21

Sur un coin de la table de la cuisine, je terminais mes devoirs. Prothé, perdu dans ses pensées, faisait la vaisselle. Le poste de radio diffusait un discours du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, un membre du Frodebu, élu par le Parlement après plusieurs mois de vacance du pouvoir.

Le matin, un assassinat avait eu lieu en pleine rue, non loin de l’école. Les cours de l’après-midi avaient été annulés. Depuis mon retour du Rwanda et la rentrée des classes, je n’étais pas retourné voir les copains dans l’impasse. J’ai refermé mes cahiers et j’ai décidé de faire un tour chez Gino pour mettre un terme au malaise qui flottait entre nous. Il n’était pas chez lui, alors j’ai filé chez les jumeaux. Avec Armand, ils étaient affalés dans le canapé, hypnotisés par un film de kung-fu. Je me suis allongé sur le tapis du salon. Les images défilaient sous mes yeux pendant que mon esprit vagabondait. J’ai dû m’endormir assez longtemps, car quand j’ai ouvert les yeux, le générique passait lentement sur l’écran. Nous avons décidé de bouger à la planque pour jouer aux cartes. En ouvrant la porte coulissante du Combi Volkswagen, nous sommes tombés sur Gino et Francis qui partageaient une cigarette. Il m’a fallu un instant pour comprendre ce que je voyais.

— Qu’est-ce qu’il fout là ? j’ai demandé, furieux.

— Calme-toi. J’ai proposé à Francis de rejoindre la bande. On aura besoin de lui pour protéger l’impasse.

Francis, vautré sur la banquette, décontracté, comme chez lui, fumait une cigarette par son côté incandescent. Armand et les jumeaux ne réagissaient pas. Alors j’ai claqué la portière de toutes mes forces. Je me sentais trahi. Je sortais du terrain vague, quand Gino m’a rattrapé.

— Reviens, Gaby ! Ne t’en va pas !

— Qu’est-ce qui te prend ? j’ai crié en le poussant en arrière. C’est notre pire ennemi et tu veux l’intégrer au groupe ?

— Je le connaissais mal. Je me suis trompé sur son compte. Il n’est pas celui que tu crois.

— Et ce qu’il a fait dans la rivière ? T’as oublié ? Il a voulu nous tuer, ce taré !

— Il regrette, il est venu frapper à mon portail quelques jours après, pour s’excuser…

— Et toi, tu le crois ? Tu ne vois pas que c’est encore une de ses tactiques. Comme il a fait à mon anniversaire.

— Non, non Gaby, tu te trompes. Il est réglo. J’ai beaucoup discuté avec lui. C’est pas un mauvais bougre, seulement, tu vois, il n’a pas eu beaucoup de chance dans la vie. Lui aussi, il a perdu sa mère. Enfin… Toi tu ne peux pas comprendre, t’as la tienne. Mais perdre sa mère, ça peut te rendre différent par moments, dur et tout…

Gino a baissé la tête, il s’est mis à creuser la terre avec le bout de sa chaussure.

— Gino… Je voulais te dire… Je suis désolé, pour ta mère. Mais pourquoi tu ne me l’as jamais dit ?

— Je ne sais pas. Et puis tu sais, ma mère n’est pas vraiment morte. C’est difficile à expliquer. Je lui parle, je lui écris des lettres, je l’entends, même, des fois. Tu comprends ? Ma mère elle est là… quelque part…

J’avais envie de l’étreindre, de lui dire des mots réconfortants, mais je ne savais pas comment m’y prendre, je ne savais pas quoi dire. Je n’ai jamais su. Je me sentais si proche de lui, je ne voulais pas perdre Gino. Mon frère, mon ami, mon double positif. Il était celui que j’aurais voulu être. Il avait la force et le courage qui me manquaient.

— Gino, je suis toujours ton meilleur ami ?

Il m’a regardé dans les yeux, puis s’est dirigé vers un buisson d’acacias, derrière moi. Il a brisé une épine, l’a sucée pour enlever la poussière avant de se piquer le bout du doigt. Un peu de sang est apparu, comme quand on fait l’examen de la goutte épaisse pour le paludisme. Il a pris un de mes doigts et a enfoncé la même épine jusqu’à ce que je saigne. Ensuite il a collé nos doigts ensemble.

— C’est ma réponse à ta question, Gaby. Tu es mon frère de sang, maintenant. Je t’aime plus que n’importe qui.

Il avait la voix qui tremblait légèrement. J’ai commencé à sentir des picotements dans ma gorge. On évitait de se regarder, on aurait pu pleurer. On est retournés au Combi main dans la main.

Francis était en grande discussion avec les jumeaux et Armand. Ils l’écoutaient avec la même attention qu’ils avaient tout à l’heure devant le film de kung-fu. Il racontait les histoires presque mieux que les jumeaux, en ponctuant ses phrases de mots inventés, mélangeant swahili, français, anglais et kirundi.

Quand la chaleur dehors est retombée, on lui a proposé de venir se rafraîchir avec nous dans la rivière.

— Si vous voulez vous baigner, j’ai bien mieux que la Muha, a dit Francis. Suivez-moi !

Sur la grande route, il a hélé un taxi bleu et blanc. Le chauffeur a commencé par faire des histoires car il ne voulait pas embarquer un tas de gamins, mais Francis lui mis un billet de mille balles sous le nez et le type a démarré aussitôt. On en revenait pas, un vrai tour de magie ! D’un coup, on était excités de sortir de l’impasse tous ensemble. Les jumeaux répétaient :

— On va où ? On va où ? On va où ?

— C’est une surprise, répondait Francis, mystérieux.

Un souffle d’air chaud s’engouffrait dans la voiture. Armand avait son bras en dehors du taxi, il faisait l’avion avec sa main dans le vent. La ville était animée, les abords du marché bruyants, la gare routière enchevêtrée de vélos et de minibus. On n’aurait pas cru que le pays était en guerre. De lourds manguiers pavoisaient la chaussée Prince Louis Rwagasore. Gino a appuyé sur le klaxon du taxi quand on a croisé les gosses d’un autre quartier occupés à décrocher des mangues avec leurs grandes perches. Le taxi est monté sur les hauteurs de la ville. L’air devenait frais. On a dépassé le mausolée du Prince, sa grande croix et ses trois arches pointues aux couleurs du drapeau national. Dessus, on lisait en lettres capitales la devise du pays : « Unité Travail Progrès ». On était déjà assez haut pour voir l’horizon. Bujumbura avait la forme d’un transat au bord de l’eau. Comme une station balnéaire étalée de tout son long entre la crête des montagnes et le lac Tanganyika. Nous nous sommes arrêtés devant le collège du Saint-Esprit, grand paquebot blanc surplombant la ville. Nous n’étions jamais montés si haut dans Bujumbura. Francis a redonné mille balles au taximan en lui disant de patienter là.

Quand nous sommes entrés dans l’enceinte du collège, il s’est mis à pleuvoir de grosses gouttes d’eau chaude qui faisaient des petits cratères dans la poussière et nous éclaboussaient les mollets. Une odeur de terre mouillée s’est élevée du sol. À cause de la pluie, les étudiants couraient se réfugier dans les classes et les dortoirs. Très vite, nous nous sommes retrouvés seuls dans cette grande cour vide. On a continué de suivre Francis le long des allées. Je marchais la bouche ouverte et des gouttes de pluie tombaient sur ma langue, rafraîchissaient mon palais. Derrière un muret, on a découvert la piscine. Irréelle. Un vrai bassin olympique, avec son grand plongeoir en béton. Aussitôt, Francis s’est déshabillé entièrement et s’est précipité dans le bassin. Gino lui a emboîté le pas. Puis nous nous sommes tous mis nus, même Armand le pudique, et nous avons plongé en boule, les genoux remontés contre nos poitrines. La pluie tombait en rafales furieuses sur la surface de l’eau, traversée par instants d’un rayon de soleil. On était heureux comme au premier jour d’un coup de foudre. Dans un délire de rires, on s’épuisait à faire des longueurs et des courses stupides, à se tirer les jambes par en dessous, à se noyer pour jouer. Francis se mettait sur le bord du bassin et accomplissait des saltos arrière. Les copains étaient subjugués, Gino le premier. Devant ces prouesses physiques, ses yeux brillaient. Je sentais la jalousie me pincer.

— T’es cap’ de faire ça du grand plongeoir ? a lancé Gino, éperdu d’admiration.

Une pluie crépitante nous fouettait le visage. Francis a levé la tête, puis a répondu :

— T’es malade ! Y a bien dix mètres ! Je vais me tuer.

Je n’ai pas hésité une seconde. Je voulais montrer à Gino que je valais bien plus que Francis. Je suis sorti de l’eau et me suis dirigé d’un pas décidé vers la grande échelle. Elle était glissante et son sommet se perdait dans la brume. Pendant mon ascension, l’eau ruisselait sur mon visage, m’empêchant d’ouvrir les yeux. Je m’agrippais de toutes mes forces, priais pour ne pas déraper. Les autres me regardaient comme si j’étais devenu fou. Arrivé en haut, je me suis avancé au bord du plongeoir. En bas, les copains étaient incrédules. Leurs petites têtes flottaient sur l’eau comme des ballons. Je n’avais pas le vertige mais mon cœur s’est mis à palpiter anormalement vite. Je voulais rebrousser chemin. Mais alors, je voyais déjà la réaction de Francis, ses ricanements, ses sarcasmes sur les fils à maman qui se dégonflent. Et Gino serait déçu, se rangerait de son côté, finirait par se détourner de moi, oublierait notre amitié et notre pacte de sang.

Depuis le sommet du plongeoir, je voyais Bujumbura, et la plaine immense, et les montagnes immémoriales du Zaïre de l’autre côté de la masse bleue du lac Tanganyika. J’étais nu au-dessus de ma ville et une pluie tropicale glissait sur moi en lourds rideaux, me caressait la peau. Des reflets d’arcs-en-ciel argentés flottaient dans les nuages tendres. J’entendais la voix des copains : « Vas-y, Gaby ! Allez, Gaby ! Allez ! » La peur revenait. Celle qui s’amusait à me paralyser depuis toujours. J’ai tourné le dos au bassin. Mes talons étaient maintenant dans le vide. J’ai pissé de trouille, le liquide jaune s’enroulait comme du lierre autour de ma jambe. Pour me donner du courage, j’ai poussé un grand cri de Sioux dans le raffut de cascade que faisait la drache. Alors mes jambes se sont pliées comme des ressorts et m’ont propulsé en arrière. Mon corps a fait une rotation dans les airs, le mouvement était parfait, contrôlé par je ne sais quelle force mystérieuse. Après, je me suis simplement senti tomber comme un pantin ridicule. Je ne savais plus où j’étais quand l’eau m’a surpris en m’accueillant dans ses bras cotonneux, m’enveloppant comme une fièvre dans la chaleur de ses remous et de ses bulles d’air chatouilleuses. Arrivé au fond du bassin, je me suis allongé sur le carrelage, pour savourer mon exploit.

Quand je suis remonté, c’était le triomphe ! Les copains se sont précipités sur moi, ils chantaient : « Gaby ! Gaby ! », la surface de l’eau était devenue tam-tam. Gino m’a levé le bras comme un boxeur victorieux, Francis m’a embrassé le front. Je sentais leurs corps glissants contre moi me frôler, me serrer, m’étreindre. Je l’avais fait ! Pour la deuxième fois de ma vie, j’avais vaincu cette maudite peur. Je finirais bien par me dépouiller de cette grotesque carapace.

Le vieux gardien du collège est venu nous chasser de la piscine. On a ramassé nos habits trempés, on s’est enfuis les fesses à l’air en riant à en perdre haleine. Le taximan aussi est parti d’un grand fou rire quand il nous a vus grimper dans son véhicule, nus comme des vers. La nuit était tombée sous la pluie. La voiture, pleins phares, s’est mise à descendre lentement les routes sinueuses du quartier Kiriri. Pour voir la ville, il fallait enlever la buée en frottant les vitres avec nos slips. Bujumbura était maintenant une plantation de lumières, un champ de lucioles qui illuminait l’opacité de la plaine. À la radio, Geoffrey Oryema chantait « Makambo », sa voix était un instant de grâce, elle fondait comme un bout de sucre dans nos âmes, et ça nous apaisait de notre trop-plein de bonheur. On ne s’était jamais sentis si libres, si vivants, de la tête aux pieds, à l’unisson, reliés entre nous par les mêmes veines, irrigués du même fluide voluptueux. Je regrettais ce que j’avais pu penser de Francis. Il était comme nous, comme moi, un simple enfant qui faisait comme il pouvait dans un monde qui ne lui donnait pas le choix.

Un vrai déluge s’abattait sur Bujumbura. Les caniveaux débordaient, charriant depuis le sommet de la ville jusqu’au lac une eau boueuse chargée d’ordures. Les essuie-glaces ne servaient plus à grand-chose, s’essoufflaient vainement sur le pare-brise. Dans la nuit d’encre, les feux des voitures balayaient la route, coloriaient de jaune et de blanc les gouttes de pluie. On retournait vers l’impasse, au point de départ de ce fol après-midi.

Nous étions sur le pont Muha quand le taxi a brusquement pilé. Personne ne s’y attendait, nous nous sommes cognés les uns aux autres, projetés vers l’avant. La tête de Francis a heurté le tableau de bord. Quand il s’est relevé, un peu de sang coulait de son nez. Le temps de recouvrer nos esprits, l’attitude du taximan nous a glacés. Il était pétrifié. Les mains tétanisées sur le volant, ses yeux effrayés fixaient la route, et il répétait : « Sheitani ! Sheitani ! Sheitani ! » Le diable.

Devant nous, dans l’obscurité, un peu au-delà de la lumière des phares, nous avons vu passer l’ombre d’un cheval noir.

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