22

Ce matin du 7 avril 1994, la sonnerie du téléphone a retenti dans le vide. Papa n’était pas rentré de la nuit. J’ai fini par décrocher :

— Allô ?

— Allô ?

— C’est toi, Maman ?

— Gaby, passe-moi ton père.

— Il n’est pas là.

— Comment ?

Elle a fait une pause. J’entendais sa respiration.

— J’arrive.

Comme au lendemain du coup d’État, il n’y avait personne dans la parcelle. Ni Prothé, ni Donatien, ni même la sentinelle. Tout le monde avait disparu. Maman est arrivée rapidement sur sa moto. Elle avait encore son casque sur la tête quand elle a monté les marches de la barza quatre à quatre pour nous prendre dans ses bras, Ana et moi. Maman avait des gestes fébriles. Elle a préparé du thé dans la cuisine, puis est venue s’asseoir dans le salon. Elle tenait sa tasse avec ses deux mains, soufflant sur la vapeur parfumée qui s’en échappait.

— Votre père vous laisse souvent seuls ?

Au moment où je répondais non, Ana disait oui.

— La nuit du coup d’État, Papa n’était pas là, a lâché Ana, comme pour régler des comptes.

— Salopard ! a lancé Maman.

Quand Papa est arrivé et qu’il est entré dans le salon, il n’a dit bonjour à personne. Il semblait simplement étonné de trouver Maman assise sur le canapé.

— Qu’est-ce que tu fais là, Yvonne ?

— Tu n’as pas honte de laisser tes enfants seuls toute la nuit ?

— Ah, je vois… Tu veux qu’on en parle ? Vraiment ? Tu as quitté le domicile conjugal, alors tu es certainement la moins bien placée pour les reproches.

Maman a fermé les yeux. Elle a baissé la tête. Elle s’est mise à renifler avant d’essuyer son nez avec la manche de son chemisier. Papa la regardait durement, prêt à en découdre. Quand elle s’est tournée vers nous, ses yeux étaient rougis par les larmes. Elle a dit :

— Le président du Burundi et celui du Rwanda ont été tués cette nuit. L’avion dans lequel ils étaient a été abattu au-dessus de Kigali.

Papa s’est laissé tomber dans un fauteuil. Sonné.

— Jeanne et Pacifique ne répondent pas. Tante Eusébie non plus. J’ai besoin de ton aide, Michel.

À Bujumbura, la situation était calme malgré l’annonce de l’attentat et de la mort du nouveau président. Papa a contacté les gendarmes de l’ambassade de France pendant que Maman tentait désespérément de joindre sa famille au Rwanda. En fin d’après-midi, tante Eusébie a enfin répondu. Papa suivait la conversation avec l’écouteur du téléphone.

— Yvonne, s’est exclamée Eusébie. Yvonne, c’est toi ? Non, ça ne va pas du tout. Nous avons entendu l’explosion de l’avion, hier soir. Quelques minutes après, à la radio, ils ont annoncé la mort du président, en accusant les Tutsi d’être responsables de l’attentat. La population hutue a été appelée à prendre les armes, en représailles. J’ai compris que c’était leur signal pour nous éliminer. Ils n’ont pas tardé à installer des barrages un peu partout. Depuis, les miliciens et la garde présidentielle sillonnent la ville, ratissent les quartiers, rentrent dans les maisons des Tutsi et des opposants hutus, massacrent des familles entières, n’épargnent personne. Nos voisins et leurs enfants se sont fait tuer ce matin, à l’aube, juste là, derrière la clôture. C’était affreux, mon Dieu… Nous avons assisté à leur agonie, sans rien pouvoir faire. Nous sommes terrorisés. Couchés par terre, à l’intérieur de la maison. On entend des tirs de mitraillette tout autour de nous. Qu’est-ce que je peux bien faire, seule avec mes quatre enfants ? Yvonne, que va-t-il nous arriver ? Et mon contact aux Nations unies qui ne répond pas. J’ai peu d’espoir…

Sa voix était haletante. Maman essayait de la rassurer comme elle pouvait :

— Ne dis pas ça, Eusébie ! Je suis avec Michel, on va joindre l’ambassade de France à Kigali. Ne t’inquiète pas. Je suis sûre que Pacifique est déjà en route pour vous récupérer. Si tu peux, essaye de te réfugier à la Sainte Famille. Les tueurs n’attaquent pas les églises, rappelle-toi les pogroms de 1963 et 1964, on a survécu de cette façon, ce sont des sanctuaires qu’ils n’osent pas profaner…

— Impossible. Le quartier est encerclé. Je ne peux pas prendre le risque de sortir avec les enfants. J’ai pris ma décision. Je vais prier avec eux, puis je vais les cacher dans le faux plafond, ensuite j’irai chercher de l’aide. Mais je préfère te dire adieu maintenant. C’est mieux comme ça. Nous avons peu de chances de nous en sortir, cette fois-ci. Ils nous haïssent trop. Ils veulent en finir une bonne fois pour toutes. Cela fait trente ans qu’ils parlent de nous supprimer. C’est l’heure pour eux de mettre leur projet à exécution. Il n’y a plus de pitié dans leurs cœurs. Nous sommes déjà sous terre. Nous serons les derniers Tutsi. Après nous, je vous en supplie, inventez un nouveau pays. Je dois te laisser. Adieu ma sœur, adieu… Vivez pour nous… j’emporte avec moi ton amour…

Quand Maman a reposé le combiné, elle était pétrifiée, ses dents claquaient, ses mains tremblaient. Papa l’a prise dans ses bras pour la calmer. Elle s’est très vite ressaisie, elle a demandé à Papa de composer un autre numéro, puis un autre et encore un autre…

Durant des jours et des nuits, ils se sont relayés au téléphone, essayant de joindre les Nations unies, l’ambassade de France, de Belgique.

— Nous n’évacuons que les Occidentaux, répondaient froidement leurs interlocuteurs.

— Et aussi leurs chiens et leurs chats ! hurlait Maman en réponse, hors d’elle.

Au fil des heures, des jours, des semaines, les nouvelles qui nous parvenaient du Rwanda confirmaient ce que Pacifique avait prédit quelques semaines plus tôt. Partout dans le pays, les Tutsi étaient systématiquement et méthodiquement massacrés, liquidés, éliminés.


Maman ne mangeait plus. Maman ne dormait plus. La nuit, elle quittait discrètement son lit. Je l’entendais décrocher le téléphone du salon. Composer pour la millième fois les numéros de Jeanne et de tante Eusébie. Le matin, je la retrouvais endormie sur le canapé, le combiné posé à côté de son oreille, la ligne qui sonnait dans le vide.

Chaque jour, la liste des morts s’allongeait, le Rwanda était devenu un immense terrain de chasse dans lequel le Tutsi était le gibier. Un humain coupable d’être né, coupable d’être. Une vermine aux yeux des tueurs, un cancrelat qu’il fallait écraser. Maman se sentait impuissante, inutile. Malgré sa détermination et l’énergie qu’elle déployait, elle ne parvenait à sauver personne. Elle assistait à la disparition de son peuple, de sa famille sans rien pouvoir faire. Elle perdait pied, s’éloignait de nous et d’elle-même. Elle était rongée de l’intérieur. Son visage se flétrissait, de lourdes poches cernaient ses yeux, des rides creusaient son front.

Les rideaux de la maison restaient tirés en permanence. Nous vivions à contre-jour. La radio résonnait bruyamment dans les grandes pièces sombres, diffusant des cris de détresse, des appels au secours, des souffrances insoutenables au milieu des résultats sportifs, des cours de la Bourse et de la petite agitation politique qui faisait tourner le monde.

Au Rwanda, cette chose qui n’était pas la guerre dura trois longs mois. Je ne me souviens plus de ce que nous avons fait durant cette période. Je ne me souviens ni de l’école, ni des copains, ni de notre quotidien. À la maison nous étions à nouveau tous les quatre, mais un immense trou noir nous a engloutis, nous et notre mémoire. D’avril à juillet 1994, nous avons vécu le génocide qui se perpétrait au Rwanda à distance, entre quatre murs, à côté d’un téléphone et d’un poste de radio.

Les premières nouvelles sont arrivées début juin. Pacifique a appelé chez Mamie. Il était vivant. Il n’avait de nouvelles de personne. Mais il savait que son armée, le FPR, allait s’emparer de Gitarama et qu’il pourrait être chez Jeanne dans la semaine. Cette information nous a redonné un peu d’espoir. Maman a réussi à retrouver quelques parents éloignés et de rares amis. Leurs récits étaient toujours terribles et leur survie de l’ordre du miracle.

Le FPR gagnait du terrain. Les Forces armées rwandaises et le gouvernement génocidaire étaient en déroute, ils avaient dû fuir la capitale. L’armée française avait lancé une vaste opération humanitaire appelée « Turquoise » pour stopper le génocide et sécuriser une partie du pays. Maman disait qu’il s’agissait d’un dernier coup bas de la France qui venait en aide à ses alliés hutus.

En juillet, le FPR est enfin arrivé à Kigali. Maman, Mamie et Rosalie sont parties immédiatement pour le Rwanda, à la recherche de tante Eusébie, ses enfants, Jeanne, Pacifique, la famille, les amis. Elles retournaient dans leur pays après trente ans d’exil. Elles en avaient rêvé de ce retour, surtout la vieille Rosalie. Elle qui voulait finir ses jours sur la terre de ses ancêtres. Mais le Rwanda du lait et du miel avait disparu. C’était désormais un charnier à ciel ouvert.

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