24

Maman est revenue du Rwanda le jour de la rentrée des classes. C’était au lendemain d’une journée « ville morte ». Le chemin de l’école était parsemé de carcasses de voitures calcinées, de blocs de pierres sur la chaussée, de pneus fondus ou encore fumants. Lorsqu’un corps se trouvait sur le bas-côté de la route, Papa nous ordonnait de détourner le regard.

Le directeur de l’école, accompagné de gendarmes de l’ambassade de France, nous a réunis sous le grand préau pour nous exposer les nouvelles consignes de sécurité. Les massifs de bougainvilliers entourant l’école avaient été remplacés par un haut mur en brique permettant de nous protéger des balles perdues qui venaient parfois se loger dans les salles de classe.

Une profonde anxiété s’était abattue sur la ville. Les adultes avaient le sentiment de l’imminence de nouveaux périls. Ils craignaient que la situation ne dégénère comme au Rwanda. Alors on se barricadait toujours un peu plus, et cette saison de violence avait pour conséquence de faire pousser grillages, vigiles, alarmes, barrières, portiques, barbelés. Tout un attirail rassurant nous persuadait que l’on pouvait écarter la violence, la tenir à distance. On vivait dans cette atmosphère étrange, ni paix ni guerre. Les valeurs auxquelles nous étions habitués n’avaient plus cours. L’insécurité était devenue une sensation aussi banale que la faim, la soif ou la chaleur. La fureur et le sang côtoyaient nos gestes quotidiens.

Un jour, à l’heure de pointe, j’avais assisté au lynchage d’un homme devant la Poste centrale. Papa était dans la voiture. Il m’avait envoyé récupérer le courrier dans notre boîte aux lettres. Je croisais les doigts pour avoir des nouvelles de Laure. Trois jeunes gens qui passaient devant moi ont subitement attaqué un homme, sans raison apparente. À coups de pierres. À l’angle de la rue, deux policiers regardaient la scène sans bouger. Les passants se sont arrêtés un instant, comme pour profiter d’une animation gratuite. Un des trois agresseurs est allé chercher la grosse pierre sous le frangipanier, celle sur laquelle les vendeurs de cigarettes et chewing-gums avaient l’habitude de s’asseoir. L’homme était en train d’essayer de se relever quand le gros caillou lui a fracassé la tête. Il s’est écroulé de tout son long sur le bitume. Sa poitrine s’est soulevée trois fois sous sa chemise. Rapidement. Il cherchait de l’air. Et puis plus rien. Les agresseurs sont repartis, aussi tranquillement qu’ils étaient arrivés, et les passants ont repris leur route en évitant le cadavre comme on contourne un cône de signalisation. La ville entière remuait, poursuivait ses activités, ses emplettes, son train-train. La circulation était dense, les minibus klaxonnaient, les petits vendeurs proposaient des sachets d’eau et de cacahuètes, les amoureux espéraient trouver des lettres d’amour dans leur boîte postale, un enfant achetait des roses blanches pour sa mère malade, une femme négociait des boîtes de concentré de tomates, un adolescent sortait de chez le coiffeur avec une coupe à la mode, et, depuis quelque temps, des hommes en assassinaient d’autres en toute impunité, sous le même soleil de midi qu’autrefois.


Nous étions à table, quand on a vu la voiture de Jacques entrer dans la parcelle. Maman est descendue de la Range Rover. Cela faisait deux mois que nous n’avions plus de ses nouvelles. Elle était méconnaissable. Elle avait maigri. Un pagne était grossièrement noué autour de sa taille, elle flottait dans une chemise brunâtre et ses pieds nus étaient couverts de crasse. Elle n’était plus la jeune citadine élégante et raffinée que nous connaissions, elle ressemblait à une paysanne crottée revenant de son champ de haricots. Ana s’est élancée en bas des marches, a sauté dans ses bras. Maman était si vacillante qu’elle a bien failli tomber à la renverse.

J’ai vu ses traits tirés, ses yeux jaunes et cernés, sa peau flétrie. Le col de sa chemise ouverte laissait apparaître des plaques de boutons sur son corps. Elle était devenue vieille.

— J’ai trouvé Yvonne dans Bukavu, a dit Jacques. J’étais en route pour Buja et je suis tombé par hasard sur elle, à la sortie de la ville.

Jacques n’osait pas la regarder. Comme si elle le répugnait. Il parlait pour évacuer sa gêne tout en se servant des rasades de whisky. La chaleur faisait apparaître de grosses gouttes de sueur sur son front. Il s’épongeait le visage avec un épais mouchoir en tissu.

— En temps normal, Bukavu est déjà un beau bordel, mais là tu n’en croirais pas tes yeux, Michel, c’est au-delà de l’impensable. Un dépotoir d’humains. Des étals de misère à chaque centimètre carré. Cent mille réfugiés dans les rues ! C’est l’asphyxie totale. Plus un bout de trottoir disponible. Et l’exode continue, ça nous arrive tous les jours par milliers. Une vraie hémorragie. Le Rwanda nous dégouline dessus, deux millions de femmes, d’enfants, de vieillards, de chèvres, d’interahamwe, d’officiers de l’ancienne armée, de ministres, de banquiers, de prêtres, d’estropiés, d’innocents, de coupables, j’en passe et des meilleurs… Tout ce que l’humanité peut porter de petites gens et de grands salauds. Ils ont laissé derrière eux des chiens charognards, des vaches amputées et un million de morts à flanc de colline pour venir chez nous se servir en famine et choléra. C’est à se demander comment le Kivu va se relever de ce foutu merdier !

Prothé servait Maman en purée de pommes de terre et en viande de bœuf, quand Ana a posé la question qui nous préoccupait tous :

— As-tu retrouvé tantine Eusébie et les cousins ?

Maman a fait non de la tête. Nous étions suspendus à ses lèvres. Elle n’a rien dit. J’ai voulu poser la même question pour Pacifique, mais Papa m’a fait un signe de la main pour que j’attende un peu. Maman mastiquait lentement sa nourriture, comme un vieillard malade. Avec des gestes fatigués, elle prenait son verre d’eau, avalait des petites gorgées. Elle malaxait de la mie de pain, faisait des boulettes qu’elle plaçait méthodiquement devant son assiette. Elle ne nous regardait pas, elle était absorbée par la nourriture. Quand elle a roté bruyamment, on s’est tous arrêtés pour la fixer, même Prothé qui commençait à débarrasser la table. Comme si de rien n’était, elle a repris une gorgée d’eau puis ingurgité un bout de pain. Cette tenue, cette attitude, ce ne pouvait pas être elle… Papa voulait établir un contact mais ne savait pas comment s’y prendre pour ne pas la brusquer. Il n’a pas eu besoin de le faire. Maman s’est mise à parler d’elle-même, avec une voix calme et lente, comme quand elle me racontait des légendes pour m’endormir, quand j’étais petit :

— Je suis arrivée à Kigali le 5 juillet. La ville venait d’être libérée par le FPR. Le long de la route, une file interminable de cadavres jonchait le sol. On entendait des tirs sporadiques. Les militaires du FPR tuaient des hordes de chiens qui se nourrissaient de chair humaine depuis trois mois. Des survivants aux regards hébétés erraient dans les rues. Je suis arrivée devant le portail de tante Eusébie. Il était ouvert. Quand je suis entrée dans la parcelle, j’ai voulu rebrousser chemin, à cause de l’odeur. J’ai tout de même trouvé le courage de continuer. Dans le salon, il y avait trois enfants par terre. J’ai retrouvé le quatrième corps, celui de Christian, dans le couloir. Je l’ai reconnu car il portait un maillot de l’équipe de foot du Cameroun. J’ai cherché tante Eusébie partout. Aucune trace. Dans le quartier, personne ne pouvait m’aider. J’étais seule. J’ai dû enterrer moi-même les enfants dans le jardin. Je suis restée une semaine dans la maison. Je me disais que tante Eusébie finirait par rentrer. Ne la voyant toujours pas revenir, j’ai décidé de partir à la recherche de Pacifique. Je savais que son premier réflexe serait d’aller à Gitarama pour retrouver Jeanne. Quand je suis arrivée chez elle, la maison avait été pillée mais pas de trace de Jeanne et de sa famille. Le lendemain, un soldat du FPR m’a appris que Pacifique était à la prison. Je m’y suis rendue, mais on ne m’a pas laissée le voir. Je suis revenue trois jours durant. Au matin du quatrième, un des gardiens m’a emmenée derrière la prison, sur un terrain de football, à la lisière d’une bananeraie. Des soldats du FPR surveillaient le lieu. Pacifique était là, étalé dans l’herbe. Il venait d’être fusillé. Le gardien m’a raconté qu’en arrivant à Gitarama, Pacifique avait découvert toute sa belle-famille et sa femme assassinées dans la cour de leur maison. Des voisins tutsis qui avaient échappé au massacre accusaient un groupe de Hutu, toujours en ville, d’avoir commis ce crime. Pacifique les a retrouvés sur la place centrale. Le chapeau du père de Jeanne était sur la tête d’un des hommes. Une femme du groupe portait la robe à fleurs que Pacifique avait offerte à Jeanne pour leurs fiançailles. Mon frère s’est senti devenir fou. Il a vidé le chargeur de son arme sur les quatre personnes. Il est aussitôt passé en cour martiale et a été condamné à mort. Quand j’ai retrouvé Mamie et Rosalie à Butare, je leur ai menti. J’ai dit qu’il était tombé au combat, pour le pays, pour nous, pour notre retour. Elles n’auraient pas accepté l’idée qu’il ait été tué par les siens. Une connaissance qui revenait du Zaïre nous a dit qu’elle avait cru reconnaître tante Eusébie dans un camp, vers Bukavu. Alors j’ai repris la route et je l’ai cherchée pendant un mois. J’ai marché, toujours plus loin. J’ai erré dans les camps de réfugiés. J’ai bien failli me faire tuer des dizaines de fois quand on devinait que j’étais tutsie. Par je ne sais quel miracle, Jacques m’a reconnue sur le bord de la route, j’avais perdu tout espoir de retrouver tante Eusébie.

Maman s’est tue. Papa avait les yeux fermés, la tête renversée en arrière et Ana sanglotait dans ses bras. Jacques s’est resservi un grand verre de whisky. Il a maugréé : « L’Afrique, quel gâchis ! »

J’ai couru m’enfermer dans ma chambre.

Загрузка...