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Nous avons découvert une réalité encore plus violente au Rwanda, quand nous nous y sommes rendus à la fin des vacances de février, avec Maman et Ana, pour assister au mariage de Pacifique. Il nous avait annoncé la nouvelle une semaine plus tôt. L’insécurité grandissante à Kigali avait accéléré les choses. Ana, Maman et moi, nous devions représenter la famille. Mamie et Rosalie restaient à Bujumbura, leurs statuts de réfugiées les empêchaient de voyager.

Dans le hall de l’aéroport Grégoire-Kayibanda nous attendait Eusébie, la tante de Maman à peine plus âgée qu’elle, qui avait toujours refusé l’exil. Maman la considérait comme la grande sœur qu’elle n’avait jamais eue. Elle avait la peau aussi claire que moi. Son visage allongé ressemblait à ceux des femmes de la famille, son front était large et bombé, ses oreilles minuscules, sa nuque gracile, ses dents du bonheur étaient légèrement avancées, et des taches de rousseur mouchetaient son nez et ses paupières. Elle portait une jupe noire plissée qui lui tombait sur les pieds et les larges épaulettes de sa veste lui donnaient des airs d’épouvantail. Ana avait passé une semaine chez elle, mais moi je la rencontrais pour la première fois. Très émue, elle m’a serré fort contre sa peau douce qui sentait le beurre de karité.

Veuve, Eusébie était installée dans une maison du centre-ville de Kigali où elle élevait seule ses quatre enfants, trois filles et un garçon de cinq à seize ans : Christelle, Christiane, Christian, Christine.

Les filles de tante Eusébie se sont précipitées sur Ana et ne l’ont plus lâchée d’une semelle. Elles en avaient fait leur invitée d’honneur, la poupée qu’elles souhaitaient dorloter pendant quelques jours. Elles se disputaient sa compagnie et se battaient pour coiffer ses cheveux lisses, si exotiques pour elles. Sur les murs de leur chambre, elles avaient accroché des photos prises avec Ana un an plus tôt, durant les vacances de Noël.

Christian avait le même âge que moi et ses yeux rieurs me dévisageaient joyeusement. Presque aussi bavard que les jumeaux, il était d’une curiosité sans égal. Il posait mille et une questions sur le Burundi, mes copains, mes sports préférés. Il était fier d’être le capitaine de l’équipe de foot de son école et il avait insisté pour me montrer les coupes et les médailles qu’il avait remportées en championnat interscolaire, bien en évidence sur la grande commode du salon. Il trépignait d’impatience à l’idée de la prochaine Coupe d’Afrique des nations, organisée en Tunisie. Son équipe favorite, le Cameroun, n’avait pas été qualifiée, alors il avait décidé de soutenir le Nigeria.

Pendant le dîner, tante Eusébie nous a raconté des tas d’anecdotes cocasses qui emportaient Maman dans d’interminables fous rires. Elle relatait avec beaucoup d’humour les vacances que Maman et elle, adolescentes, passaient chez les scouts dans les campagnes du Burundi. Elle transformait les malheurs et les épreuves de notre famille en une série d’histoires drôles et d’aventures rocambolesques, avec la complicité affectueuse de ses enfants. Ils l’applaudissaient, l’encourageaient, parfois terminaient ses récits à sa place ou l’aidaient à trouver ses mots en français. Après le dîner, tante Eusébie nous a dit de nous préparer pour le coucher et les enfants se sont exécutés immédiatement dans un joyeux chahut. Dans la salle de bains, les filles utilisaient leur brosse à dents comme micro, chantaient et dansaient devant la grande glace. Christian avait enfilé son maillot de Roger Milla en guise de pyjama. Avant de dormir, il aimait jongler avec sa balle contre le mur de sa chambre recouvert de posters de footballeurs. Après ça, disait-il, il était sûr de rêver de lui, victorieux, en finale de Coupe du monde.

Christian s’est endormi deux minutes à peine après que tante Eusébie a éteint la lumière. J’étais sur le point de sombrer à mon tour quand j’ai entendu la voix de Pacifique. Je me suis précipité dans le salon. Je m’attendais à le voir en treillis militaire, mais il était vêtu en simple polo, jean et tennis blanches. Il m’a soulevé du sol, porté à bout de bras au-dessus de sa tête. « Regarde-toi, mon Gaby ! Tu es un homme ! Tu vas bientôt dépasser ton oncle ! » Il avait toujours son visage d’ange et son allure de poète désinvolte, mais son regard avait changé, il était devenu grave. Tante Eusébie, un grand trousseau de clés à la main, était occupée à fermer les portes de la maison à double tour. Elle est revenue de la cuisine, a éteint l’ampoule du salon. La flamme d’un briquet a surgi une seconde plus tard pour allumer une bougie posée sur la table basse et Pacifique s’est installé dans un fauteuil, face à Maman. Elle m’a dit d’aller me coucher, qu’ils devaient maintenant parler entre adultes. J’ai obéi en traînant les pieds, mais au lieu de regagner mon lit, je suis resté dans le couloir, juste derrière la porte, d’où je pouvais les observer sans qu’ils me voient. Quand tante Eusébie est enfin venue s’asseoir, Pacifique s’est tourné vers Maman.

— Grande sœur, merci d’être venue si vite. Je m’excuse pour cette organisation un peu bousculée. Je ne pouvais pas attendre, pour le mariage. Tu sais, la famille de Jeanne est très croyante, très attachée aux traditions, à faire les choses dans le bon ordre. Alors on devait se marier avant de leur annoncer, pour le bébé. Tu comprends ? a-t-il dit en ponctuant sa question d’un clin d’œil.

Maman a marqué un temps d’arrêt, comme pour être sûre d’avoir bien entendu, puis elle a poussé un cri de joie avant de serrer Pacifique dans ses bras. Tante Eusébie, déjà au courant, affichait un sourire radieux. Très vite, Pacifique s’est dégagé de l’étreinte de Maman. Préoccupé, il a dit : « Assieds-toi, s’il te plaît, je dois encore te parler. »

Son visage s’est rembruni. Il a fait un signe du menton à tante Eusébie, qui s’est immédiatement dirigée vers la fenêtre, a jeté un rapide coup d’œil dehors, avant de fermer les jalousies et de tirer les rideaux. Elle est revenue s’asseoir à côté de Pacifique, sous un cadre rococo en plastique dans lequel trônait une belle photo studio noir et blanc d’elle avec son mari et ses enfants. Curieusement, sur ce cliché, elle était la seule à sourire. Le reste de la famille restait raide et figé devant l’objectif.

Pacifique a approché son fauteuil, de sorte que ses genoux touchaient ceux de Maman. Il s’est mis à parler d’une voix presque inaudible.

— Yvonne, tu dois m’écouter attentivement. Ce que je vais te dire est à prendre très au sérieux. La situation est plus grave qu’il n’y paraît. Nos services de renseignements ont intercepté des messages inquiétants et détecté des signaux qui nous laissent croire que quelque chose de terrible est en train de se préparer, ici. Les extrémistes hutus ne veulent pas partager le pouvoir avec nous, le FPR. Ils sont prêts à tout pour faire capoter les accords de paix. Ils ont prévu de liquider tous les leaders de l’opposition et toutes les personnalités modérées hutues de la société civile. Ensuite, ils s’occuperont des Tutsi…

Il a fait une pause, a regardé autour de lui, l’oreille tendue, guettant le moindre bruit anormal. Dehors, les crapauds coassaient à un rythme régulier. Malgré les rideaux fermés, une pâle lumière orangée provenant d’un réverbère de la rue avait réussi à se frayer un chemin dans le salon. Il a repris, toujours en chuchotant : « Nous craignons de grandes tueries partout dans le pays. Des tueries qui feront passer les précédentes pour de simples répétitions. »

La lumière de la bougie projetait son ombre sur le mur. L’obscurité estompait les traits de son visage. Ses yeux semblaient en suspension dans les ténèbres.

— Des machettes ont été distribuées dans toutes les provinces, il existe d’importantes caches d’armes dans Kigali, des milices s’entraînent, avec l’appui de l’armée régulière, on distribue des listes de personnes à assassiner dans chaque quartier, les Nations unies ont même reçu des informations confirmant que le pouvoir est en mesure de tuer mille Tutsi toutes les vingt minutes…

Une voiture est passée dans la rue. Pacifique s’est tu. Il a attendu qu’elle s’éloigne et a repris dans un murmure.

— La liste est encore longue de ce qui nous attend. Nos familles sont en sursis. La mort nous encercle, elle va bientôt s’abattre sur nous, alors nous serons pris au piège.

Troublée, égarée, maman a cherché des yeux confirmation auprès de tante Eusébie, dont le regard fixait tristement un point sur le sol.

— Et les accords d’Arusha ? Et le gouvernement de transition ? a dit Maman d’un ton paniqué. Je pensais que la guerre était terminée, que les choses s’arrangeaient. Ce massacre que tu annonces, comment pourrait-il avoir lieu à Kigali alors qu’il y a tant de Casques bleus ? Ce n’est pas possible…

— Il suffira d’en tuer quelques-uns et tous les blancs de ce pays seront évacués. Cela fait partie de leur stratégie. Les grandes puissances ne vont pas risquer la vie de leurs soldats pour celles de pauvres Africains. Les extrémistes le savent.

— Qu’attendons-nous pour informer la presse internationale ? les ambassades ? les Nations unies ?

— Ils sont parfaitement au courant. Ils ont les mêmes renseignements que nous. Ils n’y attachent aucune importance. N’attendons rien d’eux. Ne comptons que sur nous. Si je suis venu te voir, c’est parce que nous avons besoin de ton aide, grande sœur. En tant que seul homme de notre famille, je dois prendre une décision rapidement. Je te demande d’accueillir à Bujumbura les enfants de tante Eusébie ainsi que ma future femme et le bébé qu’elle porte. Ils resteront au Burundi le temps nécessaire. Là-bas, ils seront en sécurité.

— Mais tu sais très bien qu’au Burundi aussi c’est la guerre, a dit Maman.

— Ici, ce sera bien pire qu’une guerre.

— Quand voulez-vous les envoyer ? a répondu Maman, sans perdre de temps.

— Tout le monde vous rejoindra pour les vacances de Pâques afin de ne pas éveiller de soupçons.

— Et toi, Eusébie ? Que vas-tu faire ?

— Je vais rester, Yvonne, il faut que je continue de travailler pour les enfants. Sans eux, je me sentirai moins vulnérable. On ne peut pas tous fuir, de toute façon. Ça ira pour moi, ne t’inquiète pas, j’ai des contacts aux Nations unies, en cas de problème, j’arriverai à me faire évacuer.

On a entendu le bruit d’un moteur devant la maison. Eusébie s’est précipitée à la fenêtre, a entrouvert très légèrement les rideaux. Quelqu’un lançait des appels de phares. Elle s’est retournée, a fait un signe de tête à Pacifique. Quand il s’est levé, j’ai aperçu un revolver coincé dans la ceinture de son jean.

— Je dois y aller, on m’attend. On se voit demain pour le mariage. Faites attention sur la route. Je ne pourrai pas faire le trajet avec vous jusqu’à Gitarama, je suis surveillé de près par les services secrets et je ne veux pas que l’on fasse le rapprochement entre vous et moi. Les familles des soldats du FPR se trouvent en haut des listes des personnes à assassiner. Je vous retrouverai à l’heure de la cérémonie.

Puis il s’est glissé dehors. Je suis sorti de ma cachette et j’ai rejoint tante Eusébie devant la fenêtre. Une moto s’éloignait. On apercevait les lumières rouges de son phare arrière quand elle freinait devant les nids-de-poule. Peu à peu le bruit du moteur a diminué, s’est effacé. Eusébie a refermé les rideaux. Plus rien ne bougeait. Tout était silencieux partout dans le monde.

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