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Pour tout arranger, c’était bientôt Noël. Après une bataille entre Papa et Maman pour savoir lequel des deux nous garderait pour les fêtes, il a été convenu que je resterais avec Papa et qu’Ana irait avec Maman rendre visite à Eusébie, une tante de Maman qui vivait à Kigali, au Rwanda. C’était la première fois que Maman retournait au Rwanda depuis 1963. La situation paraissait plus stable, grâce aux nouveaux accords de paix entre le gouvernement et le Front patriotique rwandais, cette rébellion composée d’enfants d’exilés de l’âge de Maman.

Papa et moi, nous avons passé Noël en tête à tête. J’ai reçu en cadeau un vélo BMX rouge orné de lanières multicolores qui pendaient aux poignées. J’étais si heureux qu’aux premières lueurs du matin de Noël, avant même que Papa ne se réveille, je l’ai apporté chez les jumeaux qui vivaient dans la maison en face de chez nous, à l’entrée de notre impasse. Ils étaient impressionnés. Ensuite, on s’est amusés à faire des tchélélés dans le gravier. Papa est arrivé dans son pyjama rayé, furieux, et m’a giflé devant mes copains pour avoir quitté la maison si tôt sans le prévenir. Je n’ai pas pleuré, ou juste quelques larmes, certainement à cause de la poussière soulevée par les dérapages ou d’un moucheron coincé dans l’œil, je ne sais plus trop.

Pour le jour de l’an, Papa a décidé de m’emmener en randonnée dans la forêt de la Kibira. Nous avons passé la nuit chez les pygmées du village des potiers, à plus de 2 300 mètres d’altitude. La température avoisinait zéro degré. À minuit, Papa m’a autorisé à boire quelques gorgées de bière de banane, pour me réchauffer et pour fêter cette nouvelle année 1993 qui débutait. Puis nous nous sommes couchés sur la terre battue, blottis les uns contre les autres autour du feu.

Au petit matin, Papa et moi avons quitté la hutte sur la pointe des pieds, tandis que les pygmées ronflaient encore, la tête posée sur leurs calebasses d’urwagwa, la bière de banane. Dehors, le sol était couvert de givre, la rosée s’était transformée en cristaux blancs, un épais brouillard enveloppait la cime des eucalyptus. Dans la forêt, nous avons suivi un sentier tortueux. J’ai ramassé un gros coléoptère noir et blanc sur un tronc pourri et l’ai enfermé dans une boîte de métal pour commencer ma collection d’entomologiste. Au fur et à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel, la température augmentait et la fraîcheur de l’aube se changeait en humidité poisseuse. Papa marchait devant moi, silencieux, la sueur rendait ses cheveux plus ternes et les faisait frisotter au-dessus de sa nuque. On entendait des cris de babouins résonner dans les bois. Parfois je sursautais, quelque chose remuait dans les fougères, sûrement un serval ou une civette.

En fin de journée, nous avons rencontré un groupe de pygmées avec leur meute de chiens, des terriers Nyam-Nyam. Ils venaient du village des forgerons, plus haut dans les montagnes. Ils rentraient de la chasse avec leurs arcs en bandoulière et un butin composé de cadavres de taupes, de rats de Gambie et d’un chimpanzé. Papa était passionné par ces petits hommes dont le mode de vie était le même depuis des millénaires. En les quittant, il m’a parlé avec tristesse de la disparition programmée de ce monde à cause de la modernité, du progrès et de l’évangélisation.

Avant de rejoindre la voiture, sur le dernier tronçon du sentier, Papa m’a demandé de m’arrêter. Il a sorti un appareil jetable :

— Mets-toi là ! Je vais te prendre en photo, comme ça on aura un souvenir.

J’ai grimpé sur un arbre en forme de grand lance-pierres, debout entre les deux troncs. Papa a remonté la molette. Attention ! Il y a eu un « clic » puis le bruit de la pellicule qui se rembobinait. C’était la fin du film.

Au village, on a remercié les pygmées pour leur accueil et leur hospitalité. Les gamins ont couru après la voiture pendant plusieurs kilomètres, en essayant de s’accrocher au véhicule, jusqu’à ce que l’on rejoigne la route asphaltée. Dans la descente de Bugarama, on se faisait doubler par les kamikazes-bananes, ces hommes à vélos qui roulaient aussi vite que les voitures, leurs porte-bagages chargés de lourds régimes de bananes ou de sacs de charbon de plusieurs dizaines de kilos. À cette vitesse, la chute était souvent mortelle, et la moindre sortie de route menait au fond du précipice, dans le cimetière des camions tanzaniens et des minibus écrabouillés. De l’autre côté de la route, les mêmes cyclistes, après avoir livré leurs marchandises à la capitale, remontaient la montagne en s’accrochant discrètement aux pare-chocs arrière des camions. Je m’imaginai à mon tour avec mon BMX rouge à lanières descendant à toute vitesse les virages de Bugarama, doublant voitures et camions dans une course folle, les jumeaux, Armand et Gino, m’acclamant à mon arrivée à Bujumbura comme un vainqueur du Tour de France.

Il faisait nuit quand nous sommes arrivés devant la maison. Papa a klaxonné plusieurs fois devant le portail sur lequel était affichée une pancarte « Chien Méchant. Imbwa Makali ». Le jardinier est venu ouvrir, claudiquant, suivi de notre petit chien blanc et roux aux poils frisés, croisement hasardeux entre un bichon maltais et un ratier, qui incarnait, sans y croire, l’avertissement sur le portail. Quand Papa est descendu du véhicule, il a aussitôt demandé au jardinier :

— Où est Calixte ? Pourquoi c’est toi qui ouvres le portail ?

— Calixte a disparu, patron.

Le chien le suivait toujours. Il n’avait pas de queue, alors il remuait l’arrière-train pour signifier qu’il était content. Et il retroussait les lèvres, ce qui donnait l’impression qu’il souriait.

— Comment ça, disparu ?

— Il est parti très tôt ce matin et il ne reviendra pas.

— C’est quoi encore cette histoire ?

— Il y a eu des problèmes avec Calixte, patron. Hier nous avons fêté la nouvelle année. Quand je me suis endormi il est entré dans le magasin et il a volé beaucoup de choses. Après, il a disparu… C’est ce que j’ai constaté.

— Il a volé quoi ?

— Une brouette, une boîte à outils, une meuleuse, un fer à souder, deux pots de peinture…

Le jardinier continuait son inventaire mais Papa l’a interrompu d’un geste de la main.

— C’est bon ! C’est bon ! Lundi je porte plainte.

Le jardinier a ajouté :

— Il a aussi volé le vélo de monsieur Gabriel.

En entendant cette phrase, j’ai senti mon cœur tomber dans mon ventre. Impossible. Je ne pouvais pas imaginer Calixte capable d’une telle chose. Je me suis mis à pleurer à chaudes larmes. J’en voulais à la terre entière. Papa répétait : « On va retrouver ton vélo, Gaby, ne t’en fais pas. »

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