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C’était un matin comme un autre. Le coq qui chante. Le chien qui se gratte derrière l’oreille. L’arôme du café qui flotte dans la maison. Le perroquet qui imite la voix de Papa. Le bruit du balai qui gratte le sol dans la cour d’à côté. La radio qui hurle dans le voisinage. Le margouillat aux couleurs vives qui prend son bain de soleil. La colonne de fourmis qui emporte les grains de sucre qu’Ana a fait tomber de la table. Un matin comme un autre.

Pourtant, c’était une journée historique. Partout dans le pays, les gens s’apprêtaient à voter pour la première fois de leur vie. Dès les premières lueurs du jour, ils avaient commencé à se rendre au bureau de vote le plus proche. Un cortège interminable de femmes aux pagnes colorés et d’hommes soigneusement endimanchés marchait le long de la grand-route, où défilaient des minibus pleins à craquer d’électeurs euphoriques. Sur le terrain de football, à côté de la maison, le monde affluait de toute part. On avait installé des tables de vote et des isoloirs sur la pelouse. Je regardais à travers la clôture cette longue file d’électeurs qui patientaient sous le soleil. Les gens étaient calmes et disciplinés. Dans la foule, certains n’arrivaient pas à contenir leur joie. Une vieille femme vêtue d’un pagne rouge et d’un tee-shirt Jean-Paul II est sortie de l’isoloir en dansant. Elle chantait : « Démocratie ! Démocratie ! » Un groupe de jeunes gens s’est approché d’elle pour la soulever en jetant des hourras vers le ciel. Aux quatre coins du terrain de football, on remarquait aussi la présence de blancs et d’Asiatiques portant des gilets multipoches, au dos desquels était inscrit : « Observateurs internationaux ». Les Burundais avaient conscience de l’importance du moment, de la nouvelle ère qui s’ouvrait. Cette élection mettait fin au parti unique et aux coups d’État. Chacun était enfin libre de choisir son représentant. À la fin de la journée, quand les derniers électeurs sont partis, le terrain de football ressemblait à un vaste champ de bataille. L’herbe avait été piétinée. Des papiers jonchaient le sol. Avec Ana, nous nous sommes faufilés sous la clôture. Nous avons rampé jusqu’aux isoloirs. Nous avons ramassé des bulletins de vote oubliés. Il y avait ceux du Frodebu, de l’Uprona et du PRP. Je voulais garder un souvenir de ce jour mémorable.


Le lendemain, c’était étrange. Rien ne bougeait. Dans l’attente des résultats, la ville était anxieuse. À la maison, le téléphone sonnait sans arrêt. Papa refusait que j’aille dans l’impasse voir les copains. Notre jardin était vide, le gardien avait disparu. Très peu de voitures circulaient dans la rue. Un contraste impressionnant avec l’allégresse de la veille.

Pendant la sieste de Papa, je me suis échappé par la porte de derrière. Je voulais parler à Armand. Par son père, il devait forcément avoir des informations. J’ai frappé au portail et j’ai demandé à l’employé de maison de l’appeler. Quand Armand est arrivé, il m’a dit que son père tournait en rond dans la maison en fumant des cigarillos et mettait beaucoup plus de sucre que d’habitude dans son thé. Le téléphone n’arrêtait pas de sonner chez lui aussi. Il m’a conseillé de rentrer, de ne pas traîner dans la rue, on ne savait pas ce qui pouvait se passer. Des rumeurs inquiétantes circulaient.

Un peu avant la tombée de la nuit, on était assis tous les trois dans le salon, Papa, Ana et moi, quand quelqu’un a appelé mon père pour lui dire d’allumer la radio. Il faisait sombre, Ana se rongeait les ongles et Papa cherchait la station. Il a fini par trouver la fréquence, au moment où la speakerine de la Radio Télévision Nationale annonçait l’imminence de la proclamation des résultats. Il y a eu le souffle d’une vieille bande, puis une fanfare accompagnée d’une chorale qui chantait à tue-tête : « Burundi Bwacu, Burundi Buhire… » Après l’hymne national, le ministre de l’Intérieur a pris la parole. Il a annoncé la victoire du Frodebu. Papa est resté impassible. Il a simplement allumé une cigarette.

Dans le quartier, aucun cri, aucun klaxon, aucun pétard. J’ai cru entendre une clameur au loin, là-haut, dans les collines. Était-ce mon imagination ? Avec son obsession de nous laisser en dehors de la politique, Papa est allé se réfugier dans sa chambre pour passer des coups de fil. À travers la porte, j’entendais des phrases que je ne comprenais pas. « Ce n’est pas une victoire démocratique, c’est un réflexe ethnique… Tu sais mieux que moi comment ça se passe en Afrique, la Constitution n’a pas de poids… L’armée soutient l’Uprona… Dans ces pays-là, on ne gagne pas une élection sans être le candidat de l’armée… Je n’ai pas ton optimisme… Ils paieront cet affront tôt ou tard… »

On a dîné assez tôt. J’avais préparé une omelette aux oignons, Ana a servi des tranches d’ananas et des yogourts à la fraise des sœurs Clarisses. Avant de se coucher, nous avons regardé le journal télévisé dans la chambre de Papa. L’image tremblait. Il y avait de la neige sur le canal. J’ai remué le cintre au-dessus du poste. Le président major Pierre Buyoya, assis devant un drapeau du Burundi, a dit d’une voix posée : « J’accepte solennellement le verdict populaire et j’invite la population à faire de même. » J’ai tout de suite pensé à Innocent. Ensuite, le nouveau président, Melchior Ndadaye, est apparu à l’écran. Il était calme. « C’est la victoire de tous les Burundais. » Et là, j’ai pensé à Prothé. À la fin du journal télévisé, le chef d’état-major a pris la parole à son tour : « L’armée respecte la démocratie basée sur le multipartisme. » J’ai alors pensé aux paroles de Papa.

J’étais en train de me brosser les dents, quand j’ai entendu Ana hurler. Je me suis précipité dans notre chambre. Elle était debout sur mon lit, accrochée au rideau. Sur le carrelage, au milieu de la pièce, rampait une scolopendre. Papa l’a écrabouillée en criant : « Saloperie ! » Au moment de me mettre au lit, j’ai demandé à Papa si l’arrivée de ce nouveau président était une bonne nouvelle. Il a répondu : « On verra bien. »

Chère Laure,

Le peuple a voté. À la radio, ils ont dit 97,3 % de taux de participation. Ça veut dire tout le monde moins les enfants, les malades à l’hôpital, les détenus dans les prisons, les fous dans les asiles, les bandits recherchés par la police, les paresseux restés au lit, les manchots incapables de tenir un bulletin de vote et les étrangers comme mon père, ma mère ou Donatien, qui ont le droit de vivre ici, de travailler ici, mais pas de donner leur avis qui, lui, doit rester là d’où ils viennent. Le nouveau président s’appelle Melchior, comme le roi mage. Certains l’adorent, comme Prothé, notre cuisinier. Il dit que c’est la victoire du peuple. D’autres le détestent, comme Innocent, notre chauffeur, mais je te rassure, c’est parce que c’est un grincheux et un mauvais perdant.

Je trouve que le nouveau président a l’air sérieux, il se tient bien, ne met pas les coudes sur la table, ne coupe pas la parole. Il porte une cravate unie, une chemise bien repassée et il a des formules de politesse dans ses phrases. Il est présentable et propre. C’est important ! Car ensuite on devra accrocher son portrait dans tout le pays pour ne pas oublier qu’il existe. Ce serait enquiquinant d’avoir un président négligé sur lui ou qui louche sur la photo dans les ministères, les aéroports, les ambassades, les compagnies d’assurances, les commissariats, les hôtels, les hôpitaux, les cabarets, les maternités, les casernes, les restaurants, les salons de coiffure et les orphelinats.

D’ailleurs, je me demande bien où on a mis les portraits de l’ancien président ? Les a-t-on jetés ? Mais peut-être qu’il existe un endroit où on les garde au cas où il déciderait de revenir un jour ?

C’est la première fois qu’on a un président qui n’est pas militaire. Je pense qu’il aura moins mal à la tête que ses prédécesseurs. Les présidents militaires ont toujours des migraines. C’est comme s’ils avaient deux cerveaux. Ils ne savent jamais s’ils doivent faire la paix ou la guerre.


Gaby

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