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La voix éraillée de Papa m’a réveillé. « Gaby ! Gaby ! » Je me suis levé en vitesse de peur d’être en retard à l’école. Souvent, j’avais des pannes de réveil et Papa devait m’appeler. Ana, elle, était toujours en avance, apprêtée, bien peignée, des barrettes dans les cheveux, du lait de coco sur tout le corps, les dents brossées, les chaussures cirées. Elle pensait même à mettre sa gourde dans le frigo la veille au soir pour que l’eau soit bien fraîche toute la matinée. Elle faisait ses devoirs à l’avance et apprenait ses leçons par cœur. Une sacrée gamine, Ana. J’ai toujours eu l’impression qu’elle était mon aînée, malgré ses trois ans de moins. En sortant dans le couloir, j’ai vu que la porte de la chambre de Papa était fermée. Il dormait encore. Une fois de plus, j’étais tombé dans le panneau : le perroquet l’avait imité.

Je suis allé m’asseoir sur la barza, la terrasse en face de sa cage. Il mangeait ses arachides, en les tenant solidement dans ses serres. Avec son bec crochu, il broyait la coque pour en tirer les graines. Il m’a regardé un instant, sa pupille noire dans son œil jaune, puis a sifflé le début de la Marseillaise que Papa lui avait appris, avant de sortir sa tête d’entre les barreaux de la cage pour que je lui caresse le haut du crâne. Mes doigts s’enfonçaient dans ses plumes grises, je pouvais sentir la chair rose et chaude de sa nuque.

Dans la cour, un groupe d’oies avançait en file indienne, elles sont passées devant le veilleur de nuit, assis sur une natte, une épaisse couverture grise remontée jusqu’au menton, avec sa petite radio qui diffusait le journal du matin en kirundi. Au même instant, Prothé a franchi le portail, remonté l’allée, gravi les trois marches de la terrasse et m’a salué. Il avait beaucoup maigri et ses traits tirés lui donnaient l’air d’un vieillard, lui qui en temps normal paraissait déjà plus vieux que son âge. Il n’était pas venu au travail ces dernières semaines à cause d’une malaria cérébrale qui avait bien failli l’emporter. Papa avait payé tous les frais médicaux et les séances chez le guérisseur traditionnel. Je l’ai suivi dans la cuisine, où il a retiré ses vêtements de ville pour enfiler ses habits de service : une chemise élimée, un pantalon trop court et des sandales en plastique fluo.

— Vous préférez une omelette ou un œuf au plat, Monsieur Gabriel ? m’a-t-il demandé en inspectant le réfrigérateur.

— Deux œufs au plat, s’il te plaît Prothé.

Ana et moi étions déjà installés sur la terrasse, attendant le petit déjeuner, quand Papa est arrivé. Il avait quelques coupures superficielles au visage et un reste de crème à raser derrière l’oreille gauche. Sur un grand plateau, Prothé a apporté une Thermos de thé, un pot de miel, une soucoupe de lait en poudre, de la margarine, de la confiture de groseilles et mes œufs au plat légèrement croustillants, comme je les aimais.

— Bonjour Prothé ! a dit Papa en découvrant son teint terreux.

Le cuisinier a fait un signe timide de la tête en réponse.

– Ça a l’air d’aller mieux !

— Oui ça va mieux, merci beaucoup, Monsieur. Merci pour votre aide. Ma famille vous est très reconnaissante. Nous prions pour vous, Monsieur.

— Ne me remercie pas. Ce que j’ai payé pour tes soins sera retiré de tes prochains salaires, tu le sais bien, a dit Papa d’une voix neutre.

Le visage de Prothé s’est fermé. Il a repris son plateau et a disparu en cuisine. Donatien est arrivé d’un pas chaloupé. Il portait un abacost, sorte de veston à manches courtes, en tissu sombre et léger, sans chemise ni cravate, que Mobutu avait imposé aux Zaïrois pour s’affranchir de la mode coloniale. Donatien était le contremaître de Papa depuis vingt ans, son plus fidèle employé. Sur les chantiers, les travailleurs l’appelaient mzee, le vieux, bien qu’il ait à peine quarante ans. Donatien était zaïrois, arrivé au Burundi après son baccalauréat pour travailler dans l’usine d’huile de palme de Rumonge que supervisait Papa à l’époque. Il n’était plus jamais reparti. Il vivait dans le nord de la ville, dans le quartier de Kamenge, avec sa femme et ses trois fils. Des capuchons de stylos dépassaient de la poche de sa chemise et, dès qu’il le pouvait, Donatien lisait des passages de la Bible qu’il gardait dans une besace en peau de crocodile. Chaque matin, Papa lui remettait les instructions pour la journée et lui confiait une somme d’argent pour payer les travailleurs journaliers.

Quelques instants plus tard, Innocent a fait son entrée sur la terrasse, pour récupérer auprès de Papa les clés de la camionnette de service. Innocent était un jeune Burundais d’à peine vingt ans. Grand et mince, une cicatrice verticale lui barrait le front et lui donnait un air sévère qu’il cultivait volontiers. Il promenait en permanence, d’un coin à l’autre de sa bouche, un cure-dent mille fois mâchouillé. Il portait un pantalon large, une casquette de base-ball, de grosses baskets blanches et un bracelet éponge rouge-vert-jaune autour du poignet, les couleurs panafricaines. Il était souvent d’humeur exécrable et hautain avec les autres employés, mais Papa tenait beaucoup à lui. Innocent était bien plus que le chauffeur de l’entreprise, c’était son homme à tout faire. Il connaissait parfaitement Bujumbura et avait ses entrées partout. Auprès des garagistes de Bwiza, des ferrailleurs de Buyenzi, des commerçants du quartier asiatique, des militaires du camp Muha, des prostituées de Kwijabe, des vendeurs de boulettes de viande du marché central… Il savait toujours à qui graisser la patte pour faire avancer les demandes administratives bloquées pendant des mois sur les bureaux de petits fonctionnaires. Les flics ne l’arrêtaient jamais et les enfants des rues surveillaient gratuitement son véhicule.

Après avoir transmis ses ordres, Papa a vidé la Thermos de thé dans le pot d’un laurier-rose aux feuilles tristes, a sifflé deux secondes la Marseillaise au perroquet et nous avons tous sauté dans la voiture.

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