Malko maudit intérieurement le chasseur. Le parfum de Mona le grisait d’un nuage agréable. Soudain, un faisceau de lumière aveuglante les enveloppa. Les phares de la voiture rouge. Mona cligna des yeux.
— Une patrouille ! s’exclama la jeune Libanaise. Vous avez un laissez-passer ?
Malko n’eut pas le temps de répondre. Les phares s’éteignirent et la portière de la voiture rouge s’ouvrit. Jocelyn Sabet sortit et se dirigea vers le couple d’un pas décidé. Mona resta quelques secondes déconcertée, puis eut un petit rire sec.
— Eh bien, cette salope avec sa voiture de pompiers vous a déjà mis le grappin dessus !
Apparemment, elles se connaissaient. Jocelyn Sabet arriva à leur hauteur, arborant un sourire éblouissant et se jeta dans les bras de Mona.
— Comment vas-tu, ma chérie ? Tu es revenue de Paris ?
— Hier Comme je suis contente de te voir ! roucoula l’hôtesse de l’air. Justement, nous cherchions un taxi. Nous allons chez Serge.
— Tiens, moi aussi, fit Jocelyn, imperturbable. Je venais chercher mon ami Malko. Allons-y tous ensemble.
Après quelques roucoulements de plus, ils montèrent dans la Lancer rouge. Mona s’installa à l’arrière, laissant ostensiblement Malko à côté de Jocelyn Sabet. Celle-ci démarra comme si c’était les 24 heures du Mans, filant à travers les rues sombres et désertes, sans un feu rouge, sans un piéton. Sa Mitsubishi était une petite bombe. Un kilomètre plus loin, premier barrage de l’armée. Plafonnier allumé. Sourire à un soldat emmitouflé. On brandit les laissez-passer et on repart.
Devant eux s’ouvrait l’autoroute urbaine déserte, bordée de buildings détruits, noirs et sinistres.
— Le Ring, annonça Jocelyn.
Il se terminait par le sempiternel barrage de vieux pneus, de blockhaus en sacs de sable et de soldats nerveux. Quatre barrages encore avant qu’ils ne s’arrêtent dans une rue étroite, en face d’un hôtel particulier blanc d’où sortait de la musique pop.
— Ils ont de la lumière, eux, remarqua Malko.
L’absence à peu près totale d’éclairage public accentuait le côté tragique des ruines, et l’atmosphère oppressante des rues désertes. Jocelyn leva le bras et Malko aperçut un gros câble noir tendu en travers de la rue.
— Ils se débrouillent, annonça la Libanaise, ils piquent de l’électricité sur une clinique qui a un groupe. Serge sait y faire … Venez.
D’autorité, elle prit la main de Malko et le guida dans un sentier sombre serpentant dans un jardin en friche, laissant Mona trébucher derrière eux. Un valet noir comme de l’anthracite, impeccablement sanglé dans une tenue blanche, leur ouvrit la porte d’un hall de marbre, décoré comme une villa hollywoodienne. Débarrassée de son vison, Jocelyn enveloppa Malko d’un regard gourmand et lança à la cantonade :
— Je crois que nous allons passer une excellente soirée.
La musique venait de la pièce voisine.
Apparemment, la guerre civile n’était pas venue à bout du goût de vivre des Libanais.
Mona révéla une jupe jaune, des bas noirs et ses escarpins bleus. Elle pénétra dans le salon d’une démarche balancée permettant de faire admirer une chute de reins à damner le plus sage des ascètes.
Malko s’arrêta sur le pas de la porte. Dans le premier de trois salons en enfilade, meublés de grands canapés, de poufs, tous occupés par une cohue joyeuse, une énorme table croulait sous un buffet somptueux. Jamais on ne se serait cru dans une ville en guerre. Les femmes rivalisaient de bijoux et d’élégance, les hommes n’étaient pas en reste. Tout ce petit monde riait, dansait, flirtait et surtout, buvait … Trois Noirs semblables à celui qui leur avait ouvert la porte, circulaient avec des plateaux d’argent chargés de bouteilles, remplissant inlassablement les verres. Par contre les meubles, style Farouk XIV, étaient tout simplement atroces. Du doré, du bois sculpté, nacré, travaillé outrageusement. Un grand jeune homme aux cheveux frisés de pâtre grec s’agitait tout seul dans une sorte de danse arabe, au milieu du premier salon, pour la plus grande joie d’un paquet de jolies filles qui l’encourageaient en claquant dans leurs mains.
Apercevant Jocelyn et Malko, il se précipita sur eux, baisant la main de la jeune femme et lançant une œillade assassine à Malko. La vraie folle, les yeux soulignés par une fine ligne de kohl …
— Bienvenue dans ma modeste demeure ! minauda-t-il. Pardonnez-nous, la fête a déjà commencé.
Il virevolta, reprit sa danse. Mona était déjà vautrée sur les genoux d’un grand brun qui caressait distraitement sa cuisse gainée de noir. Jocelyn se fit verser un demi-litre de J & B dans un verre de cristal.
— Vodka, demanda Malko.
Le Noir n’en avait pas. Jocelyn entraîna Malko dans la pièce voisine. Une alcôve servait de bar. C’était hallucinant : des centaines de bouteilles étaient entassées sur des étagères : une pour la Stolitchnaya, une pour le J & B, sans parler des cartons de Moët et Chandon, d’un assortiment complet de cognacs. Jocelyn versa à Malko une rasade de Stolitchnaya à étendre raide un cosaque. Elle-même avait déjà très sérieusement entamé son J & B.
Elle sourit, montrant les stocks :
— À Beyrouth, il faut être prêt à soutenir un siège. Serge est prudent.
— Que fait-il ?
— Décorateur. Il passe sa vie à refaire des appartements qui sont aussitôt détruits par des bombardements. Les gens s’accrochent, ils ne veulent pas vivre dans les gravats. Alors, Serge travaille beaucoup. Comme il est un peu honteux de gagner autant d’argent avec ça, il le claque dans des fêtes. Et puis, ici, on ne sait jamais de quoi le lendemain sera fait …
Malko l’observait. Sa bouche était soulignée de deux plis amers, elle semblait tendue, comme un félin aux aguets, avec une lueur dure dans ses prunelles noires. Une corde à violon, qui pouvait aussi bien grincer que chanter harmonieusement. Elle buvait son J & B méthodiquement, par petites gorgées, comme on avale une potion. Quand son verre fut vide, elle en attrapa un autre sur un plateau qui passait.
— À propos, demanda Malko, vous avez eu les informations que …
Elle se tourna, vive comme un chat dont on a marché sur la queue.
— Plus tard ! Je n’ai pas envie de parler business maintenant. Cela ne changera rien. Profitons-en, c’est une nuit calme. Ils ne nous ont envoyé que quelques obus.
— C’est tous les soirs ainsi ?
Les coins de sa bouche s’abaissèrent.
— J’ai couché quatre mois de suite dans un abri sans électricité, avec des obus qui tombaient toutes les minutes et des blessés qui mouraient autour de nous parce qu’on ne pouvait pas les opérer. Ça peut recommencer demain.
Sa voix était âpre, sèche. Elle passa soudain son bras sous celui de Malko.
— Venez, le buffet nous attend.
Jocelyn Sabet reposa son verre sur une table basse si violemment qu’il se cassa ! Dieu merci, il était vide. Malko dut se résoudre à regarder la vérité en face. Sa cavalière était saoule comme une Polonaise, et peut-être plus … Depuis qu’elle avait grignoté du caviar et du saumon, avec des mézés de toutes les sortes, elle avait changé le J & B pour le Gaston de Lagrange. Aux mêmes doses …
Elle éclata d’un rire vaguement hystérique et tourna vers Malko un visage changé, aux traits amollis, à la bouche moins amère. Les prunelles noires brûlaient d’une flamme presque gênante.
— Venez, j’ai envie de danser.
Ils passèrent près de Mona, lovée dans les bras de son barbu. Sa position découvrait des jambes admirables presque jusqu’à l’ombre du ventre.
— Tiens, remarqua Jocelyn d’une voix amusée, Mona s’est réconciliée avec son Jules. Elle avait pourtant juré de le châtrer.
— Pourquoi ?
Jocelyn noua ses bras autour de la nuque de Malko, leva son visage vers lui et laissa tomber d’une voix neutre :
— Il a un truc énorme et la peau délicieusement douce. Toutes les bonnes femmes en sont folles. Elle était jalouse. Au fond, elle ne peut pas s’en passer.
La voix rauque de Diana Ross envoya une secousse agréable dans l’épine dorsale de Malko. Jocelyn Sabet dansait avec souplesse, très près de lui. Au bout de trois minutes, ils étaient littéralement encastrés l’un dans l’autre et le pubis de la jeune femme s’incrustait impérieusement en lui. Les autres couples se livraient d’ailleurs au même exercice. Malko se laissa aller au plaisir sensuel de cette danse érotique. Jocelyn s’accrochait comme une noyée. Elle leva le visage, le regard impénétrable, avec un étrange sourire lointain et son ventre se fit encore plus pressant contre le sien. Leurs lèvres s’effleurèrent et brutalement, les dents de Jocelyn se refermèrent sur sa lèvre inférieure et elle le mordit jusqu’au sang !
Malko eut un brusque recul. Elle demeura dans la même position, puis murmura à son oreille :
— Je vous fais bander maintenant, mais vous pensez à cette petite salope de Mona. C’est avec elle que vous aviez prévu de faire l’amour ce soir …
Le contraste entre la trivialité de son langage et le ton posé de sa voix avait quelque chose de prodigieusement excitant.
— Je vous assure … commença Malko.
Elle le mordit de nouveau. Sauvagement.
— J’ai horreur qu’on me mente ! gronda-t-elle à voix basse. Elle est plus belle que moi. Mais c’est moi qui vous fais bander en ce moment. Alors, je vous interdis de penser à elle …
Elle sembla se calmer et ils échangèrent un vrai baiser sans qu’elle lui déchiquette les lèvres. Par contre, des ongles glissés sous sa chemise lui arrachèrent quelques lambeaux de peau. Jocelyn était un vrai volcan. Si elle mettait autant de fougue dans son travail … Ils oscillaient sur place, n’ignorant plus rien de leurs anatomies réciproques. Quand la musique s’arrêta, ils s’embrassèrent violemment. Puis Jocelyn s’écarta, sans souci des gens autour d’eux, fixant Malko de ses grandes prunelles noires.
— Ça vous excite de baiser une Arabe ? demanda-t-elle brutalement.
Décidément … Malko n’eut pas le temps de lui préciser que d’abord il n’était pas vraiment raciste et qu’ensuite, elle était simplement une femme à ses yeux. Une musique justement arabe s’élevait de la pièce voisine. Jocelyn l’entraîna. Tout le monde s’était assis en cercle autour de trois filles lancées dans une danse orientale endiablée, rythmée par les claquements de mains des invités. Malko et Jocelyn s’installèrent sur des coussins dans un coin sombre. Spectacle assez étonnant dans cette ville officiellement morte. Les filles s’en donnaient à cœur joie. L’œil de Malko accrocha les jambes gainées de noir de Jocelyn.
— Vos collants sont très fins ! remarqua-t-il.
— Mes collants !
Ses ongles rouges relevèrent la jupe noire jusqu’à ce qu’il aperçoive le serpent sombre d’une jarretelle et la peau blanche au-dessus du bas gris. Elle rabattit sa jupe et dit d’une voix indignée :
— Vous nous prenez pour des sauvages à Beyrouth ! Je ne porte de collants que pour travailler.
L’alcool rosissait ses pommettes et, visiblement, lui ôtait tout complexe.
Épuisées, les danseuses s’étaient laissé tomber dans les bras de leurs cavaliers qui en profitaient outrageusement. Pourtant la musique continuait. Il y eut un moment de flottement … Soudain, Jocelyn poussa un rugissement :
— Mona, danse !
La plupart des invités firent aussitôt chorus. Mona sourit modestement, la large main de son amant posée sur sa cuisse. Jocelyn lui jeta une longue tirade dans un arabe guttural, découvrant soudain son appartenance à deux mondes. D’autres interjections fusèrent. Finalement, Mona se leva avec une lenteur calculée et le silence se fit aussitôt.
Elle gagna le centre du cercle, un sourire lointain aux lèvres. Posément, d’une brusque secousse de la cheville, elle se débarrassa tour à tour de ses escarpins bleus, promenant un regard amusé sur ses admirateurs. Puis, encore plus posément, elle ôta la grosse ceinture qui enserrait sa taille, la jeta à son amant. Des cris sauvages éclatèrent lorsqu’elle fit glisser avec une lenteur exaspérante la fermeture Éclair de sa jupe jaune. Celle-ci tomba sur le sol et Mona l’envoya promener d’un coup de pied précis. Pendant quelques secondes, elle virevolta, montrant ses bas noirs accrochés très haut sur ses cuisses fuselées, le slip de nylon noir, le porte-jarretelles accroché à la taille. Puis une amie lui tendit un grand foulard rouge et elle le noua sur ses hanches.
Malko n’avait jamais vu un tel spectacle ! Les professionnelles du Sheraton du Caire pouvaient aller se rhabiller. Mona commença à faire le tour du cercle des invités, à tout petits pas, présentant son ventre secoué de saccades sensuelles à chacun des spectateurs, dans une mimique parfaitement réussie de l’acte sexuel, ses bras ondulant comme des écharpes dans le vent. Un sourire de salope ravie illuminait son visage. Ses hanches semblaient montées sur roulements à billes. Elle paraissait frotter son ventre à un sexe invisible. Accélérait, ralentissait, tournait, mimant l’orgasme. Par vagues, les mains claquaient, des hurlements faisaient trembler les murs, et elle continuait, impavide, déchaînant le désir de tous les mâles et de quelques femelles.
— Elle vous excite, non ? souffla Jocelyn à l’oreille de Malko.
Comme si Mona l’avait entendue, sa danse la mena doucement en face de lui. Là, elle entreprit un numéro spécial, descendant lentement sur ses genoux pliés, tout en ondulant, ses yeux dans ceux de Malko, ses mains tendues vers lui, de plus en plus près. Son ventre se balançait rapidement. Il aurait pu poser la main sur elle pour la masturber sans effort.
Sans cesser ses ondulations, d’un geste provocant, elle ouvrit son chemisier, découvrant deux seins bronzés aux pointes interminables, libres de toute entrave. Qui se mirent à danser eux aussi, comme pour narguer Malko. Maintenant elle était à quelques centimètres de lui. Il pouvait sentir son parfum. Son regard explicite lui disait « voilà ce que tu perds ». Peu d’hommes auraient pu résister à son magnétisme. Malko en avait la bouche sèche. À côté de lui, Jocelyn Sabet buvait du petit lait. Avec la même lenteur, Mona se redressa puis regagna le centre du cercle, une rigole de transpiration coulant entre ses seins. Son Jules avait les yeux hors de la tête.
La musique s’arrêta brusquement et les applaudissements couvrirent les cris. Mona s’éclipsa modestement. Malko vit son Jules l’empoigner et ils disparurent. Jocelyn se releva. Elle paraissait aussi excitée que Malko. Ils se remirent à danser et, peu à peu, s’éloignèrent de la pièce la plus occupée. Jocelyn Sabet semblait avoir entrepris de faire jouir son cavalier sur place. Soudain un cri leur parvint, venant d’un couloir qui s’ouvrait sur leur gauche. Un cri de femme qui n’était pas de douleur.
Malko croisa le regard de Jocelyn. Celle-ci s’arrêta de danser, prit sa main et l’entraîna.
Ils traversèrent un petit hall encombré de manteaux et s’immobilisèrent à l’entrée d’une pièce éclairée uniquement par deux grands chandeliers à quatre branches. Un nouveau cri rauque fit sursauter Malko. C’était une salle à manger, avec une longue table de marbre sur laquelle Mona était allongée à plat dos, les jambes relevées à la verticale. Son Jules, debout, le pantalon sur les chevilles, installé entre ses cuisses lui tenait les jambes à deux mains. Il s’écarta un peu, puis de nouveau, d’un seul élan, son sexe monstrueux pénétra le ventre offert et Mona s’écartela avec un soupir de joie. Puis ses dents mordirent sa lèvre inférieure. Son bras droit pendait dans le vide de l’autre côté de la table. Malko découvrit alors un second homme assis sur une chaise dans la pénombre. La main de Mona semblait reposer sur ses genoux. Mais la grande glace murale renvoya à Malko l’image d’un dard charnu qui raidissait sous la pression indiscrète des ongles de la jeune hôtesse.
— Quelle salope ! souffla Jocelyn. Elle se venge !
Ce spectacle hautement érotique semblait l’avoir dégrisée d’un coup. Elle se détourna et ils gagnèrent le hall. Jocelyn prit son vison au passage. Ils n’échangèrent plus une parole jusqu’à l’extérieur. Malko avait du mal à effacer de sa rétine la vision de Mona transpercée par son amant, tout en donnant du plaisir à un autre homme.
Un silence absolu régnait sur Beyrouth. La Lancer glissait dans les rues noires et désertes comme un fantôme. Le plafonnier éclaira les traits mobiles de Jocelyn, comme ils stoppaient à un barrage. Le soldat examina à peine son laissez-passer. Puis ce fut à nouveau le Ring, noir comme un four, et le dédale des rues tortueuses de Beyrouth Ouest. Ils se retrouvèrent soudain devant le Commodore.
« Quelle garce ! » pensa Malko. Il se pencha sur Jocelyn qui l’embrassa puis le mordit.
— Vous venez ? demanda-t-il.
— Non.
Le laisser dans l’état où il se trouvait …
— Pourquoi ?
— Je préfère que vous restiez seul, pour mieux penser à Mona, fit-elle d’un ton caustique.
Plus salope, c’était difficile. Il l’embrassa encore, la caressa, atteignit son ventre qu’il sentit ouvert. Elle se dégagea aussitôt, le repoussa, ses ongles enfoncés dans sa chair.
— Bonne nuit ! fit-elle. Je n’aime pas les restes.
Elle avait déjà ouvert la portière. Malko se raccrocha à sa mission.
— Nous devions parler, objecta-t-il. Avez-vous trouvé le propriétaire de la Volvo ?
Jocelyn eut un sourire carnassier.
— Oui. Mais cela ne vous mènera à rien …
— Pourquoi ?
— La voiture appartient à un certain Karim Zaher. Un député communiste. Nous le connaissons, il est lié au terrorisme. Il va jurer qu’on lui a volé sa voiture … Et, de toute façon, il habite dans un quartier où la Sûreté ne peut pas mettre les pieds … Il faudrait dire à vos amis américains de nous prêter des Marines.
C’était incroyable. Beyrouth était vraiment un monde à part.
— Et Abu Nasra ?
— Il serait à Beyrouth. Sous les ordres d’un certain Nazem Abdelhamid, un Palestinien très dangereux.
C’était le nom réel de « Johnny ». Malko n’en croyait pas ses oreilles. Heureusement que Robert Carver l’avait mis en garde contre les magouilles beyrouthines.
Jocelyn bâilla ostensiblement :
— J’ai sommeil. Dînons ensemble demain. Je vous en dirai plus.
Elle lui tendit sa main à baiser. Malko descendit et elle démarra en trombe.
Malko était déjà à demi assoupi lorsque le téléphone sonna dans sa chambre.
— Vous dormiez ? demanda la voix de Jocelyn.
— Presque, fit Malko surpris, et vous ?
— Non, fit-elle. Je me caressais. En pensant à vous.
Clac, elle avait raccroché.
Un soleil radieux brillait enfin sur Beyrouth. Malko, du fond de l’Oldsmobile, la tête lourde, regardait défiler les boutiques de la rue Hamra. Il avait vidé une bouteille de Contrex durant la nuit pour atténuer la brûlure de la vodka. Premier job, contacter le mystérieux colonel Jack.
Ensuite, il irait voir la chiite recrutée par Robert Carver.
Il avait mal dormi, obsédé par la soirée décadente de Serge, et l’exhibition de Mona. Quelle frustration …
Hamra grouillait d’animation. Il n’y avait à Beyrouth Ouest ni voitures piégées ni bombardements. Juste quelques actions ponctuelles de miliciens chiites tirant de temps à autre une roquette contre un objectif militaire. Malko aperçut cependant un magasin éventré.
— Il y a eu une bombe ici ? remarqua-t-il.
Mahmoud eut un sourire malin.
— C’était un magasin chrétien. C’est le racket pour le faire partir et racheter à bas prix … Ça passe dans le terrorisme …
Même dans Beyrouth en guerre, le commerce ne perdait pas ses droits. Malko se souvint qu’un Libanais lui avait confié dans un moment de sincérité que la principale cause de meurtre au Liban étaient les commissions non-payées … On pouvait estourbir toute une famille pour des raisons politiques, cela se rachetait, mais une commission étouffée déclenchait une vendetta sur plusieurs générations … Il descendit.
— Attendez-moi ici, dit-il à son chauffeur.
Il partit à pied, remontant la rue Hamra, longeant les magasins de luxe. Des élégantes flânaient devant les vitrines, l’œil charbonneux et humide.
Il y avait presque autant de commerces à même le trottoir. Des coffres de voitures grand ouverts servaient d’étals à des marchands de chaussures, de lingerie ou de bonneterie …
Malko prit la précaution d’entrer dans plusieurs bijouteries vendant toutes la même camelote à quatorze carats.
La petite boutique du colonel Jack ne payait pas de mine, serrée entre un magasin de tissus et un restaurant. Le rideau était encore baissé cachant la vitrine. À côté, un changeur surgi d’une échoppe grande comme un placard à balais, le raccola avec des trémolos dans la voix :
— Change, dollars … forty-five to-day …
À côté, un peu plus loin, un cuisinier imperturbable débitait son chawarma, à toute vitesse, roulant ensuite les lamelles de viande de mouton dans des galettes aussitôt arrachées par une foule d’affamés. Le hamburger local – Moins cher et meilleur.
Une jeep passa, bourrée de soldats casqués, engoncés dans des gilets pare-balles, le doigt sur la détente de leurs mitrailleuses lourdes. Visiblement pas à l’aise. En tendant l’oreille, on entendait le grondement de la canonnade dans le sud de la ville.
Un homme était en train de remonter le rideau de la bijouterie.
Quand Malko s’approcha il leva sur lui un regard perçant de rat inquiet. Un homme corpulent, aux cheveux blancs frisés, le nez écrasé, le teint bistre, pouvant très bien passer pour un Arabe. Une grosse gourmette en or entourait son poignet gauche. Malko lui adressa un sourire engageant :
— Vous êtes ouvert ?
— Dans une seconde, fit le bijoutier.
Malko entra. Une jeune employée, probablement libanaise, époussetait les comptoirs. Le bijoutier rentra et elle disparut dans l’arrière-boutique. Il s’essuya les mains et demanda :
— Que cherchez-vous exactement ? Nous avons de très belles chevalières en quatorze carats. Pas chères.
— Je cherche le colonel Jack, dit Malko. Je viens de la part de Robert Carver.
Le bijoutier ne broncha pas. Juste un sourire à peine esquissé.
— Allons prendre un café, proposa-t-il. Mais d’abord laissez-moi sortir ma poubelle. Par chance, en ce moment la voirie fonctionne. À Beyrouth, c’est un miracle …
Il disparut dans l’arrière-boutique, et revint portant à deux mains une grosse poubelle verte en plastique. Il sortit et l’amena au bord du trottoir. À ce moment une Mercedes arriva à la hauteur de la bijouterie et ralentit. Le colonel Jack lui tournait le dos. Figé d’horreur, Malko vit apparaître par la glace baissée, un bras prolongé par un pistolet équipé d’un silencieux. Un coup de klaxon couvrit le bruit de la première détonation. Le colonel Jack lâcha brusquement sa poubelle et se redressa avec une grimace de douleur, comme pris d’un lumbago subit. L’oreille exercée de Malko perçut dans le brouhaha de la circulation plusieurs « ploufs » étouffés.
L’Israélien tituba, les bras écartés, puis tomba en avant, la tête dans la poubelle pleine. Malko bondit hors de la bijouterie, juste à temps pour apercevoir le visage du tueur : un jeune Arabe aux cheveux frisés, à l’arrière de la voiture, une Mercedes verte.