Les grandes vacances, c’est pire que le chômage. Nous sommes restés dans le quartier pendant deux mois à glandouiller, à chercher des trucs pour occuper nos mornes journées. Même si parfois on rigolait, il faut bien avouer que nous nous sommes ennuyés comme des varans crevés. Avec la saison sèche, la rivière n’était plus qu’un mince filet d’eau, impossible de se rafraîchir. Les mangues, rabougries par la chaleur, étaient invendables, et le Cercle nautique était bien trop loin pour qu’on s’y rende chaque après-midi.
J’étais bien content quand l’école a repris. Papa me déposait maintenant devant l’entrée des grands. J’étais au collège, dans la même classe que les copains, et une nouvelle vie commençait. Nous avions cours certains après-midi de la semaine et je découvrais de nouvelles matières comme les sciences naturelles, l’anglais, la chimie, les arts plastiques. Les élèves qui avaient passé leurs vacances en Europe ou en Amérique en étaient revenus avec des habits et des chaussures à la mode. Au début, je n’y prêtais pas attention. Mais Gino et Armand n’arrêtaient pas d’en parler, les yeux brillants. Cette envie a viré à l’obsession et j’ai fini par être contaminé. Désormais, il n’était plus question de billes et de calots, mais de fringues et de marques. Sauf que, pour en avoir, il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Même en vendant toutes les mangues du quartier, nous n’aurions pas pu nous payer les chaussures avec la petite virgule dessus.
Ceux qui revenaient de là-bas, d’Europe et d’Amérique, nous racontaient que les magasins faisaient plusieurs kilomètres de long et débordaient de baskets, de tee-shirts, de maillots de sport et de jeans. À Buja, il n’y avait rien, à part la vitrine dégarnie de la boutique Bata dans le centre-ville, ou les étals du marché Jabé qui proposaient quelques Reebok Pump trouées et des marques célèbres avec des fautes d’orthographe. Nous étions tristes d’être privés de ces choses dont nous nous étions passés jusque-là. Et ce sentiment nous changeait de l’intérieur. Nous détestions en silence ceux qui les possédaient.
Donatien, qui avait remarqué mon nouvel attrait pour les marques ainsi que ma propension à médire sur certains gosses de riches de l’école, me disait que l’envie était un péché capital. Ses leçons de morale me passaient au-dessus de la tête et pour une fois je préférais discuter avec Innocent, lui avait des combines pour me dégoter à moindre prix les accessoires dont je rêvais. À l’école, les groupes se constituaient désormais sur de nouveaux critères : ceux qui possédaient restaient entre eux.
Armand était une exception. Il n’avait ni habits à la mode ni parfums de marque, mais il faisait rire. Cela lui permettait de franchir les frontières invisibles qui nous séparaient les uns des autres et d’être accepté dans les groupes à la mode. Gino était amer quand il voyait Armand dans la cour, près de la buvette, en train de parler avec ses nouvelles relations.
Un soir, tandis que nous discutions tous les deux sous le frangipanier, allongés sur la natte de la sentinelle et trempant des lamelles de mangue verte dans du gros sel, il me dit :
— Armand est un traître. Il ne nous adresse pratiquement pas la parole à l’école mais dès qu’il est dans l’impasse, on redevient ses meilleurs amis.
— Il en profite, c’est normal. Depuis le début de l’année, il est invité dans toutes les boums. Les jumeaux m’ont même dit qu’il avait embrassé une fille sur la bouche !
— Jure ! Avec la langue ?
— J’sais pas, mais au moins il s’amuse pendant que nous on reste à l’impasse. Moi, si je pouvais le suivre, j’hésiterais pas.
— Toi aussi t’as honte du groupe ?
— C’est pas ça, Gino. Vous êtes mes meilleurs potes à la vie ! Mais à l’école, personne ne nous calcule, les filles s’en foutent bien de nous, alors tu comprends…
— Un jour, ils finiront par nous voir, Gaby, et tous ils nous craindront.
— Mais pourquoi veux-tu qu’on nous craigne ?
— Pour être respecté. Tu comprends ? C’est ce que répète ma mère. Il faut être respecté.
Cela m’a étonné d’entendre Gino évoquer sa mère. Il n’en parlait jamais. Sur sa table de nuit, il y avait des enveloppes aux bordures bleu-blanc-rouge, qu’il lui envoyait chaque semaine. Mais il ne se rendait jamais au Rwanda, qui n’était pourtant qu’à quelques heures de route, et elle ne venait pas non plus à Bujumbura. Il disait que la situation politique ne leur permettait pas de le faire pour l’instant mais qu’un jour, quand la paix reviendrait, il irait vivre dans une grande maison à Kigali avec son père et sa mère. Cela m’attristait de me dire que Gino était prêt à me quitter, à quitter la bande, à quitter l’impasse. Comme Maman, Mamie, Pacifique et Rosalie, Gino rêvait du grand retour au Rwanda, et je faisais semblant de rêver avec eux pour ne pas les décevoir. Pourtant, secrètement, je priais pour que rien ne change, pour que Maman revienne à la maison, pour que la vie redevienne ce qu’elle était, et qu’elle le reste, à jamais.
J’étais en train de réfléchir à tout ça, quand un grondement a résonné. Le père de Gino est sorti de la maison en courant comme une brebis apeurée, il nous a crié de nous éloigner des murs et de venir avec lui au milieu du jardin. On s’est levés, amusés, on aurait dit qu’il avait vu un fantôme, et on l’a suivi, sans saisir ce qui venait d’arriver. C’est en découvrant, quelques minutes plus tard, l’épaisse fissure qui lézardait le mur du garage dans toute sa longueur, que l’on a compris. La terre avait bougé sous nos pieds, imperceptiblement. C’est ce qu’elle faisait tous les jours dans ce pays, dans ce coin du monde. On vivait sur l’axe du grand rift, à l’endroit même où l’Afrique se fracture.
Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d’optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violences et de destruction qui revenaient par périodes successives comme des vents mauvais : 1965, 1972, 1988. Un spectre lugubre s’invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n’est qu’un court intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons.