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L’école française de Bujumbura regroupait sur un vaste terrain les classes de la maternelle à la terminale. Il y avait deux entrées principales. Côté stade Prince Louis Rwagasore et boulevard de l’Indépendance : l’entrée des grands, qui donnait directement sur le bâtiment administratif et les salles de classe du collège et du lycée. À l’angle de l’avenue Muyinga et du boulevard de l’Uprona : l’entrée des petits de la maternelle. L’école primaire était au milieu. Par habitude, Papa nous déposait à l’entrée des petits.

— Innocent viendra vous chercher à midi et vous déposera à la boutique de votre mère. Je rentre demain, j’ai un chantier à l’intérieur du pays.

— D’accord, Papa, a dit Ana, sagement.

— Gabriel, samedi prochain tu accompagneras Innocent et Donatien à Cibitoke pour cette histoire de vélo. Il faut que tu sois avec eux pour bien l’identifier. Ne t’inquiète pas, on va le retrouver.


Ce matin-là, dans la classe, c’était l’effervescence. L’instituteur a remis à chacun d’entre nous une lettre, envoyée par les élèves d’une classe de CM2 d’Orléans, en France. Nous étions très excités de découvrir notre correspondant. Sur mon enveloppe, mon prénom était écrit en majuscules roses, entouré de drapeaux français, d’étoiles et de quelques cœurs. Le papier sentait fort le parfum sucré. J’ai déplié la lettre soigneusement. L’écriture était régulière et penchée vers la gauche :

Vendredi 11 décembre 1992


Cher Gabriel,

Je m’appelle Laure et j’ai 10 ans. Je suis en CM2 comme toi. J’habite à Orléans dans une maison avec un jardin. Je suis grande, j’ai les cheveux blonds jusqu’aux épaules, les yeux verts et des taches de rousseur. Mon petit frère s’appelle Mathieu. Mon père est médecin et ma mère ne travaille pas. J’aime jouer au basket-ball et je sais cuisiner les crêpes et les gâteaux. Et toi ?

J’aime chanter et danser aussi. Et toi ? J’aime regarder la télévision. Et toi ? Je n’aime pas lire. Et toi ? Quand je serai grande je serai médecin comme mon père. Chaque vacances je vais chez mes cousins en Vendée. L’année prochaine, j’irai visiter un nouveau parc d’attractions qui s’appelle Disneyland. Tu connais ? Peux-tu m’envoyer ta photo ?

J’attends ta réponse avec impatience.

Bisou


Laure

PS : As-tu reçu le riz qu’on vous a envoyé ?

Laure avait glissé sa photo dans l’enveloppe. Elle ressemblait à une des poupées d’Ana. Cette lettre m’intimidait. J’ai rougi en lisant le mot « bisou ». C’était comme si je venais de recevoir un colis de friandises, j’avais soudain l’impression d’ouvrir les portes d’un monde mystérieux que je n’imaginais pas. Laure, cette fille de France, avec ses yeux verts, ses cheveux blonds, quelque part dans le lointain, était prête à m’embrasser, moi Gaby du quartier Kinanira. J’avais peur que quelqu’un ne remarque mon émoi, j’ai vite rangé son portrait dans une poche de mon cartable et remis la lettre dans son enveloppe. Je me demandais déjà quelle photo de moi j’allais pouvoir lui envoyer.

Dès l’heure suivante, l’instituteur nous a demandé d’écrire nos réponses pour nos correspondants.

Lundi 4 janvier 1993


Chère Laure,

Gaby c’est mon nom. De toute façon tout a un nom. Les routes, les arbres, les insectes… Mon quartier, par exemple, c’est Kinanira. Ma ville c’est Bujumbura. Mon pays c’est le Burundi. Ma sœur, ma mère, mon père, mes copains ils ont chacun un nom. Un nom qu’ils n’ont pas choisi. On naît avec, c’est comme ça. Un jour, j’ai demandé à ceux que j’aime de m’appeler Gaby au lieu de Gabriel, c’était pour choisir à la place de ceux qui avaient choisi à ma place. Alors pourras-tu m’appeler Gaby, s’il te plaît ? J’ai les yeux marron donc je ne vois les autres qu’en marron. Ma mère, mon père, ma sœur, Prothé, Donatien, Innocent, les copains… ils sont tous lait au café. Chacun voit le monde à travers la couleur de ses yeux. Comme tu as les yeux verts, pour toi, je serai vert. J’aime beaucoup de choses que je n’aime pas. J’aime le sucre dans la glace mais pas le froid. J’aime la piscine mais pas le chlore. J’aime l’école pour les copains et l’ambiance mais pas les cours. Grammaire, conjugaison, soustraction, rédaction, punition, c’est la barbe et la barbarie ! Plus tard, quand je serai grand, je veux être mécanicien pour ne jamais être en panne dans la vie. Il faut savoir réparer les choses quand elles ne fonctionnent plus. Mais c’est dans longtemps tout ça, je n’ai que 10 ans et le temps passe lentement, surtout l’après-midi car je n’ai jamais école et le dimanche car je m’ennuie chez ma grand-mère. Il y a deux mois, on a vacciné toute l’école contre la méningite sous le grand préau. Si tu tombes malade des méninges, c’est grave, tu ne peux plus réfléchir il paraît. Alors le proviseur a insisté auprès de tous les parents pour que l’on nous fasse la piqûre, c’est normal, c’est son affaire nos méninges. Cette année, il va y avoir des élections pour élire un président de la République au Burundi. C’est la première fois que ça arrive. Je ne pourrai pas voter, il faut que j’attende d’être mécanicien. Mais je te donnerai le nom du vainqueur. Promis !

À bientôt

Bisou


Gaby

PS : je vais me renseigner pour le riz.

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