Le début de la fin du bonheur, je crois que ça remonte à ce jour de la Saint-Nicolas, sur la grande terrasse de Jacques, à Bukavu, au Zaïre. Une fois par mois, on lui rendait visite, au vieux Jacques, c’était devenu une habitude. Ce jour-là, Maman nous a accompagnés alors qu’elle ne parlait plus trop à Papa depuis quelques semaines. Avant de partir, nous sommes passés à la banque récupérer des devises. En sortant, Papa a dit : « Nous sommes millionnaires ! » Au Zaïre de Mobutu, la dévaluation de la monnaie était telle qu’on achetait un verre d’eau potable avec des billets de cinq millions.
Dès le poste frontière, on changeait de monde. La retenue burundaise laissait place au tumulte zaïrois. Dans cette foule turbulente, les gens sympathisaient, s’interpellaient, s’invectivaient comme dans une foire au bétail. Des gosses bruyants et crasseux lorgnaient les rétroviseurs, les essuie-glaces et les jantes salies par les éclaboussures de flaques d’eau stagnante, des chèvres se proposaient en brochettes pour quelques brouettes d’argent, des filles-mères slalomaient entre les files de camions de marchandises et de minibus collés pare-chocs contre pare-chocs pour vendre à la sauvette des œufs durs à tremper dans du gros sel et des arachides pimentées en sachet, des mendiants aux jambes tirebouchonnées par la polio réclamaient quelques millions pour survivre aux fâcheuses conséquences de la chute du mur de Berlin et un pasteur, debout sur le capot de sa Mercedes bringuebalante, annonçait à tue-tête l’imminence de la fin des temps avec, à la main, une bible en swahili reliée en cuir de python royal. Dans la guérite rouillée, un soldat assoupi agitait mollement un chasse-mouches. Les effluves de gasoil mêlés à l’air chaud asséchaient le gosier du fonctionnaire, non payé depuis des lustres. Sur les routes, d’immenses cratères formés à l’endroit d’anciens nids-de-poule malmenaient les voitures. Mais cela n’empêchait nullement le douanier d’inspecter méticuleusement chacune d’elles en vérifiant l’adhérence des pneus, le niveau d’eau dans le moteur, le bon fonctionnement des clignotants. Si le véhicule ne révélait aucune des défaillances espérées, le douanier exigeait un livret de baptême ou de première communion pour entrer sur le territoire.
Cet après-midi-là, de guerre lasse, Papa a fini par donner le pot-de-vin qu’appelaient toutes ces manœuvres grotesques. La barrière s’est enfin soulevée et nous avons poursuivi notre chemin dans la fumée que dégageaient les sources d’eau chaude au bord de la route.
Entre la petite ville d’Uvira et Bukavu, nous nous sommes arrêtés dans des gargotes pour acheter des beignets à la banane et des cornets de termites frits. Sur la devanture des bouis-bouis étaient accrochés toutes sortes d’écriteaux fantasques : « Au Fouquet’s des Champs-Élysées », « Snack-bar Giscard d’Estaing », « Restaurant fête comme chez vous ». Quand Papa a sorti son Polaroid pour immortaliser ces enseignes et célébrer l’inventivité locale, Maman a tchipé et lui a reproché de s’émerveiller d’un exotisme pour blancs.
Après avoir manqué d’écraser une multitude de coqs, de canards et d’enfants, nous sommes arrivés à Bukavu, sorte de jardin d’Éden sur les rives du lac Kivu, vestige art déco d’une ville anciennement futuriste. Chez Jacques, la table était dressée, prête à nous accueillir. Il avait commandé des gambas fraîchement arrivées de Mombassa. Papa exultait :
– Ça ne vaut pas un bon plateau d’huîtres, mais ça fait du bien de manger de bonnes choses de temps en temps !
— De quoi te plains-tu, Michel ? On te nourrit mal à la maison ? a dit Maman sans tendresse.
— Oui ! Ce con de Prothé m’oblige à ingurgiter ses féculents d’Africain tous les midis. Si encore il savait faire cuire une entrecôte correctement !
— M’en parle pas, Michel ! a enchaîné Jacques. Mon macaque en cuisine fait tout griller sous prétexte que ça tue les parasites. Je ne sais même plus ce que c’est qu’un bon steak saignant. Vivement que je rentre à Bruxelles me faire une cure d’amibes !
Éclat de rire général. Seuls Ana et moi restions silencieux en bout de table. J’avais dix ans, elle en avait sept. C’est peut-être pour cette raison que l’humour de Jacques nous échappait. De toute manière, nous avions interdiction formelle de parler, à moins que l’on s’adresse à nous. C’était une règle d’or quand nous étions invités quelque part. Papa ne supportait pas que les enfants se mêlent aux conversations des grandes personnes. Surtout pas chez Jacques, qui était comme un second père pour lui, un modèle, au point qu’il reprenait, sans même s’en rendre compte, ses expressions, ses mimiques et jusqu’aux inflexions de sa voix. « C’est lui qui m’a appris l’Afrique ! » répétait-il souvent à Maman.
Penché sous la table pour se protéger du vent, Jacques a allumé une cigarette avec son Zippo en argent gravé de deux cerfs. Puis il s’est redressé, quelques volutes se sont échappées de ses narines, et, pendant un instant, il a observé le lac Kivu. De sa terrasse, on apercevait un chapelet d’îlots perdus au loin. Et au-delà, sur une autre rive du lac, se trouvait la ville de Cyangugu, au Rwanda. Maman avait l’œil accroché à cet au-delà. Des pensées lourdes devaient la traverser chaque fois que nous déjeunions chez Jacques. Le Rwanda, son pays quitté en 1963 pendant une nuit de massacre, à la lueur des flammes qui embrasaient la maison familiale, ce pays où elle n’était jamais retournée depuis ses quatre ans, était là, à quelques encablures, presque à portée de main.
Dans le jardin de Jacques, l’herbe était impeccablement tondue par un vieux jardinier qui agitait son coupe-coupe dans de grands mouvements de balancier, comme un swing de golf. Devant nous, des colibris vert métallisé s’affairaient à butiner le nectar des hibiscus rouge, offrant un remarquable ballet. Un couple de grues couronnées déambulait à l’ombre des citronniers et des goyaviers. Le jardin de Jacques grouillait de vie, éclatait de couleurs, diffusait un doux parfum de citronnelle. Avec son mélange de boiseries rares issues de la forêt de Nyungwe et de roche noire et poreuse provenant du volcan Nyiragongo, sa maison ressemblait à un chalet suisse.
Jacques a fait tinter la clochette sur la table et le cuisinier est arrivé aussitôt. Sa tenue, une toque et un tablier blanc, détonnait avec ses pieds nus et crevassés.
— Remets-nous trois Primus et débarrasse un peu ce foutoir ! a ordonné Jacques.
— Comment vas-tu, Évariste ? a demandé Maman au cuisinier.
— Grâce à Dieu ça va un peu, Madame !
— Laisse Dieu où il est, s’il te plaît ! a rétorqué Jacques. Ça va parce qu’il reste encore quelques blancs au Zaïre pour faire tourner la boutique. Sans moi, tu mendierais comme tous les autres de ton espèce !
— Quand je parle de Dieu, je parle de toi, patron ! a répliqué le cuisinier avec malice.
— Te fous pas de ma gueule, macaque !
Ils se sont mis à rire ensemble et Jacques a continué :
— Quand je pense que je n’ai jamais su garder une bonne femme plus de trois jours et que ça fait trente-cinq ans que je me coltine ce chimpanzé !
— Tu aurais dû m’épouser, patron !
— Funga kinwa ! Et va nous chercher ces bières au lieu de dire des conneries ! a dit Jacques dans un nouvel éclat de rire suivi d’un raclement de gorge qui m’a donné envie de rendre mes gambas.
Le cuisinier est reparti en chantonnant un air religieux. Jacques a soufflé énergiquement dans un mouchoir en tissu brodé à ses initiales, il a repris sa cigarette, a fait tomber un peu de cendres sur le parquet verni, et s’est adressé à Papa :
— La dernière fois que j’étais en Belgique, les toubibs m’ont dit qu’il fallait que je stoppe la clope, sans quoi j’allais y passer. J’ai tout connu, ici : les guerres, les pillages, les pénuries, Bob Denard et Kolwezi, trente ans de connerie de « zaïrinisation », et c’est la cigarette qui va m’avoir ! Nom de Dieu !
Des taches de vieillesse parsemaient ses mains et son crâne dégarni. C’était la première fois que je le voyais en short. Ses jambes glabres, laiteuses, contrastaient avec la peau brûlée de ses avant-bras et de son visage buriné par le soleil ; on aurait dit que son corps était un assemblage de pièces hétéroclites.
— Ils ont peut-être raison, les docteurs, tu devrais ralentir, a dit Maman, inquiète. Trois paquets par jour, c’est beaucoup, mon Jacques.
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi, a dit Jacques tout en continuant de s’adresser à Papa comme si Maman n’était pas là. Mon père fumait comme un pompier, il a vécu jusqu’à nonante-cinq ans. Et j’te parle pas de la vie qu’il a eue. C’était une autre paire de manches, le Congo, à l’époque de Léopold II ! Un castard, mon père ! C’est lui qui a construit la ligne de chemin de fer Kabalo-Kalemi. Ligne qui ne marche plus depuis bien longtemps d’ailleurs, comme tout le reste dans ce foutu pays. Quel bordel, je te jure !
— Pourquoi tu ne vendrais pas tout ? Viens t’installer à Bujumbura. La vie est agréable là-bas, a dit Papa, avec cet enthousiasme qu’il pouvait avoir quand il émettait spontanément une idée pour la première fois. J’ai plein de chantiers et je reçois des appels d’offres en pagaille. En ce moment, il y a du fric !
— Tout vendre ? Arrête tes conneries ! Ma sœur m’appelle sans arrêt pour que je la rejoigne en Belgique. Elle me dit : « Rentre, Jacques, ça va mal se terminer pour toi. Avec les Zaïrois, ça finit toujours par des pillages et des lynchages de blancs. » Tu me vois, moi, dans un appartement à Ixelles ? Je n’ai jamais vécu là-bas, qu’est-ce que tu veux que j’y foute, à mon âge ? La première fois que j’ai mis les pieds en Belgique, j’avais vingt-cinq ans et deux balles dans le bide, reçues dans une embuscade quand on chassait le communiste au Katanga. Je suis passé sur le billard, on m’a recousu et je suis revenu ici illico presto. Je suis plus zaïrois que les nègres, moi. Je suis né ici et je mourrai ici ! Bujumbura, ça me va quelques semaines, je signe deux trois marchés, je sers la main à quelques grands bwanas, je fais le tour des popotes et des vieux copains et je rentre ici. Vraiment, les Burundais, très peu pour moi. Les Zaïrois, au moins, c’est facile à comprendre. Un matabish-bakchich, et c’est reparti ! Les Burundais ? Ces gens-là ! Ils se grattent l’oreille gauche avec la main droite…
— C’est ce que je répète sans cesse à Michel, a dit Maman. Moi aussi je n’en peux plus de ce pays.
— Toi c’est pas pareil, Yvonne, a rétorqué Papa, agacé. Tu rêves de vivre à Paris, c’est ton idée fixe.
— Oui, ça serait bien pour toi, pour moi, pour les enfants. C’est quoi notre avenir, à Bujumbura ? Tu peux me dire ? À part cette minable petite vie ?
— Ne commence pas, Yvonne ! C’est ton pays dont tu parles.
— Non non non non non… Mon pays c’est le Rwanda ! Là, en face, devant toi. Le Rwanda. Je suis une réfugiée, Michel. C’est ce que j’ai toujours été aux yeux des Burundais. Ils me l’ont bien fait comprendre avec leurs insultes, leurs insinuations, leurs quotas pour les étrangers et leurs numerus clausus à l’école. Alors laisse-moi penser ce que je veux du Burundi !
– Écoute, ma chérie, a dit Papa d’un ton qui se voulait apaisant. Regarde autour de toi. Ces montagnes, ces lacs, cette nature. On vit dans de belles maisons, on a des domestiques, de l’espace pour les enfants, un bon climat, les affaires ne marchent pas trop mal pour nous. Qu’est-ce que tu veux d’autre ? Tu n’auras jamais tout ce luxe en Europe. Crois-moi ! C’est très loin d’être le paradis que tu imagines. Pourquoi penses-tu que je construis ma vie ici depuis vingt ans ? Pourquoi penses-tu que Jacques préfère rester dans cette région plutôt que rentrer en Belgique ? Ici, nous sommes des privilégiés. Là-bas, nous ne serons personne. Pourquoi tu refuses de l’entendre ?
— Tu causes, tu causes, mais je connais l’envers du décor, ici. Quand tu vois la douceur des collines, je sais la misère de ceux qui les peuplent. Quand tu t’émerveilles de la beauté des lacs, je respire déjà le méthane qui dort sous les eaux. Tu as fui la quiétude de ta France pour trouver l’aventure en Afrique. Grand bien te fasse ! Moi je cherche la sécurité que je n’ai jamais eue, le confort d’élever mes enfants dans un pays où l’on ne craint pas de mourir parce qu’on est…
— Arrête, Yvonne, avec tes inquiétudes et ton délire de persécution. Tu dramatises toujours tout. Tu as le passeport français, maintenant, tu n’as rien à craindre. Tu vis dans une villa à Bujumbura, pas dans un camp de réfugiés, donc évite les grands discours, s’il te plaît !
— Je me fiche bien de ton passeport, il ne change rien à l’affaire, à cette menace qui rôde partout. L’histoire dont je parle ne t’intéresse pas, Michel, elle ne t’a jamais intéressé. Tu es venu ici chercher un terrain de jeu pour prolonger tes rêves d’enfant gâté d’Occident…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu me saoules, franchement ! Beaucoup d’Africaines rêveraient d’être à ta place…
Maman a fixé Papa si durement qu’il n’a pas osé achever sa phrase. Puis, très calme, elle a poursuivi :
— Tu ne te rends même plus compte de ce que tu dis, mon pauvre Michel. Un conseil : ne t’essaye pas au racisme, toi l’ancien hippie baba-cool, ça ne te va pas du tout. Laisse ça à Jacques et aux autres vrais colons.
Jacques s’est étouffé d’un coup avec sa fumée de cigarette. Maman s’en foutait, elle s’était levée, avait jeté sa serviette au visage de Papa et était partie. Le cuisinier est arrivé au même instant, un sourire insolent aux lèvres, les Primus sur un plateau en plastique.
— Yvonne ! Reviens immédiatement ! Excuse-toi tout de suite auprès de Jacques ! a crié mon père, les fesses légèrement décollées de la chaise et les deux poings sur la table.
— Laisse tomber, Michel, a dit Jacques. Les bonnes femmes…