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Au départ, c’était une idée de Gino. Il voulait que l’on trouve un nom pour la bande. On avait cherché longtemps. On avait pensé aux trois mousquetaires mais on était cinq. Les jumeaux n’avaient proposé que des noms ringards, du style « Les cinq doigts de la main » ou « Les meilleurs potes du monde ». Gino a eu l’idée du nom américain. À ce moment-là, c’était la mode des Américains, à l’école, et tout le monde utilisait le mot « cool » à tout bout de champ, marchait en boitant, se faisait des dessins dans les cheveux et jouait au basket-ball avec des habits amples. Mais Gino a surtout eu cette idée à cause des chanteurs américains Boyz II Men qu’on voyait les samedis à la télé dans l’émission « Au-delà du Son ». On s’est dit que c’était bien, parce qu’il y avait un Burundais dans ce groupe, et ça lui rendait hommage. Enfin, on n’était pas sûrs, mais à Bujumbura, la rumeur, la fameuse, disait que le grand maigre de Boyz II Men était un mec de Bwiza ou de Nyakabiga, bien qu’aucun journaliste n’ait confirmé l’information. Gino voulait aussi ce nom, Kinanira Boyz, pour nous affirmer comme les nouveaux rois de la rue, montrer qu’on contrôlait le quartier, que personne d’autre ne pouvait instaurer sa loi.

L’impasse était la zone qu’on connaissait le mieux, c’était là que nous vivions tous les cinq. Les jumeaux habitaient en face de chez moi, à l’entrée de l’impasse, la première maison à gauche. Ils étaient métis, leur père était français et leur mère burundaise. Leurs parents possédaient une boutique de location de cassettes vidéo, essentiellement des comédies américaines et des films d’amour indien. Les après-midi, quand il pleuvait des hallebardes, on se retrouvait chez eux et on passait le temps devant la télé. Il nous arrivait de regarder en cachette des films de sexe pour adultes, mais on n’aimait pas trop, sauf Armand, qui fixait les images avec des yeux exorbités en se frottant contre un oreiller comme un chien sur une jambe.

Armand habitait la grande maison en brique blanche au fond de l’impasse. Ses deux parents étaient burundais, il était donc le seul noir de la bande. Son père était un homme charpenté aux rouflaquettes si longues qu’elles rejoignaient sa moustache, formant un cercle autour des yeux et du nez. Il était diplomate pour le Burundi dans les pays arabes et connaissait personnellement beaucoup de chefs d’État. Armand avait épinglé au-dessus de son lit une photo sur laquelle on le voyait bébé, en barboteuse, sur les genoux du colonel Kadhafi. À cause des nombreux voyages de son père, Armand vivait la plupart du temps avec sa mère et ses grandes sœurs, des bigotes aigries que je n’avais jamais vues sourire. Dans sa famille, ils étaient coincés et stricts, mais lui avait malgré tout décidé de danser et de faire le pitre dans la vie. Il craignait son père, qui ne rentrait de voyages que pour affirmer son autorité sur ses enfants. Pas de câlins, pas de mots doux. Jamais ! Une baffe dans la gueule et il reprenait fissa son avion pour Tripoli ou Carthage. Résultat, Armand avait deux personnalités. Celle à la maison et celle dans la rue. Un côté pile, un côté face.

Et puis, il y avait Gino. L’aîné du groupe. Un an et neuf mois de plus. Il avait redoublé exprès pour être dans la même classe que nous. Enfin, c’est comme ça qu’il justifiait son échec. Il vivait avec son père, derrière le portail rouge au milieu de l’impasse, dans une vieille maison coloniale. Son père était belge, professeur en sciences politiques à l’Université de Bujumbura. Sa mère était rwandaise, comme Maman, mais on ne l’avait jamais vue. Parfois il racontait qu’elle travaillait à Kigali, et d’autres fois qu’elle était en Europe.

On passait notre temps à se disputer, avec les copains, mais y a pas à dire, on s’aimait comme des frères. Les après-midi, après le déjeuner, on filait tous les cinq vers notre quartier général, l’épave abandonnée d’un Combi Volkswagen au milieu du terrain vague. Dans la voiture on discutait, on rigolait, on fumait des Supermatch en cachette, on écoutait les histoires incroyables de Gino, les blagues des jumeaux, et Armand nous révélait les trucs invraisemblables qu’il était capable de faire, comme montrer l’intérieur de ses paupières en les retournant, toucher son nez avec sa langue, tordre son pouce en arrière jusqu’à ce qu’il atteigne son bras, décapsuler des bouteilles avec les dents du devant ou croquer du pili-pili et l’avaler sans ciller. Dans le Combi Volkswagen, on décidait nos projets, nos escapades, nos grandes vadrouilles. On rêvait beaucoup, on s’imaginait, le cœur impatient, les joies et les aventures que nous réservait la vie. En résumé, on était tranquilles et heureux, dans notre planque du terrain vague de l’impasse.

Cet après-midi-là, on vadrouillait dans le quartier pour cueillir des mangues. On avait abandonné la technique qui consiste à lancer des pierres pour les décrocher des arbres le jour où Armand avait envoyé un caillou un peu trop loin et avait endommagé la carrosserie de la Mercedes de son père. Son vieux lui avait infligé une correction mémorable. Depuis le fond de l’impasse jusqu’à la route de Rumonge, ses cris avaient résonné, en écho au sifflement du ceinturon. Après cet épisode, nous avons fabriqué de longues perches, surmontées de crochets en fil de fer, maintenus par des vieilles chambres à air. Les tiges faisaient plus de six mètres et nous permettaient de décrocher même les mangues les plus inaccessibles.

Le long de la route asphaltée, quelques automobilistes nous ont insultés à cause de nos dégaines. Pieds nus, torses nus, avec nos perches qui raclaient le sol et nos tee-shirts qui servaient de baluchons pour les mangues récoltées, on avait une drôle d’allure.

Une dame élégante, probablement une amie des parents d’Armand, est passée devant nous. En reconnaissant Armand, avec son ventre à l’air et ses pieds pleins de poussière, elle a levé les yeux au ciel et fait un signe de croix : « Mon Dieu ! Rhabille-toi vite, mon enfant. Tu ressembles à un petit voyou des rues. » Les adultes, parfois, étaient trop drôles.

De retour dans l’impasse, nous avons été attirés par les grosses mangues qui pendaient dans le jardin des Von Gotzen. Avec les perches, nous avons réussi à en tirer quelques-unes depuis la route, mais les plus appétissantes étaient bien trop loin. Il aurait fallu escalader le muret, mais on avait peur de tomber sur M. Von Gotzen, un vieil Allemand un peu fou, collectionneur d’arbalètes, qui avait fait de la prison une première fois pour avoir uriné dans le repas de son jardinier — car ce dernier avait osé demander une augmentation de salaire — et une seconde fois pour avoir enfermé son boy dans le congélateur car il lui reprochait d’avoir carbonisé ses bananes flambées. Sa femme, plus discrète et plus raciste encore, jouait tous les jours au golf sur le terrain de l’hôtel Méridien et était présidente du cercle hippique de Bujumbura, où elle passait l’essentiel de son temps à s’occuper de son cheval, un magnifique pur-sang à la robe noire luisante. Leur maison était la plus belle de l’impasse, la seule à posséder un étage et une piscine, mais on préférait l’éviter.

En face, derrière chez les jumeaux, se trouvait la maison de Mme Economopoulos, une vieille Grecque qui n’avait pas d’enfants, mais bien une dizaine de teckels. Nous sommes entrés chez elle en passant sous la clôture, grâce à un trou que des chiens du quartier avaient creusé pour leurs visites nocturnes, lorsque les femelles teckels étaient en chaleur. Dans le jardin ombragé, il y avait non seulement un immense manguier, mais aussi des vignes couvertes de raisins, probablement les seules du pays, ainsi que des fleurs à foison.

Armand et moi chipions des grappes pendant que Gino et les jumeaux décrochaient des mangues charnues, quand le domestique de la Grecque est arrivé, furieux, brandissant un balai au-dessus de sa tête. Il a ouvert l’enclos des teckels qui se sont lancés à notre poursuite. On a fui aussi vite qu’on a pu, en se faufilant à nouveau sous la clôture. Dans la précipitation, Armand a déchiré son short qui s’est accroché au fil barbelé. Avec sa raie des fesses à l’air, il nous a fait rire un bon quart d’heure. Après ça, nous nous sommes postés devant le portail de Mme Economopoulos. Nous savions qu’elle rentrait du centre-ville tous les jours à la même heure et qu’elle serait heureuse de nous voir.

Quand elle est arrivée dans sa petite Lada rouge, nous nous sommes précipités à sa portière pour lui vendre nos mangues. Ou plutôt les siennes… Elle nous en a acheté une petite dizaine, le temps que son employé de maison ouvre le portail et que nous détalions avec notre billet de mille francs en poche. Il a jeté son balai en l’air, hors de lui, en nous insultant en kirundi, mais nous étions déjà loin.

Avec le reste de notre récolte, nous sommes retournés dans le Combi Volkswagen pour nous gaver de mangues. Une orgie. Le jus nous coulait sur le menton, les joues, les bras, les vêtements, les pieds. Les noyaux glissants étaient sucés, tondus, rasés. L’envers de la peau du fruit raclé, curé, nettoyé. La chair filandreuse nous restait entre les dents.

Une fois rassasiés, saouls de tout ce jus et de toute cette pulpe, le souffle court et le ventre rond, nous nous sommes enfoncés tous les cinq au fond des vieux sièges poussiéreux du Combi Volkswagen, la tête basculée en arrière. Nos mains étaient poisseuses, nos ongles noirs, nos rires faciles et nos cœurs sucrés. C’était le repos des cueilleurs de mangues.

– Ça vous dit d’aller jouer dans la rivière Muha ? a lancé Armand.

— Nan, je préfère aller pêcher au Cercle nautique ! a dit Gino.

— Pourquoi pas une partie de foot sur le terrain du Lycée international ? ont rétorqué les jumeaux.

— Et pourquoi on irait pas chez le petit Suisse jouer à l’Atari ? j’ai dit.

— Oublie, c’est un con ! Il fait payer cinq cents balles la partie de Pac-Man !

Nous avons fini par descendre la rivière Muha à pied jusqu’au Cercle nautique. Une vraie expédition. À un moment donné, nous sommes tombés sur une cascade qui a bien failli emporter les jumeaux. Avec la saison des pluies, le courant était puissant. Devant le Cercle nautique, nous avons fabriqué nos propres cannes à pêche avec des roseaux de bambous, et nous avons acheté des asticots et de la farine pour appâter les poissons. Le vendeur était un Omanais du quartier asiatique qui traînait toujours sur la plage. Les gens l’appelaient Ninja parce qu’il passait son temps à faire des mouvements de karaté dans le vide et à crier comme s’il se battait contre des milliers d’ennemis invisibles. Les adultes disaient qu’il était fou, avec ses katas. Nous, les enfants, on aimait bien, on trouvait ça plus normal que bien des choses que font les adultes, comme organiser des défilés militaires, vaporiser du déodorant sous les bras, porter des cravates quand il fait chaud, boire des bières toute la nuit assis dans le noir ou écouter ces interminables chansons de rumba zaïroise.


Nous nous sommes installés sur la berge, devant le restaurant du Cercle, à quelques mètres d’un groupe d’hippopotames en pleins ébats amoureux. Le vent soufflait fort, les vagues moutonnaient sur le lac, l’écume au pied des rochers ressemblait à de la mousse de savon. Gino s’est mis à uriner dans l’eau. Il voulait lancer le concours du jet le plus long. Mais personne n’avait envie de jouer. Les jumeaux se remettaient à peine de leur circoncision, Armand était du genre pudique concernant cette partie du corps, et moi, voyant que les autres ne suivaient pas, je me suis dégonflé.

— Bande de poules mouillées, banc de poissons puceaux, bouts de viande de chèvre avariée !

— On t’emmerde, Gino, t’as qu’à pisser jusqu’au Zaïre, Mobutu t’enverra la BSP pour te couper les couilles.

— Moi, c’est celles de Francis que je vais couper si je le vois encore traîner dans notre zone, a dit Gino, tout en continuant de se soulager le plus loin possible.

— C’est reparti ! Ça faisait longtemps que tu n’avais pas parlé de lui. On va finir par croire que tu as le béguin.

— Kinanira, c’est chez nous ! Je vais lui faire sa fête à ce fils de prépuce ! a-t-il crié en ouvrant grand les bras, face au vent.

— Arrête de crâner, tu ne lui feras rien. T’as qu’une grande gueule de gavial !

Francis était un vieux, dans les treize-quatorze ans. C’était le pire ennemi de Gino et de notre bande. Sauf que Francis était plus fort que nous cinq réunis. Il n’était pourtant pas costaud, bien au contraire, il ressemblait à un fil de fer. Sec comme du bois mort. Mais il paraissait invincible. Ses bras et ses jambes étaient comme des lianes raturées de cicatrices et de brûlures. À certains endroits, on aurait dit qu’il avait des plaques de fer sous la peau, qui le rendaient insensible à la douleur. Un jour, il nous avait attrapés, Armand et moi, pour nous racketter les chewing-gums Jojo qu’on venait de se payer au kiosque. Je lui avais balancé un sacré coup de pied dans le tibia pour me dégager et il n’avait pas bronché. Ça m’avait scotché.

Francis vivait avec un vieil oncle, devant le pont Muha, à seulement une rue et demie de l’impasse, dans une maison lugubre recouverte de lichen. La rivière coulait au fond de son jardin, marron et visqueuse comme un python de Seba. On se cachait dans le caniveau quand on passait devant chez lui. Il nous détestait, disait qu’on était des gosses de riches, avec papa-maman et le petit goûter à quatre heures. Ça faisait enrager Gino, qui rêvait d’être reconnu comme le plus grand lascar de Bujumbura. Francis racontait qu’il était un ancien mayibobo, un gosse des rues, et qu’il connaissait personnellement les gangs de Ngagara et de Bwiza, ceux qu’on appelait les « Sans Échec » et les « Sans Défaite » et dont on parlait depuis quelque temps dans le journal car ils rançonnaient les honnêtes citoyens.

Je n’osais pas le dire aux autres mais j’avais peur de Francis. Je n’aimais pas trop quand Gino insistait sur la bagarre et la baston pour protéger l’impasse parce que je voyais bien que les copains étaient de plus en plus motivés par ce qu’il racontait. Moi aussi, je l’étais un peu, mais je préférais quand on fabriquait des bateaux avec des troncs de bananiers pour descendre la Muha, ou quand on observait aux jumelles les oiseaux dans les champs de maïs derrière le Lycée international, ou encore quand on construisait des cabanes dans les ficus du quartier et qu’on vivait des tas de péripéties d’Indiens et de Far West. On connaissait tous les recoins de l’impasse et on voulait y rester pour la vie entière, tous les cinq, ensemble.


J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du moment où l’on s’est mis à penser différemment. À considérer que, dorénavant, il y aurait nous d’un côté et, de l’autre, des ennemis, comme Francis. J’ai beau retourner mes souvenirs dans tous les sens, je ne parviens pas à me rappeler clairement l’instant où nous avons décidé de ne plus nous contenter de partager le peu que nous avions et de cesser d’avoir confiance, de voir l’autre comme un danger, de créer cette frontière invisible avec le monde extérieur en faisant de notre quartier une forteresse et de notre impasse un enclos.

Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur.

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