer. L’autre avait déjà dégainé. Il ramena en arrière la culasse de son automatique, faisant monter une balle dans le canon. Encore une fraction de seconde et il abattait Malko.

— Tire ! Mais tire donc ! cria Neyla, au bord de l’hystérie.

Malko appuya sur la détente. Le gros pistolet sauta dans sa main et l’homme recula sous l’impact de la balle blindée qui pénétra un peu à gauche de son sternum, en plein cœur. Ses prunelles s’agrandirent, son visage pâlit, le canon de son arme se baissa, tandis qu’une expression d’intense souffrance crispait ses traits. Malko avait encore l’écho de la détonation dans les tympans quand il tomba sur un genou, puis sur le côté. Le Palestinien arriva trop tard, poignard brandi, pour le frapper.

— Laissez-le, dit Malko. Il est mort.

Il s’agenouilla, examinant le mort. Quel âge pouvait-il avoir ? Vingt-deux, vingt-trois ans ? Quel gâchis ! Malko était bouleversé. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas été obligé de tuer ainsi, pour éviter d’être abattu lui-même. Il en avait la nausée. Il se redressa : Neyla le fixait avec de grands yeux affolés.

— Partons, fit-elle, en le tirant par la manche, partons.

Le Palestinien était blême. Malko lui tendit son pistolet sans un mot et il le remit dans sa ceinture. Les deux hommes se regardèrent.

— Vous croyez qu’ils étaient seuls ? demanda Malko.

L’autre secoua la tête, trop ému pour parler. Malko avança vers les marches, scrutant les ruines en contrebas, sans voir personne. Ce qui ne voulait rien dire … Il réalisa que le corps du milicien poignardé, tombé à l’entrée de l’escalier, était visible d’assez loin. Avant tout, ne pas s’affoler, mettre le peu de chances qui restaient de son côté. Il appela le jeune Palestinien qui s’apprêtait à détaler.

— Venez m’aider.

La nuit allait tomber dans une heure. D’ici là, il fallait éviter tout risque inutile. Malko découvrit une ouverture donnant sur une sorte de douve, serrée entre deux parois, profonde d’une vingtaine de mètres.

— Il faut les mettre là, dit-il. On ne les trouvera pas tout de suite.

Ils transportèrent les deux cadavres. Dix minutes dans un silence pesant troublé seulement par les glissements et les frottements des corps sur les vieilles pierres. En sueur, Malko se redressa. Apparemment, personne en dehors du gardien des ruines n’avait entendu le coup de feu. Sinon les miliciens seraient déjà là … Déjà un point pour eux. La ville était à un kilomètre et de toute façon, un coup de feu isolé n’était pas quelque chose de vraiment inhabituel dans ce pays en guerre. Maintenant, on pouvait aussi leur tendre un piège …

Malko examina les lieux. S’ils ressortaient par la porte principale et qu’on les attende, c’était fichu. Bien sûr, il était facile dans ces ruines immenses de trouver une autre sortie.

Mais après ?

C’était une gageure de vouloir regagner Beyrouth à travers la zone syrienne, sans voiture. Donc la solution finalement la moins risquée était de faire comme si de rien n’était.

Le Palestinien attendait, figé de peur, essuyant machinalement ses mains tachées de sang à son jean. Malko lui prit le bras.

— Nous sortons les premiers. Attendez dix minutes. J’espère que vous n’aurez pas de problèmes. De toute façon, s’il arrivait quelque chose, nous ne nous sommes jamais parlé, nous ne nous connaissons pas.

L’autre hocha la tête, pas rassuré. Le soleil étant bas sur l’horizon, il commençait à faire frais et Neyla fut prise de tremblements. Elle était littéralement verte. Il lui prit la main afin de l’aider à descendre les hautes marches de pierre. La jeune chiite lui serrait les doigts à les écraser. Ils atteignirent enfin la pelouse où le gardien était toujours en train de nourrir ses chats. Il les interpella :

— C’était bien ?

— Superbe ! affirma Malko.

L’autre eut un hochement de tête.

— J’étais un peu inquiet. J’en ai vu arriver trois et j’ai entendu un coup de feu. Avec ces dingues-là, on ne sait jamais. L’autre jour, un militant de Amal islamique est venu ici avec sa sœur qu’il traînait par les cheveux. Il l’a battue d’abord, puis comme elle refusait toujours de porter le tchador, il lui a tiré une balle dans la tête. Il a fallu prévenir les Syriens. Et puis, souvent, ils s’amusent à tirer sur les pierres, pour essayer leurs armes. En tout cas, ils sont toujours là-haut …

— Vous en avez vu d’autres ? demanda Malko d’un ton volontairement indifférent.

— Non. Allez, dites bonjour à Beyrouth …

Leur cœur battait encore la chamade quand ils franchirent la petite porte de bois. Personne. Seul le chameau nostalgique leur jeta un regard torve … Ils se hâtèrent sur le chemin contournant les ruines. Divine surprise : au premier virage, ils tombèrent sur l’Oldsmobile, ce qui leur évitait un kilomètre à pied. Malko s’avança vers Mahmoud, tandis que Neyla remontait dans la voiture.

— C’est une bonne idée d’être venu à notre rencontre.

Le Libanais arborait une expression bizarre et son sourire habituel avait disparu. Il s’approcha de Malko.

— Il faut que je vous parle …Le Libanais avait vraiment la tête à l’envers.

— J’étais venu vous retrouver. Il y a un sentier qui mène au grand temple sans passer par l’entrée, dit-il, de but en blanc, j’ai vu le type se faire poignarder. Et j’ai entendu le coup de feu … Qu’est-ce qui est arrivé ?

Impossible de lui mentir. Malko lui raconta la vérité. Le Libanais se liquéfia comme neige au soleil.

— Ils vont s’apercevoir que ces deux types ont disparu, gémit-il, et envoyer des gens à leur recherche. Le gardien des ruines parlera. Votre gars va se faire arrêter à son retour et dès qu’on l’aura un peu traité à la lampe à souder, il va raconter sa vie. Les Palestiniens, je les connais. Avec la peau des autres, ils sont toujours généreux, mais pour eux …

— Il faut partir tout de suite, dit Malko.

Mahmoud ne bougea pas, la tête baissée. Poussant du pied une vieille boîte de Pepsi-Cola. Franc comme un cheval qui recule. Au bout d’un pesant silence, il se jeta à l’eau.

— Écoutez, dit-il, vous me payez bien, seulement s’il y a un problème, vous, ils ne vous tueront peut-être pas tout de suite, mais moi, je passe à la casserole dans les cinq minutes.

— Vous aurez dix mille livres libanaises, proposa Malko.

Mahmoud secoua la tête, les yeux baissés.

— Ce n’est pas le problème …

— Qu’est-ce que vous suggérez ? demanda froidement Malko.

Le chauffeur gratta le sol de sa chaussure. Pas vraiment fier.

— Jésus-Christ ! soupira-t-il, je ne voudrais pas vous laisser tomber ! J’aurais pu partir sans rien dire, après le coup de feu. Vous pouvez demander un taxi à l’hôtel Palmyra. Il vous conduira jusqu’au dernier poste syrien avant les phalangistes. Ensuite, vous traverserez le no man’s land à pied et vous serez tirés d’affaire.

— Ben, voyons ! fit Malko. Et les barrages syriens ? Ils ne vont rien nous demander ?

— Vous avez vos laissez-passer … Expliquez que votre voiture a eu un accident ou qu’on l’a volée, cela n’étonnera personne.

Malko comprit qu’il était inutile de discuter : le Libanais était mort de trouille. Il risquait d’être encore plus dangereux à la moindre alerte, en les dénonçant pour se dédouaner. Robert Carver l’avait bien averti qu’il n’y avait pas de personnel fiable à Beyrouth … La solution que Mahmoud préconisait était valable si rien n’était découvert. Sinon, au premier barrage, ils étaient cuits. Les Syriens étaient peut-être des sauvages, mais ils avaient la radio …

— Bien, dit-il, vous pouvez au moins nous raccompagner à l’hôtel …Mahmoud se tassa encore un peu plus.

— Il vaudrait mieux pas. Cela pourrait paraître bizarre. Mais ce n’est pas loin …

Découragé, Malko n’insista pas.

— Bon, allez-y, fit-il. Bonne route. Dites à Neyla de descendre.

Mahmoud remonta dans son Oldsmobile, penaud, mais décidé. Neyla en émergea, défaite. Par la vitre baissée, le Libanais cria :

— Je vous attendrai jusqu’à minuit, au premier poste phalangiste à Bikfaya ! Comme ça vous n’aurez pas de problème pour regagner Beyrouth.

Encore un optimiste …

Mahmoud risquait d’attendre quelques années. Malko regarda l’Oldsmobile disparaître au tournant et prit la main de Neyla : il s’en voulait à mort d’avoir embarqué la jeune femme dans une aventure où elle risquait sa vie encore plus que lui. Un espion ça peut toujours s’échanger, surtout quand il appartient à une grande Centrale, mais une fille comme elle, c’était la torture assurée et la mort ignominieuse. Les Iraniens fondamentalistes n’étaient pas particulièrement féministes …

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda timidement Neyla, retenant ses larmes.

Malko était justement en train d’y réfléchir. Ils débouchèrent en face du Palmyra, longeant un camp militaire syrien en contrebas de la route. Les soldats les observaient avec curiosité : on ne voyait plus d’étrangers depuis longtemps à Baalbek : même les journalistes en étaient bannis. Une voiture les doubla, chargée d’Iraniens barbus, la tête ceinte d’un bandeau rouge, une petite clef attachée au cou : des Hezbollahis, martyrs de l’ayatollah, qui revenaient de l’entraînement.

— J’ai une idée, annonça Malko. On va dire à Abu Chaki que notre chauffeur nous a plaqués parce qu’il avait peur de revenir trop tard et lui demander de nous ramener à Beyrouth. Nous avons les cinq mille livres …

— Oui, mais si …

Il haussa les épaules.

— Inch Allah …

Il n’y avait vraiment rien d’autre à dire. Le soleil bas sur l’horizon ne chauffait plus.


* * *

L’entrepôt du voleur de voitures était toujours aussi animé. L’employé pas rasé et sans cravate les accueillit, tout juste aimable. Devant le bureau était garé un engin incroyable. Une Mercedes 500 toute blanche, y compris les pare-chocs, les roues, les chromes. Une série spéciale faite à Hambourg pour les émirs du Golfe.

— Nous n’avons pas trouvé votre voiture, annonça-t-il. Il faut revenir la semaine prochaine.

Malko s’assit.

— Je veux voir Abu Chaki.

— Pourquoi ? demanda l’employé, tout de suite soupçonneux. Vous le connaissez ?

— Oui, mentit Malko avec aplomb.

L’employé sortit, les laissant autour du poêle. Neyla avait les traits tirés et sursautait chaque fois qu’une voiture entrait dans la cour. Malko la calma d’un regard. Le barbu réapparut et leur fit signe de les suivre.

Ils pénétrèrent dans une pièce surchauffée, avec un bureau enrichi de marqueterie en nacre surmonté d’un portrait de Moussa Sadr extatique. Un joufflu à la superbe barbe noire installé dans un grand fauteuil avec l’onction d’un religieux, égrenait les perles d’un chapelet d’ambre.

Il enveloppa les deux étrangers d’un regard intrigué puis ses yeux s’attardèrent longuement sur la poitrine de Neyla. Malko se dit que leurs chances s’amélioraient …

— Je ne vous connais pas, dit Abu Chaki. Qui êtes-vous ?

— Moi, j’ai beaucoup entendu parler de vous, affirma Malko. J’ai voulu vous voir pour résoudre un problème. Mon chauffeur est parti pour Beyrouth, pensant que nous allions ramener la voiture que nous étions venus chercher. Nous n’avons plus de moyen de transport. Pourriez-vous nous aider ?

Abu Chaki caressa longuement sa belle barbe soyeuse avant de laisser tomber d’une voix douce, les yeux toujours fixés sur Neyla :

— Vous êtes en très mauvaise situation. Aucun taxi n’acceptera de vous mener hors de Baalbek sans un laissez-passer de Hussein Moussawi[16] et vous ne l’obtiendrez pas avant la nuit : si vous couchez au Palmyra ils sont obligés de vous déclarer aux Iraniens : les étrangers n’ont pas le droit de rester à Baalbek. Ils vont vous arrêter … Même moi, je risque des ennuis, si on vous trouve ici.

L’autre faisait monter les enchères. Il grignotait machinalement des pistaches, les jambes écartées. Ses cuisses énormes tendaient le tissu rayé de son pantalon à le faire craquer.

— Vous êtes trop puissant pour avoir de vrais ennuis … dit Malko.

Abu Chaki sourit, un gros sphinx joufflu.

— C’est très sérieux, répéta-t-il.

— Il doit bien y avoir une solution ? suggéra Malko.

Silence. L’atmosphère était étouffante. Les grains du chapelet glissaient lentement entre les gros doigts d’Abu Chaki. Celui-ci poussa enfin un long soupir.

— Vous êtes très sympathiques et vous avez de la chance. Je dois justement redescendre sur Beyrouth tout à l’heure. Je peux prendre le risque de vous emmener, mais c’est ennuyeux à cause des barrages syriens …

— Je vous dédommagerai, précisa aussitôt Malko.

Chaque minute supplémentaire passée à Baalbek multipliait le danger mortel. Si on découvrait les deux cadavres, même Abu Chaki ne pourrait pas les sauver. Mais cela, le gros Libanais ne le savait pas. Il eut un geste évasif.

— Je serai heureux de vous rendre service.

— Mais je tiens à vous dédommager, insista Malko.

Abu Chaki humecta ses grosses lèvres trop rouges, le regard fixé sur Neyla.

— C’est un plaisir de vous connaître, affirma-t-il.

Brusquement, il continua en arabe, s’adressant directement à Neyla. La jeune fille lui répliqua d’une voix timide, presque par monosyllabes. Au bout d’un moment, le gros homme se leva pesamment et reprit l’anglais.

— Nous partirons dans une demi-heure, annonça-t-il. Je vous retrouverai ici.

Dès qu’ils furent seuls, Malko interrogea Neyla.

— Qu’est-ce qu’il t’a demandé ?

— Des tas de choses. Ce que je fais, où je vis, pourquoi je suis avec toi …

— Tu crois que …

Elle sourit. Ses beaux yeux de biche avaient perdu une grande partie de leur éclat.

— Oh non, je crois que je l’intéresse seulement en tant que femme. Tu as vu la façon dont il me regardait. Beurk, il me donne des frissons. Il doit peser cent cinquante kilos …

— Il nous sauve la vie, remarqua Malko. Même à son corps défendant. C’est déjà pas mal.

Ils retombèrent dans un silence tendu. Malko ne se faisait guère d’illusions sur la contrepartie que le gros homme demanderait en échange de son service : Neyla. À chaque seconde, il s’attendait à le voir venir chercher la jeune chiite sur un prétexte quelconque. Elle aussi sursautait au moindre bruit. Ce troc abject gênait profondément Malko, mais il ne voyait aucun autre moyen pour sauver leur vie à tous les deux. Neyla avait d’ailleurs bien compris et paraissait résignée.

Une demi-heure s’écoula. Malko reprit espoir. Peut-être, après tout, Abu Chaki était-il un gentleman … Puis une vieille Mercedes noire, bourrée d’hommes à la mine patibulaire, s’arrêta en face du bureau. À côté du chauffeur, Malko vit un soldat syrien avec son treillis rosâtre et son vieux Kalachnikov.

Abu Chaki reparut, mielleux à souhait, l’œil toujours allumé, déplaçant lentement sa masse énorme. Il s’approcha de Malko.

— Je vous prie de m’excuser, dit-il avec une urbanité exquise. Je vais vous demander de prendre place dans la voiture de mes gardes du corps. Je peux prendre seulement une personne dans la mienne.

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