20

Les premières lueurs du jour ont chassé l’angoisse de la nuit. Les rires d’Ana et des cousines dans le jardin m’ont réveillé. Tante Eusébie et Maman n’avaient pas fermé l’œil, je les avais entendues chuchoter jusqu’à l’aube. Tout de suite après le petit déjeuner, nous avons pris la route. Christian et moi étions dans le coffre, assis sur les valises contenant nos vêtements pour le mariage. Tante Eusébie préférait que l’on s’habille à notre arrivée pour rester le plus discret possible en cas de contrôle de police. Les filles étaient serrées les unes contre les autres sur la banquette arrière du break. Maman, assise à l’avant, s’est maquillée devant le miroir du pare-soleil. La voiture a d’abord traversé des quartiers populaires pleins d’agitation et de klaxons, puis, après la gare routière, le paysage s’est peu à peu désencombré. La ville a laissé place à des marais de papyrus à perte de vue. Tante Eusébie roulait vite pour arriver le plus tôt possible à Gitarama, à cinquante kilomètres de Kigali. Nous sommes restés coincés un long moment derrière un camion dont le pot d’échappement crachait une épaisse fumée noire. Les filles ont remonté les vitres en vitesse en se bouchant le nez à cause de l’odeur d’œuf pourri.

Maman a allumé la radio et le rythme entraînant de la chanson de Papa Wemba a aussitôt envahi l’habitacle. Les cousins se sont mis à gigoter et Christian m’a regardé d’un air malicieux en soulevant ses sourcils et en remuant les épaules comme un danseur éthiopien. Tante Eusébie s’est empressée de monter le son de la radio. Depuis le coffre, je voyais les têtes se balancer de gauche à droite au rythme de la musique. Au refrain, les filles chantaient : « Maria Valencia héé héé hé ! » Cela amusait Maman qui se retournait pour me jeter des clins d’œil complices. Un animateur de la radio faisait le clown, chantait par-dessus la musique. Je ne comprenais que certains mots dans ses phrases en kinyarwanda : « Radio 106 FM ! Radio Sympa ! Papa Wemba ! » Sur un ton enjoué, il reprenait le refrain, parlait, plaisantait, un vrai zouave à l’antenne. Je m’étais pris au jeu, moi qui pourtant détestais danser, je me trémoussais, frappais des mains n’importe comment et chantais « Héé héé hé » avec enthousiasme, quand soudain, j’ai remarqué que plus personne ne bougeait. Les visages des cousins avaient changé d’expression. Christian était figé. Tante Eusébie a brusquement éteint la radio. Plus personne ne parlait dans la voiture. Sans voir le visage de Maman, je sentais son malaise. J’ai regardé Christian :

— Qu’est ce qu’il y a ?

— Rien. Des bêtises. C’est l’animateur de la radio… Ce qu’il disait…

— Qu’est-ce qu’il disait ?

— Il a dit que tous les cafards doivent périr.

— Les cafards ?

— Oui, les cafards. Les Inyenzy.

— …

— Ils utilisent ce mot pour parler de nous, les Tutsi.

La voiture a ralenti. Devant nous, des véhicules étaient arrêtés sur un pont.

— Un barrage militaire, a dit tante Eusébie, affolée.

Arrivés au niveau des soldats, l’un d’eux a fait signe à tante Eusébie de couper le moteur et lui a demandé sa carte d’identité. Un autre, kalachnikov en bandoulière, faisait son inspection en tournant d’un air menaçant autour du véhicule. Lorsqu’il est passé devant le coffre, il a collé son visage contre la vitre. Christian a tourné la tête pour éviter de croiser son regard, moi aussi. Le soldat s’est ensuite approché de Maman. Après l’avoir dévisagée, il lui a sèchement demandé ses papiers. Maman a tendu son passeport français. Le soldat a jeté un rapide coup d’œil dessus, puis, en ricanant, il lui a dit, en français :

— Bonjour, Madame la Française.

Il feuilletait le passeport avec une expression amusée. Maman n’osait pas parler. Il a continué :

— Mmm… Je ne pense pas que tu sois une vraie Française. Je n’ai jamais vu une Française avec un nez comme le tien. Et cette nuque…

Il a alors passé sa main dans le cou de Maman. Elle n’a pas bougé. Elle était raide de peur. Tante Eusébie parlementait de son côté avec l’autre soldat. Elle faisait tout pour dissimuler son angoisse.

— Nous allons à Gitarama rendre visite à un de nos proches qui est malade.

Je regardais la barrière derrière eux, leurs armes qui se balançaient sur leurs épaules, j’entendais le bruit de la sangle qui grince et de la rivière ocre rouge, coincée entre les berges de papyrus, qui coulait sous le pont avec ses tourbillons éphémères à la surface de l’eau. C’était étrange de comprendre les allusions du militaire, la peur dans les gestes de tante Eusébie, la peur de Maman. Un mois plus tôt, je n’aurais rien saisi. Des soldats hutus d’un côté, une famille tutsie de l’autre. J’étais aux premières loges de ce spectacle de la haine.

— Allez, dégagez, bande de cafards ! a dit le soldat subitement, en jetant la carte d’identité au visage de tante Eusébie.

Le second soldat a rendu son passeport à Maman et a brutalement poussé son nez du bout de son index.

— Au revoir, femelle serpent ! Et comme tu es française, salue bien bas notre ami tonton Mitterrand ! a-t-il dit, en ricanant à nouveau.

Quand tante Eusébie a démarré, un des soldats a donné des coups de pied dans la carrosserie. Avec sa crosse, le second a éclaté une des vitres arrière, projetant des débris de verre sur Christian et sur moi. Ana a poussé un cri aigu. Tante Eusébie est partie en trombe.


En arrivant chez Jeanne, nous étions encore sous le choc, mais tante Eusébie nous a demandé de ne rien dire pour ne pas gâcher la fête.

La famille de Jeanne vivait dans une modeste maison de brique rouge entourée d’une clôture d’euphorbes, sur les hauteurs de Gitarama. Ses parents, ses frères et ses sœurs nous attendaient et nous avons eu droit à un long rituel de salutations codifiées en guise de bienvenue, avec cette façon toute particulière de se palper le dos, les bras, en accompagnant ses gestes de formules appropriées. Ana et moi étions perdus avec nos corps patauds, incapables de répondre aux questions que nos hôtes nous posaient en kinyarwanda.

Jeanne est alors apparue dans sa robe de mariée, grande, presque autant que Pacifique, d’une beauté saisissante. Elle tenait dans la main un bouquet d’hibiscus roses qu’elle a offert à Ana. Maman s’est approchée d’elle avec douceur, elle a pris son visage entre ses mains, a soufflé quelques bénédictions à son oreille et lui a souhaité la bienvenue dans notre famille.

Après avoir enfilé nos tenues de cérémonie, nous nous sommes rendus à pied à la mairie. Nous avons pris un raccourci — un étroit sentier en terre qui longeait de petites maisons de boue et de torchis collées les unes aux autres. J’ouvrais la marche avec Christian, Jeanne et Maman se tenaient par le bras, en veillant à ne pas glisser. La piste a débouché sur la grande route asphaltée qui menait à Butare. À notre passage, les badauds se retournaient, les vélos s’arrêtaient, les gens, curieux, sortaient de chez eux pour nous observer. Les regards étaient insistants, ils nous perçaient littéralement, nous disséquaient sur place. Notre cortège était l’attraction de la ville.

Vêtu d’un costume gris mal ajusté, Pacifique nous attendait dans la salle des cérémonies. Il avait retrouvé son expression naïve et légère. L’officier d’état civil, lui, semblait pressé et légèrement saoul. D’une voix monocorde, il a récité pendant de longues minutes des articles de lois énonçant les droits et les devoirs des époux. Nous étions peu nombreux dans la salle de la commune, uniquement la famille proche. Personne ne souriait, certains bâillaient ou regardaient dehors les longs eucalyptus se balancer sous le soleil. Pacifique et Jeanne, eux, ne cachaient pas leur émotion, et semblaient amusés d’être déjà mari et femme. Ils ne se quittaient pas des yeux, souriaient au bonheur à venir, se frôlaient dès qu’ils le pouvaient. Ils avaient dit oui sous le portrait du président. Celui-là même que Pacifique combattait avant les accords de paix.

Après la cérémonie, nous sommes remontés chez Jeanne. Le ciel était gris, il faisait presque nuit en plein jour et un vent violent soulevait des nuages rouges de poussière au-dessus de la ville, détachant les tôles des toits de certaines cases. Tante Eusébie a dit à Pacifique que nous devions rentrer à Kigali avant la fin de l’après-midi, c’était plus sûr, et il n’a pas insisté pour nous retenir. Il connaissait les risques et était heureux que nous ayons pu faire le déplacement malgré tout.

Une pluie rapide qui a lavé le ciel et lui a rendu le soleil perdu nous a retardés, et puis enfin il a été temps de partir. Jeanne nous a remerciés en nous offrant à chacun un cadeau. J’ai reçu une statue de gorille des montagnes en terre cuite. Maman ne lâchait plus le bras de Jeanne, elle lui répétait à quel point elle avait hâte qu’elle nous rejoigne à Bujumbura pour faire plus ample connaissance. Discrètement, elle a glissé une petite enveloppe avec des billets dans la poche du vieux père de Jeanne. Il l’a remerciée en soulevant son drôle de chapeau de cow-boy. Tante Eusébie s’est éloignée avec Jeanne au fond du petit jardin, elle a fait quelques prières pour l’enfant, en posant la paume de ses mains sur le bas-ventre de la jeune mariée. Tout le monde se disait au revoir, étonné de se quitter déjà, surpris d’avoir célébré un mariage si vite, presque en cachette. Christian et moi avons repris notre place dans le coffre. En refermant la portière de Maman, Pacifique s’est penché dans la voiture.

— On refera une fête digne de ce nom, et cette fois-ci j’apporterai ma guitare !

On a tous approuvé en chœur.

— Mais qu’est-il arrivé à ta vitre, Tantine ?

— Oh rien, un petit accident sans gravité, a éludé tante Eusébie.

Elle a démarré, a manœuvré pour sortir de la petite cour. Avant de franchir le portail, je me suis retourné pour dire au revoir. Jeanne et Pacifique étaient au premier plan, main dans la main dans leurs tenues de mariage. Le père de Jeanne, à côté, agitait son chapeau au-dessus de sa tête. Derrière eux, la famille de Jeanne se tenait immobile. La scène avait l’allure d’un tableau, avec cette lumière rosée de fin d’après-midi qui les éclairait latéralement. La voiture cahotait de gauche à droite, descendait lentement le petit chemin de terre. Ils ont fini par disparaître, engloutis par la pente.

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