25

À force de marcher sans chaussures dans l’impasse, j’avais attrapé une puce chique sous la plante des pieds. Prothé a apporté un petit tabouret sur lequel il a posé mon talon pendant que Donatien brûlait le bout d’une aiguille avec un briquet :

— Tu ne vas pas pleurer, Gaby ? a dit Donatien.

— Non, Monsieur Gabriel est un homme, maintenant ! a dit Prothé, en se moquant gentiment de moi.

— Doucement, Donatien ! j’ai crié en le voyant s’approcher avec l’aiguille rougeoyante.

Il a retiré la larve du premier coup. La douleur était vive mais supportable.

— Regarde-moi la taille de cette bestiole ! Je te passe un peu de désinfectant et après tu me promets de ne plus marcher pieds nus. Même pas dans la maison !

Donatien a tamponné mon pied avec un antiseptique et Prothé s’est assuré que je n’avais pas d’autres chiques. Je regardais ces deux hommes s’occuper de moi avec la tendresse d’une mère. La guerre ravageait leur quartier, mais ils venaient presque tous les jours au travail et ne laissaient jamais transparaître leurs peurs ou leurs angoisses.

— C’est vrai que l’armée a tué des gens chez vous, à Kamenge ? j’ai demandé.

Donatien a reposé mon pied sur le tabouret, avec délicatesse. Prothé est venu s’asseoir à côté de lui, il a croisé les bras et a observé des milans noir tournoyer dans le ciel. Donatien s’est mis à parler d’une voix lasse.

— Oui, c’est comme ça que ça se passe. Kamenge est le foyer de toute la violence de cette ville. Chaque nuit, nous dormons sur des tisons ardents et nous voyons les flammes s’élever au-dessus du pays, des flammes si hautes qu’elles dissimulent les étoiles que nous aimions admirer. Et quand vient le matin, on s’étonne d’être encore là, d’entendre le coq chanter, de voir la lumière sur les collines. Je n’étais pas tout à fait un homme quand j’ai quitté le Zaïre de mes parents pour fuir notre misérable village. J’avais trouvé mon coin de bonheur à Bujumbura, cette ville était devenue mienne. J’ai vécu mes plus belles années à Kamenge, sans m’en rendre compte, car sans cesse je pensais au jour d’après, espérant que demain serait mieux qu’hier. Le bonheur ne se voit que dans le rétroviseur. Le jour d’après ? Regarde-le. Il est là. À massacrer les espoirs, à rendre l’horizon vain, à froisser les rêves. J’ai prié pour nous, Gaby, j’ai prié autant de fois que j’ai pu. Plus je priais et plus Dieu nous abandonnait, et plus j’avais foi en sa force. Dieu nous fait traverser les épreuves pour qu’on lui prouve qu’on ne doute pas de lui. Il semble nous dire que le grand amour est fait de confiance. On ne doit pas douter de la beauté des choses, même sous un ciel tortionnaire. Si tu n’es pas étonné par le chant du coq ou par la lumière au-dessus des crêtes, si tu ne crois pas en la bonté de ton âme, alors tu ne te bats plus, et c’est comme si tu étais déjà mort.

— Demain, le soleil se lèvera et on essaiera encore, a dit Prothé, pour conclure.

Nous étions tous les trois silencieux, perdus dans nos pensées sombres, quand Gino est arrivé.

— Gaby, ramène-toi ! Faut que je te montre un truc.

Il était fébrile. Il m’a tiré de mon tabouret et s’est mis à courir devant moi. Je l’ai suivi, clopin-clopant, sans poser de question. J’ai remonté l’impasse aussi vite que je pouvais et suis arrivé chez lui complètement essoufflé. Francis et Armand étaient assis sur la table de la cuisine. Gino est allé vers le réfrigérateur. Dans le salon, on entendait le cliquetis de la machine à écrire de son père.

— Allez-y, maintenant, ouvrez le congélateur, a dit Gino en nous regardant, Armand et moi.

Francis était de mèche, ça se voyait, il regardait Gino d’un air complice qui me faisait craindre le pire. Armand a tiré sur la poignée du congélateur. Je n’ai pas tout de suite compris ce que c’était. J’ai pris l’un des deux objets dans ma main.

— Merde ! Une grenade !

Je l’ai immédiatement reposée, j’ai refermé la porte et me suis reculé au fond de la pièce.

— Devinez à combien on a eu les deux grenades ? a dit Gino, excité, avant de poursuivre sans même attendre notre réponse. Cinq mille ! Francis connaissait le type des « Sans Défaite ». Il lui a expliqué que nous aussi on s’occupait de notre quartier et il nous a fait un prix. Normalement, c’est deux fois plus cher.

— Mais putain, Gino, t’as des foutues grenades dans ton frigo ! a dit Armand. T’es devenu complètement dingue ma parole.

— C’est quoi ton problème ? a demandé Francis en l’attrapant par le col.

— Bande de tarés ! a répété Armand, paniqué. Vous avez acheté des grenades pour les mettre à côté d’un filet de bœuf congelé et tu me demandes si moi, j’ai un problème ?

— Ferme ta gueule, Armand, mon père pourrait nous entendre. Allons à la planque.

Gino a sorti les grenades du congélateur, les a enfouies dans un sac plastique et on a filé au Combi Volkswagen. Une fois dans l’épave, Francis a sorti les deux explosifs pour les cacher dans le rangement, sous la banquette arrière. En soulevant le siège, j’ai vu un télescope.

— Qu’est-ce que ça fait là, ce truc ? j’ai demandé à Francis.

— J’ai un acheteur. Avec l’argent, on pourra économiser pour s’acheter une kalachnikov. On en trouve d’occasion au marché de Jabe.

— Une kalachnikov ? a dit Armand. Et pourquoi pas une bombe atomique iranienne ?

— Je connais ce télescope, c’est celui de Mme Economopoulos. Tu lui as piqué ?

— Fais pas chier, Gaby, a dit Francis. On s’en fout de cette vieille peau. Elle a même pas dû s’en rendre compte, avec tous les bibelots qu’elle entasse dans sa baraque.

— Faut lui rendre tout de suite ! ai-je dit. C’est une amie, je ne veux pas qu’on la vole.

– Épargne-nous tes états d’âme, a dit Gino. Tu lui volais bien des mangues dans son jardin pour les lui revendre. Toi aussi tu l’as bien roulée, la Grecque.

— C’était avant ! Et puis les mangues c’est pas pareil…

J’ai voulu prendre le télescope, mais Gino m’a poussé en arrière. Quand je suis revenu à la charge, Francis m’a saisi par-derrière et m’a fait une clé de bras.

— Lâche-moi ! Je ne veux plus traîner avec vous, de toute façon. Qu’est-ce qui te prend Gino ? Je ne te reconnais plus. Tu te rends compte de ce que tu fais ? De ce que tu deviens ?

Ma voix tremblait, je pleurais de rage. Gino a répondu, agacé :

— Gaby, c’est la guerre. On protège notre impasse. Si on ne le fait pas, ils nous tueront. Quand est-ce que tu vas comprendre ? Dans quel monde vis-tu ?

— Mais on n’est qu’une bande d’enfants. Personne ne nous demande de nous battre, de voler, d’avoir des ennemis.

— Nos ennemis sont déjà là. Ce sont les Hutu et eux n’hésitent pas à tuer des enfants, cette bande de sauvages. Regarde ce qu’ils ont fait à tes cousins, au Rwanda. Nous ne sommes pas en sécurité. Il faut apprendre à nous défendre et à riposter. Que feras-tu quand ils rentreront dans l’impasse ? Tu leur offriras des mangues ?

— Je ne suis ni hutu ni tutsi, ai-je répondu. Ce ne sont pas mes histoires. Vous êtes mes amis parce que je vous aime et pas parce que vous êtes de telle ou telle ethnie. Ça, je n’en ai rien à faire !

Alors qu’on se chamaillait, on entendait au loin, dans les collines, des tirs de blindés AMX-10. Avec le temps, j’avais appris à reconnaître leurs notes sur la portée musicale de la guerre qui nous entourait. Certains soirs, le bruit des armes se confondait avec le chant des oiseaux ou l’appel du muezzin, et il m’arrivait de trouver beau cet étrange univers sonore, oubliant complètement qui j’étais.

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