17

Nous sommes restés plusieurs jours à dormir dans le couloir, sans quitter la maison de la journée. Un gendarme de l’ambassade de France a appelé Papa pour lui conseiller d’éviter toute sortie. Maman, qui vivait chez une amie dans les hauteurs de la ville, nous téléphonait tous les jours pour prendre des nouvelles. La radio annonçait d’importants massacres dans le centre du pays.

L’école a rouvert la semaine d’après. La ville était étrangement calme. Quelques magasins avaient levé leurs rideaux mais les fonctionnaires n’avaient pas repris leur travail et les ministres étaient toujours réfugiés dans les ambassades étrangères ou dans les pays limitrophes. En passant devant le palais présidentiel, j’ai aperçu le mur d’enceinte endommagé. C’était les seules traces de combat que l’on pouvait voir en ville. Dans la cour de récréation, les élèves se racontaient la nuit du coup d’État, les coups de feu, le bruit des obus, la mort du président, les matelas dans les couloirs. Personne n’avait peur. Pour nous, enfants privilégiés du centre-ville et des quartiers résidentiels, la guerre n’était encore qu’un simple mot. Nous avions entendu des choses, mais n’avions rien vu. La vie continuait comme avant, avec nos histoires de boums, de cœur, de marques, de mode. Les domestiques de nos maisons, les employés de nos parents, ceux qui vivaient dans les quartiers populaires, dans Bujumbura Rural, à l’intérieur du pays, et qui ne recevaient de consignes de sécurité d’aucune ambassade, n’avaient pas de sentinelle pour garder leur maison, de chauffeur pour accompagner leurs enfants à l’école, qui se déplaçaient à pied, en vélo, en bus collectif, eux prenaient la mesure des événements.

À mon retour de l’école, Prothé était en train d’écosser des petits pois sur la table de la cuisine. Je savais qu’il avait voté pour Ndadaye, que son bonheur avait été grand lors de sa victoire. J’osais à peine le regarder.

— Bonjour, Prothé. Comment vas-tu ?

— Monsieur Gabriel, vous m’excuserez, mais je n’ai pas la force de parler. Ils ont tué l’espoir. Ils ont tué l’espoir, c’est tout ce que je peux dire. Vraiment, ils ont tué l’espoir…

Quand j’ai quitté la cuisine, il répétait encore cette phrase.

Après le déjeuner, Donatien et Innocent m’ont accompagné à l’école. Sur la route, au niveau du pont Muha, on a croisé un blindé de l’armée.

— Regardez-moi ces militaires, ils sont perdus, a dit Donatien d’un air las. D’abord ils font un coup d’État, ils tuent le président, et maintenant que la population est en colère, que l’intérieur du pays est à feu et à sang, ils font marche arrière et demandent au gouvernement de revenir pour éteindre le feu qu’ils ont allumé. Pauvre Afrique… Puisse Dieu nous venir en aide.

Innocent ne disait rien, il conduisait, regardait la route, droit devant lui.

Dorénavant, les journées passaient plus vite, à cause du couvre-feu qui obligeait chacun à être chez soi à dix-huit heures, avant la tombée de la nuit. Le soir, on mangeait notre potage en écoutant la radio et ses nouvelles alarmantes. Je commençais à me questionner sur les silences et les non-dits des uns, les sous-entendus et les prédictions des autres. Ce pays était fait de chuchotements et d’énigmes. Il y avait des fractures invisibles, des soupirs, des regards que je ne comprenais pas.

Les jours passaient et la guerre continuait de faire rage dans les campagnes. Des villages étaient ravagés, incendiés, des écoles attaquées à la grenade, les élèves brûlés vifs à l’intérieur. Des centaines de milliers de personnes fuyaient vers le Rwanda, le Zaïre ou la Tanzanie. À Bujumbura, on parlait d’affrontements dans les zones périphériques. La nuit, on entendait des coups de feu au loin. Prothé et Donatien manquaient souvent le travail car l’armée effectuait de nombreuses opérations de ratissage dans leur quartier.

Depuis le ventre calme de notre maison, tout cela paraissait irréel. L’impasse somnolait comme à son habitude. À l’heure de la sieste, on entendait le pépiement des oiseaux dans les branches, une brise ondulait le feuillage des arbres, de gigantesques et vénérables ficus nous offraient une ombre salutaire. Rien n’avait changé. Nous poursuivions nos jeux et nos explorations. Les grandes pluies étaient de retour. La végétation avait retrouvé ses couleurs vives. Les arbres ployaient sous le poids des fruits mûrs et la rivière avait repris son plein débit.

Un après-midi, tandis qu’on vadrouillait tous les cinq, pieds nus, nos perches à la main, à la recherche de mangues, Gino a proposé d’aller plus loin car nous avions déjà fait la razzia dans l’impasse. Nous nous sommes retrouvés devant la clôture de chez Francis. J’ai eu comme un mauvais pressentiment.

— Ne restons pas là, on va avoir des problèmes.

— Allez, fais pas ton peureux, Gaby ! a répondu Gino. Ce manguier, il est pour nous.

Armand et les jumeaux se regardaient, hésitants, mais Gino a insisté. Nous avons avancé lentement dans l’allée, à pas discrets sur le gravier. C’était facile d’entrer dans la parcelle, il n’y avait pas de portail. Au sommet d’une butte se tenait la maison, sinistre, avec des murs décrépis, et leurs auréoles d’humidité qui gondolaient les plaques de plâtre du faux plafond de la véranda. Le manguier déployait ses branches sur tout le jardin. On s’est approchés. Les moustiquaires sales, derrière les barreaux des fenêtres, nous empêchaient de distinguer l’intérieur de la maison. Les portes étaient fermées, le lieu trop calme. On s’est arrêtés au pied de l’arbre et Gino a fait tomber une mangue, puis deux, puis trois. Sa perche remuait le feuillage comme une cohue de calaos. Je restais en alerte.

Soudain, j’ai cru apercevoir une ombre passer, furtive, derrière les moustiquaires poussiéreuses. « Attendez ! » On s’est tous immobilisés et on a scruté la maison. Le silence régnait. On ne distinguait que le murmure de la rivière Muha, au fond du jardin. Gino a recommencé à attraper les mangues. Armand l’encourageait et dansait le soukouss chaque fois qu’un fruit atterrissait dans l’herbe. Les jumeaux et moi étions sur nos gardes. Derrière nous, un oiseau s’est envolé dans un bruissement d’ailes. On a tourné la tête. Armand et les jumeaux ont détalé les premiers, à la vitesse de la lumière, en direction de la route. Ensuite Gino a démarré et je l’ai suivi sans réfléchir. On a contourné la maison, dévalé la pente qui menait à la Muha. J’avais une peur de proie. Je n’étais pas sûr que Francis nous poursuivait, alors je me suis retourné pour vérifier. C’est là que son poing a frappé mon visage, et je me suis écrasé dans les cailloux. Puis une grêle de coups s’est abattue sur moi comme un essaim de guêpes. Gino criait et tentait de me protéger. Je l’ai vu tomber à son tour, à quelques centimètres de moi. Une main nous a traînés jusqu’au bord de la rivière, et Francis a plongé nos têtes dans l’eau brune et limoneuse de la Muha. Je ne respirais plus. Mon visage frottait les pierres au fond de l’eau. J’avais beau me débattre pour me dégager, la main de Francis était un étau qui broyait mon cou. Quand il me remontait à la surface, j’entendais des bribes de ses phrases. « Ce n’est pas bien de voler dans le jardin des gens. Vos parents ne vous l’ont pas appris, hein ? » Puis il me faisait replonger, tête la première, avec une rage qui me paralysait les os. Tout était flou. Mes mains s’agitaient désespérément, cherchant en vain à se raccrocher à quelque chose : une branche, une bouée, un espoir… Je griffais le sol de mes ongles comme pour trouver une autre issue, une trappe dérobée au fond de la rivière. L’eau s’infiltrait dans mes oreilles, dans mes narines. Et la voix continuait en sourdine. Elle était si douce en comparaison de cette étreinte qui me maintenait sous l’eau. « Bandes d’enfants gâtés, je vais vous apprendre les bonnes manières. » En plus de m’étouffer, Francis cherchait à m’assommer. Mon front cognait le sol. Mon unique instinct était de trouver de l’air au plus vite. Où était-il ? Mes poumons suffoquaient, se ratatinaient sur eux-mêmes. Mon cœur palpitait d’effroi, cherchait à s’échapper par ma bouche. J’entendais l’écho lointain de mes cris étouffés. J’appelais Papa et Maman. Où étaient-ils ? Francis ne jouait pas. Aucun doute, il avait décidé de me tuer. C’était donc ça, la violence ? De la peur et de l’étonnement saisis sur le vif. Il sortait ma tête de la rivière, d’un coup, et j’entendais : « Vos mères sont les putes des blancs ! » Et à nouveau je buvais la tasse. Je perdais mon combat. Doucement, mes muscles épuisés se relâchaient, j’acceptais la situation dans ces dix centimètres d’eau, avec la voix de Francis pour me bercer, je me laissais glisser, imperceptiblement. La peur et la soumission pour moi, la violence et la force pour lui.

Mais Gino refusait de se noyer. De toutes ses forces. Il refusait l’eau et les paroles. Il voyait plus loin. Il voulait encore cueillir des mangues en novembre et construire des frégates avec de longues feuilles de bananier pour descendre la rivière. Il n’était pas tétanisé, ni même fasciné par cette violence nouvelle. Il la défiait. À la merci de Francis, il se comportait pourtant d’égal à égal. Il répondait, répliquait, ripostait. J’apercevais furtivement les veines de son cou gonflées comme une chambre à air. « N’insulte pas ma mère ! N’insulte pas ma mère ! » J’ai senti la pression se relâcher sur ma nuque. Francis tentait de contenir l’énergie grandissante de Gino. Il avait besoin de ses deux bras, de ses deux mains, de ses genoux posés sur son dos. J’ai retrouvé un peu d’air pour mes poumons. À quatre pattes, d’abord, avant de m’écrouler sur le dos. Je crachotais. Il y avait beaucoup de lumière dans ce ciel bleu. J’ai fermé les yeux, ébloui par le soleil, et j’ai rampé pour poser ma tête contre un tronc de bananier couché au sol. L’une de mes oreilles était bouchée.

— Personne n’a le droit d’insulter ma mère ! répétait Gino.

— Si, j’ai le droit si je veux. Ta mère la catin.

Francis replongeait la tête de Gino dans cette eau marron où j’avais voulu abdiquer. C’était l’heure de la sieste. Le pic de chaleur de la journée. La rue était vide. Pas une seule voiture, là-bas, sur le pont. L’écorce du bananier était une chair spongieuse où blottir ma tête étourdie. J’ai recraché de l’eau avant de tousser des paroles paniquées. Francis continuait sans relâche, telles les lavandières qui plongent le linge dans l’eau tout en bavardant de la pluie et du beau temps. À la fin de chaque phrase de Francis, la tête de Gino disparaissait dans l’écume de la rivière. « Alors elle est où ta pute de mère ? On ne l’a jamais vue dans le quartier… » Gino attrapait quelques goulées d’air avant de couler comme le flotteur de l’hameçon ferrant un poisson. Il hurlait sous l’eau. Ça faisait des remous autour de sa tête. « Elle est où ta pute de mère ? » Et plus Francis le répétait, plus Gino s’étouffait, et plus je criais de le lâcher, et plus Francis recommençait, avec la même question. Gino perdait sa force. Il abandonnait.

Quand je me suis enfin levé, que j’ai retrouvé assez d’esprit pour tenter d’arrêter Francis, Gino a balbutié « morte ». J’ai entendu le mot, distinctement. Il l’a dit une seconde fois, dans un léger sanglot. « Ma mère est morte. »

Là-bas, sur le pont, un vieux se tenait debout contre la balustrade, un chapeau noir sur la tête et un parapluie arc-en-ciel ouvert au-dessus, dont la pointe en métal brillait comme une étoile de Noël. Les vieux aiment regarder les enfants jouer dans les rivières. Ils savent qu’ils ne pourront plus jamais jouer comme ça. Francis lui a fait un signe de la main. Le vieux n’a pas répondu. Il a continué à nous regarder un instant avant de poursuivre son chemin, à petits pas, avec son chapeau noir et son parapluie aux couleurs vives. Francis est passé devant moi et j’ai reculé. Mais il ne m’a même pas regardé, il est parti. Je me suis approché de Gino. Il pleurait au bord de la rivière. La tête entre les jambes, il hoquetait dans ses habits mouillés. Et tout paraissait plus calme encore. L’eau coulait devant nous, cruellement indifférente. J’ai voulu le réconforter et ai posé ma main sur son épaule. Gino m’a repoussé, s’est levé brusquement et est parti en direction de la route.

Je suis resté assis au bord de l’eau. Mon oreille s’est débouchée. Peu à peu, le bruit de la circulation a repris. Les sonnettes des vélos chinois, les sandales qui raclent la terre battue du trottoir, le bruit des pneus des minibus sur l’asphalte chaud. Tout revenait à la vie. Il y avait du mouvement sur le pont. Une colère froide est montée en moi. Je saignais dans la bouche, j’avais des écorchures aux mains et aux genoux. J’ai rincé mes plaies dans la Muha.

La colère me disait de braver ma peur pour qu’elle arrête de grandir. Cette peur qui me faisait renoncer à trop de choses. J’ai décidé d’affronter Francis. Je suis retourné dans son jardin récupérer nos perches. Il était sur le pas de sa porte et m’a menacé quand je me suis approché. J’ai continué d’avancer. Je sentais le sang sur ma langue, il avait un goût de sel. Je me suis immobilisé et je l’ai fixé droit dans les yeux. Longuement. Il n’a pas bougé, derrière son sourire arrogant. Il est resté sur le perron de la maison. La tête dans la rivière, j’avais eu peur de lui. Plus maintenant. J’avais ce goût de sang dans la bouche et ce n’était rien, rien face aux pleurs de Gino. Il suffisait de l’avaler, le sang, et alors on oubliait son goût. Mais les larmes de Gino ? La colère venait remplacer la peur. Je ne craignais plus ce qui pouvait m’arriver. J’ai pris nos perches et j’ai laissé les mangues derrière moi. Personne ne les ramasserait jamais. Je le savais. Mais ça m’importait peu. Avec cette colère qui grandissait en moi, je me fichais bien que des mangues pourrissent dans l’herbe fraîche.

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