Frodebu. Uprona. C’était le nom des deux grandes formations politiques qui se disputaient les élections présidentielles du 1er juin 1993, après trente années d’un règne sans partage de l’Uprona. On n’entendait plus que ces deux mots toute la journée. À la radio, à la télévision, dans la bouche des adultes. Comme Papa ne voulait pas qu’on s’occupe de politique, j’écoutais ailleurs quand on en parlait.
Dans tout le pays, la campagne électorale prenait des allures de fête. Les partisans de l’Uprona s’habillaient avec des tee-shirts et des casquettes rouge et blanc, et quand ils se croisaient, ils se faisaient un signe avec les trois doigts du milieu levés. Les supporters du Frodebu avaient choisi le vert et blanc et leur signe de ralliement était un poing levé. Partout, sur les places publiques, dans les parcs et les stades, on chantait, on dansait, on riait, on organisait de grandes kermesses tonitruantes. Prothé, le cuisinier, n’avait plus que le mot démocratie en bouche. Même lui, toujours sérieux avec sa mine de chien battu, avait changé. Parfois, je le surprenais dans la cuisine à tortiller ses fesses de paludéen et à chanter d’une voix de crécelle : « Frodebu Komera ! Frodebu Komera ! » (« Frodebu ça va ! ») Quel plaisir de voir la gaieté que la politique procurait ! C’était une joie comparable à celle des matchs de football du dimanche matin. Je comprenais encore moins pourquoi Papa refusait que les enfants parlent de tout ce bonheur, de ce vent de renouveau qui décoiffait les cheveux des gens et remplissait leurs cœurs d’espoir.
La veille de l’élection présidentielle, j’étais installé sur les marches de la cuisine, dans la cour arrière de la maison, occupé à éclater les tiques du chien et à lui retirer des vers de cayor. Prothé, accroupi, lavait le linge devant l’évier écaillé en fredonnant un chant religieux. Après avoir rempli une grande bassine d’eau et versé le contenu d’une boîte de lessive OMO, il avait plongé la pile de linge dans le liquide bleu. Donatien, assis sur une chaise en face de nous, cirait ses chaussures. Il portait un abacost anthracite et un peigne en plastique était planté dans ses cheveux.
Innocent prenait sa douche, un peu plus loin, au fond du jardin. Sa tête et ses pieds dépassaient de la plaque en tôle rouillée qui servait de porte au coin douche. Pour agacer Prothé, il avait inventé une chanson qui moquait le Frodebu et la chantait à tue-tête. « Le Frodebu dans la boue, l’Uprona vaincra. » Tout en lançant vers Innocent des regards prudents pour être sûr de ne pas être entendu, Prothé a maugréé :
— Il peut bien continuer ces enfantillages autant qu’il veut, ils ne gagneront pas, cette fois. Je vais même te dire, Donatien : ils sont aveuglés par trente ans de pouvoir, et leur défaite n’en sera que plus cinglante.
— Ne sois pas présomptueux, mon ami, c’est péché. Innocent est jeune et arrogant, mais toi, tu dois faire preuve de sagesse. Ne te laisse pas distraire par ces provocations puériles.
— Tu as raison, Donatien. Mais j’ai quand même hâte de voir sa tête quand il apprendra notre victoire.
Innocent est sorti de la douche, torse nu, et s’est avancé jusqu’à nous avec la démarche d’un félin. Les gouttelettes d’eau dans ses cheveux crépus brillaient au soleil, lui faisaient une tonsure blanche. Il s’est arrêté devant Prothé, qui a baissé la tête et s’est mis à frotter le linge encore plus énergiquement. Innocent a enfoncé une main dans sa poche et en a sorti un de ses foutus cure-dent qu’il a jeté dans sa cavité buccale. Pour nous impressionner, il contractait ses muscles et prenait la pose, tout en fixant la nuque de Prothé avec mépris.
— Hé, toi, le boy !
Prothé s’est arrêté net de frotter. Il s’est déplié de toute sa taille et a planté ses yeux dans ceux d’Innocent avec une attitude froide de défi. Donatien a cessé de cirer ses chaussures. J’ai lâché la patte du chien. Innocent n’en revenait pas de voir le frêle Prothé lui tenir tête. Déstabilisé par tant d’aplomb, il a fini par esquisser un petit sourire narquois, légèrement gêné, a craché son cure-dent par terre et s’est éloigné en faisant le signe de l’Uprona par-dessus sa tête, les trois doigts du milieu levés. Prothé l’a regardé s’éloigner. Quand Innocent a disparu derrière le portail, il a repris place devant sa bassine d’eau et s’est remis à chantonner « Frodebu Komera… ».