23

L’année scolaire touchait à sa fin. À Bujumbura, les premiers départs liés à la situation politique du pays commençaient. Le père des jumeaux avait décidé de rentrer en France, définitivement. La nouvelle était tombée comme un couperet, du jour au lendemain. On s’était dit au revoir devant le portail de leur maison. Trop vite. Leur voiture avait quitté l’impasse dans un nuage de poussière. Alors Francis a eu l’idée de prendre un taxi jusqu’à l’aéroport pour leur dire un dernier au revoir. On est arrivés juste avant qu’ils n’embarquent. On s’est embrassés. Je leur ai fait promettre de m’écrire. Ils ont juré : « Au nom de Dieu ! »

Ils ont laissé un vide derrière eux, les jumeaux. Les premiers temps, quand nous nous retrouvions dans le Combi Volkswagen, sur le terrain vague, nous sentions qu’il manquait des rires aux blagues d’Armand et des histoires dans nos après-midi. Leur départ offrait surtout plus de place à Francis. Parler, c’est tout ce que l’on savait faire, dorénavant. On restait assis de longues heures sur la banquette du Combi, à écouter une vieille cassette de Peter Tosh, à fumer des cigarettes bon marché et téter au goulot des bières et des Fanta que Francis nous achetait au kiosque. Quand je proposais une partie de pêche, un tour dans la rivière ou une cueillette de mangues, les copains m’envoyaient balader, c’était devenu des jeux d’enfants, on avait passé l’âge.

— Faut trouver un vrai nom de bande, a dit Gino.

— Mais on en a déjà un ! Les Kinanira Boyz.

Gino et Francis ont ricané bêtement.

— Fait pitié ce nom !

— Je te rappelle que c’est toi qui l’as trouvé, Gino, j’ai dit, vexé.

— De toute façon, faut plus dire bande. On parle de gang, maintenant, a dit Francis. Buja, c’est la ville des gangs, comme Los Angeles ou New York. Il y en a un par quartier. À Bwiza, ce sont les « Sans Défaite », à Ngagara les « Sans Échec », à Buyenzi les « Six Garages »…

— Ouais, ouais, y a aussi les « Chicago Bulls » et les « Sans Capote », a dit Gino, comme s’il se mettait à rapper.

— Nous, on sera le gang de Kinanira, a dit Francis en tirant une bouffée. Laissez-moi vous expliquer comment ça fonctionne. Les gangs sont armés, structurés, avec une hiérarchie. Ils tiennent les barrages pendant les villes mortes. Tout le monde les respecte. Même les militaires les laissent tranquilles.

— Mais on va quand même pas participer aux villes mortes, les gars ? a demandé Armand.

— Faut protéger le quartier, a répondu Gino.

— Avec mon père, si je sors dehors un jour de ville morte, y a pas que la ville qui sera morte, mon pote, a souri Armand.

— T’inquiète, on va pas tenir des barrages tout de suite, a dit Francis, qui commençait à se prendre pour notre chef. Je veux simplement qu’on soit en bons termes avec les « Sans Défaite » qui bloquent le pont de la Muha. Faut leur montrer qu’on est avec eux, leur filer un coup de main de temps en temps, comme ça on pourra continuer de circuler dans le quartier sans problème et ils nous protégeront si nécessaire.

— Moi, je veux rien avoir à faire avec tous ces assassins, ai-je dit. La seule chose qu’ils savent faire, c’est tuer des pauvres boys qui rentrent du travail.

— Ils tuent des Hutu, Gaby, et les Hutu nous tuent ! a répondu Gino. Œil pour œil, dent pour dent, tu connais ? C’est même écrit dans la Bible.

— La Bible ? Jamais entendu parler ! Je connais la chanson de ndombolo : « Œil pour œil, Cent pour cent ! Cent pour cent ! Oh ! Oh ! Oh ! »

— Arrête, Armand ! j’ai dit, agacé. Y a rien de drôle.

— Tu as vu ce qu’ils ont fait à nos familles, au Rwanda, Gaby ? a repris Gino. Si on ne se protège pas, c’est eux qui vont nous tuer, comme ils ont tué ma mère.

Francis envoyait des ronds de fumée au-dessus de nos têtes. Armand a cessé de faire le pitre. J’aurais voulu dire à Gino qu’il se trompait, qu’il généralisait, que si on se vengeait chaque fois, la guerre serait sans fin, mais j’étais perturbé par ce qu’il venait de révéler sur sa mère. Je me disais que son chagrin était plus fort que sa raison. La souffrance est un joker dans le jeu de la discussion, elle couche tous les autres arguments sur son passage. En un sens, elle est injuste.

— Gino a raison. Dans la guerre, personne ne peut être neutre ! a dit Francis avec un air de monsieur-je-sais-tout qui m’irritait au plus haut point.

— Tu peux parler, toi, t’es zaïrois, a dit Armand en pouffant de rire.

— Ouais, je suis zaïrois, mais zaïrois tutsi.

— Tiens voilà autre chose !

— On nous appelle les Banyamulenge.

– Ça non plus, jamais entendu parler, a dit Armand.

— Et si on ne veut pas choisir de camp ? j’ai demandé.

— On n’a pas le choix, on a tous un camp, a dit Gino, avec un sourire hostile.

Ces discussions m’ennuyaient, cette violence qui fascinait Francis et Gino. J’ai décidé de me rendre moins souvent à la planque. J’ai même commencé à éviter les copains et leur délire guerrier. J’avais besoin de respirer, de me changer les idées. Pour la première fois de ma vie, je me sentais à l’étroit dans l’impasse, cet espace confiné où mes préoccupations tournaient en rond.


Un après-midi, j’ai croisé par hasard Mme Economopoulos devant sa haie de bougainvilliers. On a échangé quelques mots sur la saison des pluies et le beau temps, puis elle m’a invité à entrer dans sa maison pour m’offrir un verre de jus de barbadine. Dans son grand salon, mon regard a tout de suite été attiré par la bibliothèque lambrissée qui couvrait entièrement un des murs de la pièce. Je n’avais jamais vu autant de livres en un seul lieu. Du sol au plafond.

— Vous avez lu tous ces livres ? j’ai demandé.

— Oui. Certains plusieurs fois, même. Ce sont les grands amours de ma vie. Ils me font rire, pleurer, douter, réfléchir. Ils me permettent de m’échapper. Ils m’ont changée, ont fait de moi une autre personne.

— Un livre peut nous changer ?

— Bien sûr, un livre peut te changer ! Et même changer ta vie. Comme un coup de foudre. Et on ne peut pas savoir quand la rencontre aura lieu. Il faut se méfier des livres, ce sont des génies endormis.

Mes doigts couraient sur les rayonnages, caressaient les couvertures, leur texture si différente les unes des autres. J’énonçais en silence les titres que je lisais. Mme Economopoulos m’observait sans rien dire, mais alors que je m’attardais particulièrement sur un livre, intrigué par le titre, elle m’a encouragé.

— Prends-le, je suis sûre qu’il te plaira.

Ce soir-là, avant d’aller au lit, j’ai emprunté une lampe torche dans un des tiroirs du secrétaire de Papa. Sous les draps, j’ai commencé à lire le roman, l’histoire d’un vieux pêcheur, d’un petit garçon, d’un gros poisson, d’une bande de requins… Au fil de la lecture, mon lit se transformait en bateau, j’entendais le clapotis des vagues taper contre le bord du matelas, je sentais l’air du large et le vent pousser la voile de mes draps.

Le lendemain, j’ai rapporté le livre à Mme Economopoulos.

— Tu l’as déjà terminé ? Bravo, Gabriel ! Je vais t’en prêter un autre.

La nuit d’après, j’entendais le bruit des fers qui se croisent, le galop des chevaux, le froissement des capes de chevaliers, le froufrou de la robe en dentelle d’une princesse.

Un autre jour, j’étais dans une pièce exiguë, caché avec une adolescente et sa famille, dans une ville en guerre et en ruines. Elle me laissait lire par-dessus son épaule les pensées qu’elle couchait dans son journal intime. Elle parlait de ses peurs, de ses rêves, de ses amours, de sa vie d’avant. J’avais l’impression que c’était moi dont il était question, que j’aurais pu écrire ces lignes.

Chaque fois que je lui rapportais un livre, Mme Economopoulos voulait savoir ce que j’en avais pensé. Je me demandais ce que cela pouvait bien lui faire. Au début, je lui racontais brièvement l’histoire, quelques actions significatives, le nom des lieux et des protagonistes. Je voyais qu’elle était contente et j’avais surtout envie qu’elle me prête à nouveau un livre pour filer dans ma chambre le dévorer.

Et puis, j’ai commencé à lui dire ce que je ressentais, les questions que je me posais, mon avis sur l’auteur ou les personnages. Ainsi je continuais à savourer mon livre, je prolongeais l’histoire. J’ai pris l’habitude de lui rendre visite tous les après-midi. Grâce à mes lectures, j’avais aboli les limites de l’impasse, je respirais à nouveau, le monde s’étendait plus loin, au-delà des clôtures qui nous recroquevillaient sur nous-mêmes et sur nos peurs. Je n’allais plus à la planque, je n’avais plus envie de voir les copains, de les écouter parler de la guerre, des villes mortes, des Hutu et des Tutsi. Avec Mme Economopoulos, nous nous asseyions dans son jardin sous un jacaranda mimosa. Sur sa table en fer forgé, elle servait du thé et des biscuits chauds. Nous discutions pendant des heures des livres qu’elle mettait entre mes mains. Je découvrais que je pouvais parler d’une infinité de choses tapies au fond de moi et que j’ignorais. Dans ce havre de verdure, j’apprenais à identifier mes goûts, mes envies, ma manière de voir et de ressentir l’univers. Mme Economopoulos me donnait confiance en moi, ne me jugeait jamais, avait le don de m’écouter et de me rassurer. Après avoir bien discuté, lorsque l’après-midi s’évanouissait dans la lumière du couchant, nous flânions dans son jardin comme de drôles d’amoureux. J’avais l’impression d’avancer sous la voûte d’une église, le chant des oiseaux était un chuchotis de prières. Nous nous arrêtions devant ses orchidées sauvages, nous faufilions parmi les haies d’hibiscus et les pousses de ficus. Ses parterres de fleurs étaient des festins somptueux pour les souimangas et les abeilles du quartier. Je ramassais des feuilles séchées au pied des arbres pour en faire des marque-pages. Nous marchions lentement, presque au ralenti, en traînant nos pieds dans l’herbe grasse, comme pour retenir le temps, pendant que l’impasse, peu à peu, se couvrait de nuit.

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