Allongée sur le carrelage de la terrasse, ses feutres et ses crayons de couleur éparpillés autour d’elle, Ana dessinait des villes en feu, des soldats en armes, des machettes ensanglantées, des drapeaux déchirés. Une odeur de crêpes emplissait l’air. Prothé cuisinait en écoutant la radio à tue-tête. Le chien dormait paisiblement à mes pieds. Il se réveillait de temps à autre, pour se mordiller frénétiquement la patte. Des mouches vertes tournaient autour de son museau. Assis à la place que Maman aimait occuper sur la terrasse, je lisais L’Enfant et la rivière, un livre prêté par Mme Economopoulos. J’ai entendu la chaîne en fer du portail se détacher. En me levant, j’ai aperçu les cinq hommes remonter l’allée. L’un d’eux avait une kalachnikov. C’est lui qui nous a demandé de sortir de la maison. Il donnait ses ordres du bout de son canon. Prothé a levé les bras en l’air, Ana et moi l’avons imité. Les hommes nous ont ordonné de nous mettre à genoux, les mains derrière la tête.
— Où est le patron ? a demandé l’homme à la kalachnikov.
— Il est en voyage dans le nord du pays, pour quelques jours, a dit Prothé.
Les hommes nous dévisageaient. Ils étaient jeunes. Certains m’étaient familiers. J’avais dû les croiser au kiosque.
— Toi, le Hutu, où est-ce que tu habites ? a continué l’homme en s’adressant à Prothé.
— Sur cette parcelle, depuis un mois, a dit Prothé. J’ai envoyé ma famille au Zaïre, à cause de l’insécurité. Je dors là.
Il a montré la petite baraque en tôle au fond du jardin.
— Nous ne voulons pas de Hutu dans le quartier, a dit l’homme à la kalachnikov. C’est compris ? On vous laisse travailler la journée, mais le soir vous rentrez chez vous.
— Je ne peux pas retourner dans mon quartier, chef, ma maison a été incendiée.
— Ne te plains pas. Tu as de la chance d’être encore en vie. Votre patron est un Français et, comme tous les Français, il préfère les Hutu. Mais ici, ce n’est pas le Rwanda, ils ne vont pas venir faire leur loi. C’est nous qui décidons.
Il s’est avancé vers Prothé et lui a enfoncé le canon de son arme dans la bouche.
— Alors à la fin de la semaine, soit tu quittes le quartier, soit on s’occupe de toi. Quant à vous deux, dites bien à votre père qu’on ne veut pas de vous, les Français, au Burundi. Vous nous avez tués au Rwanda.
Avant de retirer son arme de la bouche de Prothé, l’homme nous a craché dessus. Ensuite, il a fait un signe de tête au reste du groupe et ils ont quitté la parcelle. Nous avons attendu longtemps avant de nous relever. Puis nous nous sommes assis sur les marches de la maison. Prothé ne disait rien. Son regard abattu était planté dans le sol. Ana s’est remise à dessiner, comme si rien ne s’était passé. Au bout d’un moment, elle a levé la tête vers moi :
— Gaby, pourquoi Maman nous a accusés d’avoir tué notre famille au Rwanda ?
Je n’avais pas de réponse à donner à ma petite sœur. Je n’avais pas d’explications sur la mort des uns et la haine des autres. La guerre, c’était peut-être ça, ne rien comprendre.
Parfois, je pensais à Laure, je voulais lui écrire, et je renonçais. Je ne savais pas quoi lui dire, tout paraissait si confus. J’attendais que les choses s’améliorent un peu, alors je pourrais tout lui raconter dans une longue lettre pour la faire sourire comme avant. Mais pour l’instant, le pays était un zombie qui marchait langue nue sur des cailloux pointus. On apprivoisait l’idée de mourir à tout instant. La mort n’était plus une chose lointaine et abstraite. Elle avait le visage banal du quotidien. Vivre avec cette lucidité terminait de saccager la part d’enfance en soi.
Les opérations ville morte se multipliaient dans Bujumbura. Du crépuscule jusqu’à l’aube, les explosions retentissaient dans le quartier. La nuit rougeoyait de lueurs d’incendies qui montaient en épaisse fumée au-dessus des collines. On était tellement habitués aux rafales et au crépitement des armes automatiques que l’on ne prenait même plus la peine de dormir dans le couloir. Allongé dans mon lit, je pouvais admirer le spectacle des balles traçantes dans le ciel. En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais pensé voir des étoiles filantes.
Je trouvais le silence bien plus angoissant que le bruit des coups de feu. Le silence fomente des violences à l’arme blanche et des intrusions nocturnes qu’on ne sent pas venir à soi. La peur s’était blottie dans ma moelle épinière, elle n’en bougeait plus. Par moments, je tremblais comme un petit chien mouillé et grelottant de froid. Je restais calfeutré chez moi. Je n’osais plus m’aventurer dans l’impasse. Il m’arrivait parfois de traverser la rue, très rapidement, pour emprunter un nouveau livre à Mme Economopoulos. Puis je revenais aussitôt m’enfoncer dans le bunker de mon imaginaire. Dans mon lit, au fond de mes histoires, je cherchais d’autres réels plus supportables, et les livres, mes amis, repeignaient mes journées de lumière. Je me disais que la guerre finirait bien par passer, un jour, je lèverais les yeux de mes pages, je quitterais mon lit et ma chambre, et Maman serait de retour, dans sa belle robe fleurie, sa tête posée sur l’épaule de Papa, Ana dessinerait à nouveau des maisons en brique rouge avec des cheminées qui fument, des arbres fruitiers dans les jardins et de grands soleils brillants, et les copains viendraient me chercher pour descendre la rivière Muha comme autrefois sur un radeau en tronc de bananier, naviguer jusqu’aux eaux turquoise du lac et finir la journée sur la plage, à rire et jouer comme des enfants.
J’avais beau espérer, le réel s’obstinait à entraver mes rêves. Le monde et sa violence se rapprochaient chaque jour un peu plus. Notre impasse n’était plus le havre de paix que j’avais espéré depuis que les copains avaient décidé qu’il ne fallait pas rester neutre. Et même dans mon lit-bunker, les copains et tous les autres ont fini par me débusquer.