Les jours qui ont suivi, Papa a essayé à plusieurs reprises de se rattraper par des mots doux ou des plaisanteries qui laissaient Maman de marbre. Un dimanche, sur un coup de tête, il a décidé de nous emmener déjeuner à Resha, au bord du lac, à soixante kilomètres de Bujumbura. Ce fut notre dernier dimanche, tous les quatre, en famille.
Les fenêtres de la voiture étaient grandes ouvertes et le vent faisait un tel bruit qu’on avait un mal fou à s’entendre. Maman semblait absente et Papa essayait de tromper le silence en nous donnant sans cesse des explications que personne ne lui demandait : « Regardez, là, c’est un kapokier. Les Allemands ont importé cet arbre au Burundi à la fin du XIXe siècle. Ça donne le kapok, la fibre dont on se sert pour rembourrer les oreillers. » La route longeait le lac et filait droit vers le sud jusqu’à la frontière tanzanienne. Papa continuait ses explications pour lui tout seul : « Le Tanganyika est le lac le plus poissonneux et le plus long du monde. Il fait plus de six cents kilomètres et il a une superficie supérieure au Burundi. »
C’était la fin de la saison des pluies et le ciel était clair. On apercevait le miroitement des toits de tôle sur les montagnes du Zaïre, à cinquante kilomètres, de l’autre côté de la rive. De tout petits nuages blancs faisaient des boules de coton en suspension devant les crêtes.
Le pont de la rivière Mugere s’était effondré à la suite de récentes crues, alors nous avons traversé la rivière dans son lit. De l’eau s’est infiltrée dans le véhicule et Papa a enclenché le 4 × 4 pour la première fois depuis qu’il possédait la Pajero. Arrivés à Resha, un panneau annonçait « Restaurant le Castel ». Le véhicule s’est engagé sur un petit chemin de terre bordé de manguiers, accueilli par un groupe de singes verts qui s’épouillaient sur le parking. À l’entrée du restaurant, une étrange bâtisse au toit de tôle rouge, surmontée d’un sémaphore, une plaque de cuivre représentait le pharaon Akhenaton.
Nous nous sommes installés sur la terrasse, sous un parasol Amstel. Une seule autre table était occupée, près du bar, par un ministre qui déjeunait en famille, encadré par deux soldats en armes. Les enfants du ministre étaient encore plus sages que nous, ils ne bougeaient pas d’un cil, tout juste attrapaient-ils timidement leur bouteille de Fanta posée devant eux. Des haut-parleurs diffusaient faiblement le son parasité d’une cassette de Canjo Amissi et Papa se balançait sur sa chaise en plastique en faisant tourner ses clés à son doigt. Maman nous observait, Ana et moi, avec un sourire triste. Quand la serveuse est arrivée, elle a passé la commande : « Brochettes de Capitaine, quatre ! Deux Fruito. Deux Amstel. » Avec le petit personnel, Maman ne faisait jamais de phrases, elle envoyait des télégrammes. Les commis ne méritaient pas de verbe.
Il fallait souvent compter une bonne heure avant d’être servi. Comme l’ambiance à table était laborieuse, entre le tintement des clés de Papa et le sourire jaune de Maman, avec Ana on en a profité pour s’éclipser et piquer une tête dans le lac. Pour nous faire peur, Papa a crié : « Faites gaffe aux crocos, les gosses… » À dix mètres du rivage, un rocher affleurait à la surface de l’eau, comme le dos rond d’un hippopotame. Nous avons fait la course jusqu’à cet endroit, avant de rejoindre, plus loin, la jetée en métal d’où nous pouvions plonger et observer, dans l’eau turquoise, les poissons se balader entre de gros rochers. En remontant l’échelle, j’ai aperçu Maman sur la plage, dans son ensemble blanc, avec sa grosse ceinture en cuir marron et son foulard rouge dans les cheveux. Elle nous faisait des signes pour que nous venions déjeuner.
Après le repas, Papa nous a conduits jusqu’à la forêt de Kigwena pour voir les babouins. Nous avons marché presque une heure sur un petit sentier glaiseux sans rien repérer, excepté quelques touracos verts. L’ambiance entre Maman et Papa était pesante. Ils ne se parlaient pas et se fuyaient du regard. J’avais les chaussures pleines de boue. Ana courait devant pour tenter de découvrir les singes avant tout le monde.
Puis Papa nous a fait visiter l’usine d’huile de palme de Rumonge dont il avait supervisé la construction à son arrivée au Burundi, en 1972. Les machines étaient vieilles et tout le bâtiment semblait recouvert d’une substance graisseuse. Des monticules de noix de palme séchaient sur de grandes bâches bleues. Une immense palmeraie s’étalait à des kilomètres à la ronde. Pendant les explications de Papa sur les différentes étapes du pressurage, j’ai vu Maman s’éloigner pour rejoindre la voiture. Plus tard, sur la route, elle a remonté les vitres pour mettre la climatisation. Elle a inséré une cassette de Khadja Nin dans le lecteur et avec Ana on s’est mis à chanter « Sambolera ». Maman nous a accompagnés. Elle avait un joli timbre de voix qui caressait l’âme, mettait des frissons autant que la clim’. On avait envie d’arrêter la cassette pour n’entendre qu’elle.
En traversant le marché de Rumonge, Papa a changé les vitesses et, dans un même élan, il a posé sa main sur le genou de Maman. Elle l’a repoussé violemment, comme on se débarrasse d’une mouche au-dessus de son assiette. Papa a aussitôt regardé dans le rétroviseur et j’ai fait mine de n’avoir rien vu en tournant la tête vers ma fenêtre. Au kilomètre 32, Maman a acheté plusieurs boules d’ubusagwe (pâte de manioc froide) enroulées dans des feuilles de bananier qu’on a chargées dans le coffre. Sur la fin du trajet, on a fait une halte à la pierre Livingstone et Stanley. Dessus, on pouvait lire « Livingstone, Stanley, 25-XI-1889 ». Avec Ana, on s’est amusés à reconstituer la rencontre des explorateurs : « Docteur Livingstone, je présume ? » De loin, j’ai enfin vu Papa et Maman se parler. J’avais bon espoir qu’ils fassent la paix, que Papa l’enlace avec ses grands bras et que Maman dépose sa tête au creux de son épaule et puis qu’ils se prennent par la main, pour un tour en amoureux, en contrebas, dans la bananeraie. Mais j’ai fini par comprendre qu’ils se disputaient, à grand renfort de gestes et d’index accusateurs pointés sous le nez. Un vent tiède m’empêchait d’entendre ce qu’ils se disaient. Derrière eux, les bananiers ployaient, un groupe de pélicans survolait le promontoire, le soleil rouge plongeait à l’ouest derrière les hauts plateaux, une lumière aveuglante recouvrait la surface étincelante du lac.
Cette nuit-là, la rage de Maman a fait trembler les murs de la maison. J’ai entendu des bruits de verre qui casse, de vitres qui éclatent, d’assiettes qui se brisent au sol.
Papa répétait :
— Yvonne, calme-toi. Tu réveilles tout le quartier !
— Va te faire foutre !
Les sanglots avaient transformé la voix de Maman en un torrent de boue et de gravier. Une hémorragie de mots, un vrombissement d’injures emplissait la nuit. Les bruits se déplaçaient maintenant dans la parcelle. Les hurlements de Maman sous ma fenêtre, le pare-brise de la voiture qu’elle pulvérise. Puis plus rien, et la violence à nouveau qui roule, qui roule tout autour. Je regardais le va-et-vient de leurs pas dans la lumière qui filtrait sous la porte de ma chambre. Mon auriculaire agrandissait un trou dans la moustiquaire de mon lit. Les voix se mélangeaient, se distordaient dans les graves et les aigus, rebondissaient contre le carrelage, résonnaient dans le faux plafond, je ne savais plus si c’était du français ou du kirundi, des cris ou des pleurs, si c’était mes parents qui se battaient ou les chiens du quartier qui hurlaient à la mort. Je m’accrochais une dernière fois à mon bonheur mais j’avais beau le serrer pour ne pas qu’il m’échappe, il était plein de cette huile de palme qui suintait dans l’usine de Rumonge, il me glissait des mains. Oui, ce fut notre dernier dimanche tous les quatre, en famille. Cette nuit-là, Maman a quitté la maison, Papa a étouffé ses sanglots, et pendant qu’Ana dormait à poings fermés, mon petit doigt déchirait le voile qui me protégeait depuis toujours des piqûres de moustique.