CHAPITRE PREMIER

Les yeux mi-clos, les draps tirés jusqu’aux joues, Serge observait Mlle Fromont, qui rangeait les jouets en maugréant d’une manière comique. Une lampe de chevet, voilée de soie bleue, dispensait à la chambre sa lueur immobile et pure de clair de lune. La ferme modèle, la caserne de soldats de plomb et les lignes de chemin de fer posées sur le tapis, formaient un paysage fantastique, dont la masse énorme de la gouvernante contredisait les proportions. Cette gouvernante devenait, tour à tour, avec la tombée de la nuit, une montagne en mouvement, un monstre marin, ou un ballon pour expéditions lunaires. Ce soir, Serge estima qu’elle n’était rien d’autre qu’un cachalot échoué sur la plage. Il regretta même de n’avoir pas une règle sous la main pour la harponner. Cette idée le fit rire, et il se promit d’en tirer parti dès le lendemain.

En vérité, Mlle Fromont était une femme de haute taille, grasse et rubiconde, avec un buste gonflé à bloc et un arrière-train rebondi. Une moustache follette égayait sa lèvre supérieure. Quelques poils bouclés ornaient son triple menton. Son regard était dur, sa respiration sifflante. Elle venait de Suisse et se parfumait à la bergamote. Elle disait que la Russie ne valait rien, que les Russes étaient incultes et malpropres, et que seuls des malheurs de famille l’avaient contrainte à quitter son lac et ses glaciers. Depuis deux ans, Serge était passé des mains de la nounou à celles de la gouvernante. Mlle Fromont lui apprenait le français et les bonnes manières. Quand elle était contente de lui, elle lui chantait, d’une voix enrouée et forte, les chansons de son pays :

Saluts, glaciers, subli-mes,

Vous qui montez aux cieux,

Nous gravissons vos ci-mes,

Avec un cœur joyeux…


En cas d’insubordination ou de paresse, elle le traitait de « petit moujik » et lui pinçait l’oreille avec une vigueur virile. Serge détestait cette créature hommasse. Dans ses prières, il demandait secrètement qu’elle devînt aveugle, ou qu’elle mourût, ou qu’elle se mariât. En ce moment même, tandis que Mlle Fromont ramassait les restes du train mécanique épars sur le tapis, il souhaitait qu’elle fît un faux pas et se tordît la cheville. Mais, malgré sa corpulence, Mlle Fromont se baissait et se relevait avec agilité.

— La prochaine fois, vous rangerez votre train vous-même, dit-elle. Sinon, vous me copierez autant de lignes qu’il y aura de wagons sur le tapis.

— Bien, mademoiselle, dit Serge d’une voix indifférente.

Et il ajouta, pour lui-même, en serrant les dents :

— Diablesse.

— Vous dites ?

— Rien.

— Rien qui ?

— Rien, mademoiselle.

Des pas se rapprochaient dans le couloir. La porte de la pièce voisine s’ouvrit en grinçant un peu. Les parents de Serge allaient border son petit frère Boris, âgé de deux ans, qui couchait dans la même chambre que la nounou. Puis, ils passeraient le voir, lui, comme chaque soir, et sa mère lui donnerait un bonbon vert, enveloppé dans du papier transparent. C’était la règle. Serge retenait sa respiration, attentif à surveiller les moindres rumeurs de la maison. Il entendit le chuchotement confondu de deux voix, celle de sa mère, celle de son père, un bruit de baisers, des soupirs, le balbutiement monotone de la nounou, Marfa Antipovna.

— Ils viennent, ils viennent ! dit-il gaiement.

— Vous n’êtes plus un bébé, dit Mlle Fromont en plissant avec mépris ses lèvres duvetées. C’est bon pour Boris d’attendre avec impatience le baiser du soir et le bonbon. Dans mon pays…

Mais, déjà la porte s’ouvrait avec lenteur, et Serge se dressait, le visage radieux, dans son lit. Michel et Tania franchirent le seuil, sur la pointe des pieds.

— Ne craignez rien, leur dit Mlle Fromont, il ne dort pas encore.

Une autre silhouette apparut dans l’encadrement de la porte.

— Serge, dit Tania, ton oncle Nicolas voudrait te dire bonsoir.

Serge ne connaissait guère cet oncle Nicolas, dont ses parents parlaient souvent entre eux, avec des mines attristées. Il ne se rappelait même pas l’avoir vu dans sa lointaine enfance. Il regarda venir sur lui un long monsieur, très maigre, avec un menton mal rasé et des yeux noirs, brillants. L’oncle Nicolas posa une main chaude sur le poignet de Serge, le contempla longuement et dit :

— Quel joli garçon !

Serge se sentit rougir. Il n’aimait pas recevoir des compliments en public, comme une fille. D’un mouvement brusque, il détourna la tête et la fourra dans son oreiller.

— Il est sauvage, dit l’oncle Nicolas.

— Ne m’en parlez pas, monsieur, dit Mlle Fromont. C’est un vrai diable. Il me donne bien du mal.

Serge détesta l’oncle Nicolas et Mlle Fromont. Il pensa même faire un coup d’éclat, et refuser le bonbon vert et le baiser du soir. Mais, lorsque sa mère se pencha sur lui, il renonça facilement à se mettre en colère. Elle était la plus jolie et la plus parfumée des dames. Quand sa main douce lui effleurait le front, il avait l’impression de devenir meilleur.

— Dors bien, mon chéri, dit Tania en baisant son fils sur les deux joues.

Puis, elle le signa de ses doigts aériens et déposa un bonbon vert sur la couverture.

Michel consulta sa montre :

— Il faut que je parte. Vous serez là à mon retour, Nicolas ?

— Peut-être.

Serge ferma les yeux. La moustache drue de son père vint lui chatouiller les tempes. L’oncle Nicolas serra la main de l’enfant. Et tous les grands quittèrent la pièce pour des besognes nocturnes et mystérieuses.

Mlle Fromont éteignit la lampe de chevet et sortit à son tour. Seule la flamme de la veilleuse palpitait, dans son gobelet de verre rose, devant la planche dorée et noire de l’icône. Derrière la cloison, Serge entendit gémir le lit de la nounou. Le jour, il était fier d’avoir six ans et demi et de vivre seul, « comme un étudiant ». Mais, la nuit, il regrettait humblement la chambre de son enfance, quiète et chaude, avec le grand coffre de Marfa Antipovna dans un coin, les innombrables images saintes au mur, et la couchette de la nounou, que masquait un petit paravent. Il enviait Boris, qui, s’il s’éveillait après un cauchemar, pouvait appeler la servante et lui demander de chanter une chanson ou de raconter une histoire de nains et de fées. À évoquer tant de douceurs, Serge éprouvait le désir étrange de se recroqueviller et de pleurer en silence. Il avait l’impression qu’un morceau de sucre fondait au milieu de son corps. Pourtant, il rudoya ce désir de tendresse, indigne d’un garçon. Quand il tombait dans la cour, il s’astreignait toujours à refouler ses plaintes. Parfois même, il songeait à fuir en Amérique pour chercher de l’or et faire le trafic des fourrures.

La porte d’entrée claqua, ébranlant toute la maison. Serge pensa que son père venait de sortir. Sa mère et l’oncle Nicolas devaient être assis au boudoir et boire du café avec des liqueurs. Puis, Serge imagina la silhouette de Mlle Fromont en chemise de nuit. Cette vision le fit pouffer de rire. Un poing furieux tapa contre la cloison. La voix de la nounou cria :

— Veux-tu rester calme, petit vaurien ! Sinon, pauvre frérot ne dormira pas, et demain, on dira : c’est la faute de Marfa Antipovna…

— Tais-toi, tu m’embêtes, dit Serge. Demain, je découperai des festons dans ta jupe.

Cette menace avait le don d’exaspérer la nounou. Elle grogna encore des imprécations. Puis, ce fut le silence. Serge glissa le bonbon vert dans sa bouche, se tourna vers le mur et le sommeil le recouvrit instantanément.


— Je suis désolée que Michel ait été obligé de sortir ce soir, dit Tania en versant le café dans de fines tasses bleues. Il est trop occupé, ces derniers temps. Ses affaires… Je le vois à peine…

— Il travaille beaucoup ? demanda Nicolas.

— Énormément. Les Comptoirs Danoff ont pris une expansion inespérée. Et puis, il finance le chemin de fer d’Armavir à Touapse. Une grosse entreprise.

Elle marqua un temps, et ajouta d’un air détaché :

— Il est président du Conseil d’administration, tu sais ?

— Ah ! oui ? dit Nicolas avec une indifférence qui choqua la jeune femme.

— Oui, il a eu des entrevues avec des ministres : Kokovtzeff, Sazonoff… Stolypine lui était très dévoué. Pauvre Stolypine ! C’est affreux ! Mourir comme ça, en plein effort, tué par quelque voyou à la solde de l’étranger. Il y a plus d’un an de ça, et, cependant, je ne peux m’en remettre encore…

— Le 5 septembre 1911, dit Nicolas.

— Tu sais la date ?

— Oui.

Nicolas but une gorgée de café brûlant et reposa sa tasse.

— Tu le connaissais, toi, Stolypine ? demanda Tania.

— Par ses actes.

Il y eut un silence. Tania observait son frère d’une façon intense, douloureuse. Elle finit par dire, en baissant les paupières :

— Pourquoi ne viens-tu pas nous voir plus souvent ? Depuis trois ans presque, nous ne savons rien de toi. Où es-tu ? Que fais-tu ? Et, tout à coup, tu nous tombes dessus, sans prévenir. Nous aurions pu être sortis.

— Je serais repassé demain.

— Je suis sûre que tu es déjà venu à Moscou sans nous rendre visite.

— Non. C’est loin de Saint-Pétersbourg, Moscou. Et puis, moi aussi, j’ai du travail…

Le sourire de Nicolas démentait ses paroles.

— Quel travail ? demanda Tania.

— Nous avons ouvert une entreprise de papeterie en gros, avec des amis. Je surveille la comptabilité. Je gagne un peu d’argent…

Tania haussa les épaules :

— Dire que Michel t’avait offert une place intéressante dans son affaire !

— Je n’aime pas mélanger les affaires et la famille.

— Il ne te sied pas de parler de famille, dit Tania en rougissant. Quand je pense que je n’ai même pas ton adresse, et que, depuis des mois et des mois, tu n’écris plus à nos parents…

— J’ai de leurs nouvelles indirectement, dit Nicolas. Je sais qu’ils se portent bien, que Nina est malheureuse avec son mari, que maman donne dans les bonnes œuvres, que papa songe à prendre sa retraite… Je pense souvent à eux… Je les aime bien…

Il devint rêveur.

— C’est si difficile, si compliqué, dit-il enfin.

— Quoi ?

— Rien, la vie, ma vie…

Tania crut le moment venu de confesser son frère. Des amis de Saint-Pétersbourg lui avaient dit que Nicolas continuait à se compromettre en fréquentant des individus hostiles au régime. Michel affirmait que c’était là un jeu dangereux et inutile. Tania posa une main sur le poignet de son frère et murmura d’une voix tendre :

— Dis-moi tout, Nicolas, tu es à gauche, n’est-ce pas ?

Nicolas arrondit un œil limpide et pouffa de rire.

— Je ne vois pas ce que j’ai dit de drôle ! s’écria Tania. De source sûre, nous savons que tu t’occupes de… de ce qui ne te regarde pas !…

— Que tu es bien renseignée, ma chérie ! dit Nicolas.

— Tu te lies avec des nihilistes, des révolutionnaires…

— Et quand cela serait ? dit Nicolas. Depuis la création de la Douma, il n’est plus interdit de faire de la politique, en Russie. Admettons que je fasse de la politique, et n’en parlons plus.

— Ceux qui font de la politique sont des mécontents. De quoi es-tu mécontent ? Si tu n’as pas la situation que tu mérites, tu ne peux t’en prendre qu’à toi !

— Il ne s’agit pas de ma situation.

— Et de laquelle ?

— De celle des autres.

— Il y a l’empereur, les ministres pour s’occuper de ça.

— Et s’ils s’en occupaient mal ?

Tania battit des mains et son regard étincela de fierté :

— Voilà ce que je voulais te faire dire ! Tu es contre le gouvernement. Tu veux renverser l’ordre établi. Tu es un fauteur de troubles.

Nicolas leva les bras au ciel :

— Que de mots ! Que de mots ! On aurait dû t’engager comme rédacteur aux Nouvelles moscovites.

— Que reproches-tu à ce journal ? Michel le lit régulièrement.

— Moi aussi.

— Mais pour d’autres raisons, sans doute ?

— Sans doute.

La conversation s’engageait mal. Nicolas se leva, inspecta le boudoir d’un coup d’œil rapide.

— Je comprends que tu m’en veuilles de mon attitude, dit-il.

— Pourquoi ?

— Parce que tout ceci (il désignait les murs, les tableaux, les meubles) te cache le monde extérieur. Tu vois la vie à travers des rideaux de dentelle. Et tu te gardes bien de soulever le rideau. Comme tu dois être heureuse, ma petit Tania !

Tania redressa le buste et défripa sa jupe d’une main nerveuse.

— Mais oui, je suis heureuse, dit-elle. C’est étrange, on dirait que tu reproches aux gens d’être heureux. Depuis longtemps, j’ai remarqué ça. Tu surviens, tout noir, tout triste, comme un messager de malheur. Tu regardes autour de toi avec ironie, avec tristesse. Tu critiques tout…

— Je ne peux pas m’empêcher de penser aux autres.

— Moi aussi, je pense aux autres, dit Tania. Je reconnais qu’il y a des pauvres, des infortunés. Je ne demande pas mieux que de les aider. Je souhaite que le gouvernement fasse quelque chose pour eux.

— Alors, nous sommes d’accord.

— Non. Il me semble que nous désirons la même chose avec un cœur différent. Oui, c’est cela. Toi, tu te fâches, tu injuries les gens en place, tu te crois plus intelligent que tous les ministres réunis. Moi, je me dis, ils savent leur métier, et, peu à peu, malgré les difficultés, ils feront triompher la justice.

Le visage de Nicolas se plissa dans une grimace hargneuse.

— Petite bourgeoise ! dit-il. Surtout ne cassez rien ! Ne changez rien ! Chaque chose en son temps ! Confiance ! Nos dirigeants sont bourrés de vertus jusqu’à la gueule !… Si tu voyais le peuple ! Si tu savais sa misère, son ignorance, son abandon, sa maladie, son désespoir !… Et, devant lui, une Douma qui dépense sa salive, des ministres qui ne songent qu’à leurs intérêts personnels, un tsar qui n’a qu’une idée ; rester debout, encore un peu, entouré de portraits d’ancêtres…

— Cela fera trois cents ans, l’année prochaine, que les Romanoff restent debout, comme tu dis, entourés de portraits d’ancêtres.

— Oui, oui… Le tricentenaire des Romanoff… Je connais ça… On nous en rebat suffisamment les oreilles. La dynastie nécessaire… Quelle théorie de crimes, de trahisons, de luxures, de hontes, de malédictions, elle traîne derrière elle !… C’est Pierre le Grand qui fait exécuter son fils coupable d’avoir pactisé avec la clique des prêtres rétrogrades ; c’est Pierre III assassiné par l’amant de sa femme, la Grande Catherine ; c’est la Grande Catherine elle-même, qui, après une vie de réussites géniales et de débauches scandaleuses, succombe à une hémorragie, dans son cabinet de toilette ; c’est Paul Ier, qui est tué avec le consentement de son propre fils Alexandre Ier, c’est Alexandre Ier, qui meurt si mystérieusement à Taganrog, qu’on parle d’une substitution de personnes ; c’est Nicolas Ier, qui écrase dans le sang la révolution de 1825, et se suicide, dit-on, après la défaite de Sébastopol ; c’est Alexandre II, le Libérateur, déchiqueté par la bombe d’un nihiliste et, après Alexandre III, qui s’éteint, par extraordinaire, dans son lit, c’est Nicolas II, et la Khodynka, et la guerre russo-japonaise, et le tsarévitch malade d’hémophilie, et la présence à la cour de cet ignoble Raspoutine… Trois cents ans de crimes et de dérèglements, voilà ce que l’on va fêter dans quelques mois, ma chère !

Le visage de Tania prit une expression songeuse.

— Peut-être, dit-elle, la Russie a-t-elle besoin de toutes ces violences, de toutes ces douleurs ? Je n’ai jamais réfléchi à la question. Mais il me semble que la Russie est un pays très différent des autres. Elle n’aura jamais le régime des autres. Elle sera toujours un peu à part, incompréhensible, malheureuse et si grande, si belle malgré tout !…

— Tais-toi, dit Nicolas. Tu racontes des sottises. C’est avec des sentiments pareils qu’on retarde le bonheur d’un peuple.

— Si Akim t’entendait ! dit Tania.

Nicolas se rembrunit :

— Akim a ses convictions, j’ai les miennes. Ou plutôt, Akim n’a pas de convictions. Il a un uniforme.

Jamais encore, Nicolas n’avait parlé à sa sœur avec cette franchise brutale. Par méfiance, par mépris, il la tenait à l’écart de ses agissements. Mais, aujourd’hui, il éprouvait le besoin de secouer la torpeur de Tania. Il était arrivé de Saint-Pétersbourg la veille, pour une conférence du syndicat des papetiers. Depuis quelque temps, les concessions successives accordées par le gouvernement à l’opinion publique autorisaient les révolutionnaires à moins de prudence. Les orateurs de la Douma donnaient l’exemple de l’audace légitime. Fort de cette pensée, Nicolas poursuivait d’une voix chaleureuse.

— Ce que je te dis là, d’autres ont dû te le dire…

— Oui, dit Tania, d’un air vague, et elle changea de fauteuil pour se rapprocher de son frère.

— Nous sommes au bord d’événements terribles, reprit Nicolas.

Tania porta les mains devant sa figure. Elle ne comprenait pas l’acharnement de Nicolas à prévoir le pire. Pourquoi ne voulait-il pas la laisser vivre heureuse, entre son mari et ses enfants, dans cette maison qu’elle aimait ? Certes, il y avait les désordres de la famille impériale, quelques révoltes dans les Universités, la présence à la cour de Raspoutine. Mais tout s’arrangerait, elle en était sûre. Nicolas était un pessimiste. Elle le regarda droit dans les yeux et demanda :

— Quelle est donc ta vie, Nicolas ?

Il repoussa une mèche de cheveux qui lui barrait le front.

— Je parle, j’essaie de convaincre, dit-il avec une lassitude soudaine.

— Et c’est tout ?

— Oui.

Mais elle refusait de le croire. Elle l’imaginait perdu dans une foule de terroristes aux faces blêmes et aux cheveux longs. Elle évoquait autour de lui des imprimeries clandestines, des bombes, des tracts, des cachots, un remous de boue et de sang. Elle eut peur de lui. Elle eut pitié de lui. Elle murmura :

— Tu ne fais rien de mal, n’est-ce pas ?

Nicolas fut ému par tant de candeur :

— Mais non, je t’assure…

Longtemps, ils gardèrent le silence. À leur insu même, cette conversation les avait rapprochés. Tania était fière de la confiance que lui témoignait son frère. Quant à Nicolas, il s’étonnait de la trouble douceur que suscitait en lui la vue de ce visage, le son de cette voix, dont il s’était cru à jamais délivré. Il avait envie, tout à coup (c’était là une maladie chronique, il la connaissait bien), de ne plus être seul, d’avoir une famille, des souvenirs, des habitudes, un passé, comme tout le monde. Il se sentait fatigué et morne. Les jours passaient en luttes stériles, en morts, en arrestations, en rédaction de communiqués clandestins, en créations de cellules nouvelles, et l’idéal était toujours aussi loin, derrière des rideaux de nuages. Il se leva, regarda un tableau pendu au mur.

— C’est un Aïvasovsky, dit-il. Quelle profondeur dans cette mer, dans ce ciel qui se défient…

— Oui, dit Tania vivement. Un vrai chef-d’œuvre. Michel m’a offert ce tableau pour ma fête, l’année dernière…

Mais elle eut honte, soudain, de son exaltation, détourna la tête : Nicolas n’avait pas de tableaux, pas de meubles, pas de maison, peut-être ?

— Te souviens-tu, dit Nicolas, de la marine qui était pendue dans la chambre de nos parents, à Ekaterinodar ?

— Oh ! oui, les barques sur la mer bleue, et les rochers rouges au fond. C’était affreux ! Mais comme ce paysage nous a fait rêver !

— J’y pense souvent, dit Nicolas. Ekaterinodar, le vieux jardin, les portes qui claquent dans le vent…

Il sourit à ses souvenirs, d’une manière désenchantée et vieillotte. Un élan généreux gonflait le cœur de Tania. Elle avait méconnu son frère. Il était bon et noble ; il se sacrifiait pour une cause ; il souffrait. Et elle demeurait là, dans sa jolie robe, avec son visage fardé, ses mains inutiles. Ce n’était pas juste. Elle eût aimé le surprendre par un geste d’abnégation.

— Tu sais, dit-elle, je me juge bien sévèrement, parfois. Je voudrais faire quelque chose…

Elle rougit. Nicolas l’observait avec curiosité.

— Explique-toi, dit-il.

— Tu dois te figurer que je suis sotte, égoïste, frivole… Ce n’est pas tout à fait exact… L’occasion m’a manqué d’être meilleure, et c’est tout…

— Peut-être. Et moi j’ai trouvé cette occasion, dit Nicolas.

Il ajouta, plus bas, comme à contrecœur :

— Je n’en suis pas plus heureux pour ça.

Michel ne rentra qu’à onze heures du soir. Il était très agité par les dernières nouvelles. Sa réunion d’affaires s’était transformée en réunion politique. Jeltoff avait rapporté des horreurs sur Raspoutine et la famille impériale. À l’entendre, de véritables orgies s’organisaient autour de l’illuminé. Des demoiselles d’honneur, des dames nobles se laissaient prendre à son envoûtement. La tsarine ne jurait plus que par lui. Le tsar lui-même le recevait dans son cabinet de travail et acceptait ses conseils.

— Si tout cela est vrai, disait Michel, notre pays court à la ruine. La Douma et Raspoutine apprendront au dernier des moujiks à mépriser ses souverains.

— Mais la Douma est contre Raspoutine, dit Nicolas, et vous les mettez dans le même sac. Rodzianko à droite, Goutchkoff à gauche, n’ont-ils pas risqué leur situation pour obtenir le renvoi en Sibérie de notre illuminé national ?

— Si. Mais, en divulguant le scandale, ils ont causé plus de tort à l’empereur que Raspoutine lui-même. Raspoutine fait le mal et la Douma le publie. Les députés sont trop heureux de trouver un prétexte pour insulter le régime. Si Raspoutine n’avait pas existé, ils l’auraient inventé de toutes pièces. Voilà pourquoi je les mets dans le même sac. Voilà pourquoi j’estime qu’avant de renvoyer Raspoutine, il faudrait dissoudre la Douma ou la laisser gouverner.

— Elle gouverne déjà.

— Non. Les ministres sont irresponsables devant elle. Ses parlotes ne changent rien aux décisions impériales. La Douma ne dirige pas, elle critique. Ah ! le beau rôle. Que le gouvernement promulgue une loi libérale, et toute la gloire en revient à la Douma. Que le gouvernement se trompe, et la Douma n’est pas en cause, mais la voici qui remue, bavarde, s’indigne ! Et le public, en lisant le compte rendu des séances, apprend à douter de ses chefs. Le plus sûr moyen de clore le bec aux mécontents, c’est de les appeler à l’action. Qu’on élargisse les pouvoirs de la Douma, et elle deviendra plus modeste et plus sage. Elle s’efforcera de calmer le peuple, au lieu de le convier à la révolte.

— Calmer le peuple, répéta Nicolas en souriant. Vous ne pensez qu’à ça…

— Je sais, dit Michel avec un haussement d’épaules, vous ne partagez pas mes idées. Vous croyez à la nécessité d’un cataclysme général…

Tania espéra que son frère allait répondre avec éloquence. Brusquement, elle était de tout cœur avec lui contre Michel. Mais Nicolas regardait ses mains et respirait difficilement.

— N’allumez pas un incendie que vous ne sauriez plus éteindre, reprit Michel.

Nicolas se leva.

— Hélas ! dit-il, parfois la pourriture devient si grande que le feu seul est capable de tout purifier.


Tania s’éveilla tard, le lendemain matin, Michel était déjà parti pour le bureau. La femme de chambre fredonnait en rangeant le cabinet de toilette. Dans la cour, le concierge raclait la neige. À travers les rideaux, filtrait une lumière bleue et froide. Tania s’étira, bâilla voluptueusement, et sentit une grande tristesse dans tout son corps, elle n’avait envie de rien. La pensée même du petit déjeuner qui l’attendait, et du chapeau neuf qu’elle devait essayer chez sa modiste, ne suffisait pas à lui rendre sa bonne humeur. Elle sonna la femme de chambre qui vint tirer les rideaux. La clarté du jour envahit la pièce. Dans la glace de la psyché, qui faisait face au lit, Tania contempla son image avec le désir de se trouver laide. Mais elle n’était pas laide. Elle était même très jolie, avec son visage frais, à la bouche gourmande, aux yeux bleus, limpides. On ne lui eût certes pas donné trente-trois ans. Vingt-cinq, vingt-six tout au plus. Et encore, elle n’était pas coiffée. Michel avait bien de la chance. Elle soupira et fit bouffer ses cheveux d’une main légère.

— Madame paraît soucieuse, dit la femme de chambre, en déposant sur le lit le plateau du petit déjeuner.

Tania beurra un petit pain grillé, le nappa de miel et le croqua d’un coup net, en plissant les paupières. Puis, elle but une gorgée de thé, s’essuya les lèvres et demanda :

— Du courrier pour moi ?

— Pas ce matin, madame.

— Quelqu’un a téléphoné ?

— Non, madame.

Une impression pénible d’isolement affligea la jeune femme. Elle n’intéressait personne. Sa journée s’annonçait inutile. Elle se rappela sa conversation de la veille avec Nicolas et comprit que ce souvenir était à l’origine de son malaise. Cependant, tout ce que Nicolas lui avait dit sur la misère des petites gens et leur droit au bonheur terrestre, elle le savait. Pourquoi donc était-elle à ce point troublée ? Au moment de beurrer une seconde rôtie, elle se ravisa et la déposa sur l’assiette. Par un sentiment de mortification puérile, elle voulait renoncer à ce menu plaisir. Elle fut fière de l’étonnement que manifesta sa femme de chambre.

— Madame n’est pas bien ? Les rôties étaient un peu brûlées, peut-être ?

Sans répondre, Tania considérait ses mains pâles et longues.

— Quel ennui ! dit-elle enfin.

— Madame peut bien le dire, susurra la femme de chambre, à tout hasard. On ne sait plus sur quel pied danser !

Tania haussa les épaules. Elle songeait aux pauvres. Il lui déplaisait que tout le monde ne fût pas heureux autour d’elle. Avec effort, elle imaginait les taudis aux fenêtres gelées, des mendiants grelottant sous la neige, des tramways bourrés de voyageurs minables. Elle n’était jamais montée dans un tramway. Ses enfants non plus. Mlle Fromont prétendait que c’était plein de maladies, dans les tramways. Quelle sottise !

— Appelez les enfants, dit Tania.

Une brusque décision éclairait son visage.

Serge fit irruption dans la pièce, escalada le lit et se jeta dans les bras de sa mère. Tania pressa contre ses lèvres ce visage rose, essoufflé et rieur. L’enfant était polisson, courageux. Secrètement, elle le préférait au petit Boris, silencieux, rêveur, et qui semblait vivre à l’écart de tous d’une existence mystérieuse et monotone de plante.

Mlle Fromont, tout en violet sombre, la taille étranglée, le sein véhément, apparut dans l’encadrement de la porte.

— Il m’a devancée, dit-elle. Je lui avais pourtant interdit de courir dans les couloirs. Mais ce que je dis ou rien…

Elle s’approcha de Serge et rectifia les plis de son col marin.

— Si ça continue, vous serez ficelé comme votre frère.

À ces mots, le petit Boris pénétra en se dandinant dans la chambre. Il donnait la main à sa nounou, la vieille Marfa Antipovna, toute ridée, comme une pomme cuite. Mlle Fromont répondit d’une sèche inclination de tête au salut profond de la servante. Les deux femmes se détestaient. Marfa Antipovna prétendait que la gouvernante était une vilaine étrangère, qui n’allait pas à l’église, mais dans un « hangar protestant », qui parlait le russe avec un accent diabolique, et qui terrorisait les enfants au lieu de leur rendre la vie distrayante et facile. La gouvernante, elle, affirmait qu’il était scandaleux de confier un garçon de famille bourgeoise aux soins d’une créature illettrée, bornée et privée de toute notion de puériculture et d’hygiène. Tania n’ignorait rien de cette antinomie et tâchait par tous les moyens de réconcilier les deux puissances rivales.

— Voyons, dit-elle après avoir embrassé Boris, quels sont vos plans pour aujourd’hui ?

— Avec votre permission, barinia, dit la nounou, je voulais emmener Boris à l’église. C’est aujourd’hui le 8 novembre, la fête de saint Michel, archange, prince des milices célestes, et des archanges Gabriel, Raphaël, Uriel, et de sainte Marfa, princesse de Pskov, ma patronne, et de…

— C’est bon, dit Tania en souriant.

Mlle Fromont contemplait la nounou avec une moue de mépris intellectuel.

— Quant à moi, dit-elle, je comptais faire avec Serge une promenade hygiénique et accélérée dans le parc Pétrovsky. L’archange saint Michel ne m’en voudra pas, je pense…

— Certainement pas, dit Tania. Mais j’avais d’autres projets pour mes enfants.

Elle hésita un instant, regarda Boris et Serge tour à tour, et murmura d’une voix mal assurée :

— Je veux que Serge et Boris fassent une promenade en tramway, ce matin.

Un double cri lui répondit :

— En tramway ! geignait la nounou, et elle se signait avec rapidité. Que Dieu vous bénisse, barinia, mais ce n’est pas possible. Tous les va-nu-pieds vont en tramway ! Ils saliraient leurs habits !

— Ils attraperaient des maladies ! renchérit la gouvernante. Le typhus, la rougeole, que sais-je encore ? Dans une autre ville, je ne dis pas, les tramways sont propres. Je me rappelle notamment qu’à Genève… Mais ici… Ah ! non, madame, non, ou je retire toute responsabilité.

— Pour une fois, vous voilà d’accord, toutes les deux, dit Tania. Mais vous n’arriverez pas à me convaincre. Je trouve que, par les temps qui courent, il ne sied pas d’être fier. Il faut aller vers le peuple, oui, le comprendre, se mêler à lui. Les enfants m’en sauront gré, plus tard…

Et, tout à coup, elle se fâcha :

— Il n’y a pas à discuter. J’exige qu’ils aillent en tramway, voilà tout.

Serge battait des mains et criait :

— En tramway ! En tramway !

Le petit Boris, assis dans les bras de Tania, imitait son frère en agitant ses courtes menottes potelées :

— Traoué ! Traoué !

— Pauvres enfants ! dit Mlle Fromont avec un soupir.

La nounou fondit en larmes et déclara que, pour elle, la vie était une longue épreuve. Tania, exaspérée, la pria de quitter la chambre. Alors, Boris se mit à pleurer, lui aussi. Mlle Fromont emmena les enfants et siffla sur le seuil de la porte :

— Je n’ai jamais vu ça ! Dans aucune maison !

Demeurée seule, Tania se félicita mentalement de son autorité. Cependant, elle était inquiète quant aux conséquences de cette expédition. Et si, vraiment, ses enfants attrapaient quelque maladie contagieuse dans le tramway ? Toute la faute en retomberait sur elle. Michel ne lui pardonnerait pas sa dangereuse lubie. Qu’il était donc difficile d’aller vers le peuple ! Et pour quelle récompense, mon Dieu, se donnait-elle tant de mal ? Prise de remords, elle appela sa femme de chambre et la pria de lui indiquer le tramway le plus propre de Moscou. Aux dires de la soubrette, le tramway n° 11, menant de la place Arbatskaïa au couvent de la Passion, était particulièrement bien entretenu. Aussitôt, Tania lui ordonna de recommander la ligne n° 11 à la gouvernante et à la nounou. Elle leur fit dire aussi de baigner les enfants dès qu’ils seraient rentrés de promenade, et de changer leur linge, qui serait lavé séparément par mesure de prudence.

Enfin rassurée, Tania se leva, enfila son peignoir préféré et convoqua le maître d’hôtel, qui demandait à lui parler d’urgence. Au réveil, elle avait eu l’impression d’accéder à un grand jour vide. Et, cependant, mille questions occupaient déjà son esprit. Le maître d’hôtel dénombrait les factures des fournisseurs et sollicitait une augmentation de gages pour la seconde laveuse de vaisselle qui attendait un enfant. Et quelles fleurs madame exigeait-elle pour la table ? Et combien de couverts devait-on prévoir ? Et ne faudrait-il pas que madame admonestât le cuisinier qui buvait plus que de raison ? Après le maître d’hôtel, ce fut le cuisinier qui se présenta, lourd, le nez rubicond, la bouche pâteuse. Tania tenta de lui reprocher son ivrognerie, écouta ses excuses, apprit qu’il buvait parce que sa femme couchait avec le maître d’hôtel, le complimenta sur son soufflé à l’orange de la veille et composa le menu, avec gourmandise et célérité. À peine le cuisinier avait-il quitté la pièce, que la masseuse parut, athlétique, lunettée, les cheveux courts. Tout en pétrissant le corps de Tania, elle lui donna des nouvelles de ses autres clientes :

— Figurez-vous, estimable Tatiana Constantinovna… je ne devrais pas le dire, bien sûr…, mais Mme Ostapova reçoit chez elle, tous les jours, un porteur de la confiserie Siou. Un gamin. Elle se ruine en bonbons. Elle le gave de sucreries. Et lui, pour la peine, vous comprenez… C’est une cochonnerie !… Je vous ai fait mal ? Ce n’est rien, ma belle. C’est pour votre bien. Vos tissus sont devenus d’un ferme ! C’est blanc et lisse ! C’est élastique et succulent !… Ah ! si Mme Ostapova avait votre corps !… Je le lui disais justement, ce matin…

Échappée aux mains de sa masseuse, Tania n’eut que le loisir de se passer un peu d’eau fraîche sur le front avant de recevoir la manucure. C’était une petite personne fardée, obséquieuse et ricanante. Elle avait travaillé deux ans à Paris, et prétendait avoir des intuitions fulgurantes en matière de mode. Tandis qu’elle polissait les ongles de Tania, plusieurs vendeuses se succédèrent dans la chambre, offrant, l’une des bas aux nuances extravagantes, l’autre des lingeries aériennes, ou des flacons de parfum arrivés directement de France. La manucure, les yeux allumés de convoitise, donnait son avis, ravalait sa salive, devenait rouge, nerveuse. Tania, gênée, lui fit cadeau d’un flacon de parfum, « Vierge orageuse », et la manucure s’étrangla de plaisir en le respirant. Au moment de partir, elle baisa la main de Tania.

Déjà, la femme de chambre versait une essence odorante dans le bain. Mais, comme Tania entrait dans l’eau, le téléphone sonna victorieusement. La soubrette installa l’appareil à proximité de la baignoire, et Tania, molle et détendue, bavarda dix minutes avec son amie Eugénie Smirnoff, qui lui avait trouvé mauvaise mine, avant-hier, au théâtre. Puis, ce fut le tour de Volodia, qui la fit beaucoup rire en lui racontant une soirée qu’il avait passée chez les Tziganes, avec des femmes de petite vertu. Elle l’invita à dîner pour le soir même. À peine avait-elle raccroché l’écouteur, qu’une maison de couture l’appela pour changer l’heure de son essayage.

— Au prochain coup de téléphone, vous répondrez que je suis sortie, dit Tania à sa femme de chambre.

Elle feignait la colère, mais elle était heureuse d’être entourée de gens qui la dérangeaient et l’empêchaient de réfléchir. On frappa à la porte. C’était le coiffeur. Le temps de revêtir un négligé en charmeuse rose et voile de soie, et Tania était assise devant sa psyché, tandis que le coiffeur, tout bouclé, tout dansant, s’affairait autour d’elle dans un cliquetis de fers à friser.

— J’ai reçu de Paris… Une merveille !… Regardez ce peigne en forme de lotus épanoui… Est-ce léger, est-ce coquet ?… Et quelle écaille !… Prenez la peine d’admirer les incrustations qui l’enrichissent…

Tania acheta le peigne, et encore une fanchette en valenciennes dont elle n’avait nul besoin. Comme le coiffeur achevait de consolider l’édifice de ses cheveux, la femme de chambre annonça que le cocher et le chauffeur venaient prendre les ordres de madame. Les deux hommes entrèrent. Le chauffeur, Georges, avait un pâle visage de voyou et portait des jambières en cuir fauve. Le cocher, Varlaam, énorme, barbu, larmoyant, le considérait avec mépris et enviait la faveur dont il jouissait auprès de ses maîtres. Depuis que Michel avait acquis deux autos, une Mercedes et une Lorraine-Dietrich, Varlaam sentait bien qu’il était passé au second plan, avec ses chevaux, sa calèche et sa houppelande. Détrôné, démodé, vaincu, il dégustait sa honte et appelait des malédictions immédiates sur la mécanique et les paresseux qui en tiraient profit. Chaque matin, il attendait avec angoisse le verdict de Tania. Sortirait-elle en auto ou en traîneau ? Tania plaignait le malheureux et lui accordait souvent la préférence.

— Vous attellerez pour midi, Varlaam, dit-elle.

Un flot de sang gonfla le visage de Varlaam. Ses yeux brillèrent de fierté et de gratitude. Il jeta un coup d’œil triomphal vers le chauffeur et articula d’une voix de basse profonde :

— À vos ordres, madame. Tout sera prêt pour midi.

Et, vraiment, tout fut prêt pour midi. Mais Tania ne put sortir. Elle achevait de s’habiller, lorsque sa femme de chambre fit entrer la demoiselle de compagnie de Marie Ossipovna. La belle-mère de Tania avait pris, depuis peu, à son service, cette jeune fille de dix-sept ans, transparente, jolie, naïve, dont la seule raison d’être au logis consistait à subir la mauvaise humeur de la vieille. Souvent, la demoiselle de compagnie venait se plaindre à Tania et solliciter ses conseils. Elle-même ne savait pas se défendre contre sa bienfaitrice. Orpheline, élevée au couvent, elle traversait la vie dans un bourdonnement de prières.

— Qu’y a-t-il encore, Svétlana ? lui dit Tania en la prenant par la main.

— Ah ! Madame, gémit Svétlana, pour moi, je crois qu’il vaudrait mieux partir.

— Allons bon !

Tania attira la jeune fille vers un canapé et s’assit auprès d’elle. Svétlana avait les yeux pleins de larmes. Elle sentait le bébé bien tenu. Tania aimait la recevoir chez elle et la consoler.

— Encore des ennuis avec Marie Ossipovna ? demanda-t-elle.

— Elle… elle veut m’apprendre le circassien, bredouilla Svétlana.

Tania se mit à rire.

— Moi, je ne demande pas mieux, poursuivit la petite, mais il faut me laisser le temps… Et elle m’interroge, me crie dessus… Quand on me crie dessus, je cesse de vivre… Au couvent, mère Anastasie était si douce avec moi… Pourvu que je chante juste, que je couse bien et que je fasse mes dévotions, elle était contente…

Chaque fois que Svétlana parlait du couvent et de mère Anastasie, son visage à la peau très fine devenait rose et chaud de passion. Elle savait mille détails saugrenus sur la vie des saints et leur pouvoir d’intercession, et quelles prières convenaient à chaque jour de la semaine. Elle avait chanté dans le chœur et brodé des nappes d’autel. Sa tante, mère Anastasie, qui était la supérieure du couvent, la protégeait et surveillait son éducation. Puis, la tante était morte. Et la nouvelle supérieure avait convoqué Svétlana pour lui signifier que le couvent ne pouvait pas se permettre le luxe d’accepter des novices sans dot. Or, Svétlana ne possédait pas d’économies. Elle avait donc quitté le couvent et cherché une place par l’entremise de la sœur tourière. Maintenant, elle mettait de l’argent de côté. Dans un an, dans deux ans, elle retournerait là-bas. Elle soupira :

— Il faudra que vous veniez écouter la messe, chez nous, barinia. Quand les religieuses chantent, on dirait les violons du ciel !

— Dans ces conditions, dit Tania, je comprends que vous répugniez à apprendre le circassien.

Mais Svétlana n’eut pas un sourire. Elle ne souriait jamais.

— C’est bon, reprit Tania, je parlerai à Marie Ossipovna.

— Elle est chez elle, en ce moment, dit Svétlana. Si vous pouviez…

— J’y vais, dit Tania. Mais ne vous montrez pas avant la fin de l’orage.

Tania eut beaucoup de mal à apaiser le courroux de sa belle-mère. Marie Ossipovna criait que Svétlana était une paresseuse et une hypocrite, qui ne songeait qu’à marmonner des prières orthodoxes et ne savait pas lire les journaux à haute voix :

— Tantôt elle lit trop vite, et tantôt trop lentement. Et après, je ne me souviens plus de ce qu’elle m’a lu.

— Ce n’est peut-être pas sa faute.

— Si. Et puis, au lieu de me remercier du mal que je me donne pour lui apprendre le circassien, elle pleure.

— Moi non plus, je ne sais pas le circassien, mère.

— Toi, dit Marie Ossipovna avec une moue écœurée, toi, tu ne penses à rien de sérieux. Tu es dans les rubans et dans les voilettes. Et si ton mari ne veut pas t’ordonner d’apprendre le circassien, c’est qu’il est mou comme du fromage blanc. Mais cette fille, c’est moi qui la commande. Et moi, je ne suis pas molle comme le fromage blanc. Je dis : ça et ça. Et il faut m’obéir. Puisqu’elle est pauvre, elle doit obéir. Si j’étais pauvre, j’obéirais, moi aussi. Quand elle sera riche, elle nous crachera dessus.

— Non, elle ira au couvent.

— C’est la même chose. D’ailleurs, tout m’est égal. Je comprends seulement qu’elle n’est pas digne d’apprendre le circassien. Tant pis pour elle. Je ne lui parlerai pas pendant trois jours, et je ne lui donnerai pas les vieux mouchoirs que j’avais mis de côté.

Sur ces mots, Marie Ossipovna serra les mandibules et tapa le plancher de sa lourde canne à pommeau d’or.

Tania se hâta de battre en retraite. Il était plus d’une heure. Sa promenade était compromise. Michel rentrerait bientôt pour le déjeuner. En jetant un coup d’œil par la fenêtre, elle vit le palefrenier, qui tournait autour du traîneau, rectifiait les plis de la couverture, soufflait sur les médaillons des harnais. Elle eut pitié de lui.

— Allez lui dire de dételer, dit-elle à la femme de chambre. Je n’ai rien pu faire. La journée file si vite…

Entre-temps, les enfants étaient revenus de promenade. Tout s’était bien passé. Mlle Fromont faisait demander à madame si madame exigeait que cette randonnée se renouvelât quotidiennement. Tania convoqua toute la « nursery ». Serge et Boris étaient rouges, surexcités, dépeignés.

— Maman, maman ! criait Serge. C’était magnifique. J’ai vu comment faisait le conducteur. Et, près de nous, il y avait un homme avec une jambe en moins…

— Un estropié, dit Mlle Fromont. Nous avons été obligés de changer de place, parce qu’il voulait absolument caresser l’enfant.

— Vous avez bien fait, dit Tania.

Mais elle se rappela Nicolas, si bon, si charitable, et se reprocha aussitôt ses paroles.

— Et puis, dit Serge, nous avons failli écraser un ivrogne… Un vrai ivrogne… Il était sur les rails. Le tramway s’est arrêté devant lui…

— Ç’aurait été un spectacle édifiant pour vos fils, dit Mlle Fromont en adressant à Tania un regard glacé.

Marfa Antipovna se mouchait rondement :

— Moi, je n’ai rien vu… Mais j’en suis toute remuée encore…

— N’en parlons plus, dit Tania. Vous avez été en tramway une fois, cela suffit.

— Si ! Si ! Encore un peu ! geignait Serge.

— Si ! Si ! répétait Boris.

— Madame est servie, dit le maître d’hôtel.

Michel avait ramené du bureau un vieux monsieur très digne, et le déjeuner se passa en discussions d’affaires. Les deux hommes partirent après avoir avalé leur café brûlant. Aussitôt, Tania se précipita dans sa chambre pour changer sa toilette du matin contre une toilette d’après-midi.

— Dites à Varlaam d’être prêt pour trois heures et demie.

À quatre heures, Tania était dans les magasins. À cinq heures, chez Siou, pour le thé, avec des amies. À six heures, chez Eugénie Smirnoff, qui avait la migraine et portait les cheveux flous. Mais, lorsque Tania l’eut invitée à dîner, Eugénie se sentit mieux et courut arranger sa coiffure.

— Il y aura aussi Volodia, dit Tania.

Alors, Eugénie Smirnoff décida qu’elle mettrait sa robe neuve, celle en velours pistache, avec jabot de dentelle crème.

Tania n’attendait Volodia qu’à huit heures. En rentrant chez elle, à sept heures et demie, elle apprit avec stupeur que M. Bourine était depuis un long moment en visite chez Marie Ossipovna. Tania se rendit à l’appartement de sa belle-mère. Volodia assis en face de la vieille dame, pérorait avec désinvolture sur les déplacements de la famille impériale. La petite Svétlana, debout derrière le fauteuil de sa maîtresse, dévorait du regard cet homme élégant et beau, qui savait tant de choses et les racontait avec une telle aisance. Elle en oubliait de fermer la bouche.

— Vous êtes en avance, Volodia, dit Tania en lui tendant sa main à baiser.

— J’avais promis à Marie Ossipovna de passer bavarder chez elle avant le dîner, dit Volodia.

Marie Ossipovna hocha sa grande tête jaune, marquée de taches café-au-lait :

— Ça fait dix jours qu’il me rend visite, comme ça, pour bavarder. Je me demande ce qui lui prend !

Elle bougonnait. Mais, sûrement, elle était flattée. Elle ne traitait plus Volodia de chenapan. Avant de passer à table, elle lui demanda même s’il comptait revenir le lendemain.

— Je tâcherai, dit Volodia.

Pendant le dîner, il fut très brillant, raconta des anecdotes, imita un orateur de la Douma, escamota une pièce de monnaie dans sa manche et fit la cour à Eugénie Smirnoff, qui se trémoussait d’aise et n’osait plus manger. Tania observait le manège de Volodia avec indulgence. Elle le connaissait si bien, qu’elle s’étonnait de son succès auprès des femmes.

Après le café, il s’approcha d’elle et lui dit à voix basse :

— Cette petite Svétlana a une peau qu’on ne se lasse pas de regarder.

— J’espère bien que vous n’avez aucune vue sur elle ! dit Tania.

— Quelles vues pourrais-je avoir ? Simplement, j’aime à la contempler, à la respirer.

— Et ma belle-mère s’imagine que vous venez pour elle ?

— Je viens aussi pour elle. Nous sommes devenus une paire d’amis. Je lui parle politique. Elle me répond rhumatismes. Je lui dis des amabilités. Elle me rabroue. Je lui apporte des fleurs. Et elle cache ses bonbons quand elle me voit paraître.

— Se doute-t-elle de votre admiration pour sa demoiselle de compagnie ?

— Non, et, à ce propos, je voulais même vous demander…

— Volodia, criait Marie Ossipovna, où est-il, celui-là ?… Je veux jouer aux cartes… Tu m’as gagné trente kopecks la dernière fois…

— Je viens, je viens, dit Volodia, en faisant un sourire.

Michel prit le bras de Tania.

— Tu ne veux pas jouer aux cartes avec nous ? Tu parais soucieuse…

Tania pressa la main de son mari, à la dérobée. Elle le voyait si rarement ! Toujours le bureau, les affaires… Quel plaisir Michel éprouvait-il à travailler, à gagner de l’argent ? Il était riche. Il pouvait vivre de ses rentes. Tania songea que les Comptoirs Danoff devaient être pour Michel ce que la révolution était pour Nicolas : un prétexte à dépenser son intelligence et sa force, une excuse de vivre. Elle le regarda s’installer à la table de jeu, avec Marie Ossipovna, Volodia, Eugénie. Il se frottait les mains avec vigueur. Dans vingt ans, dans trente ans, il se frotterait les mains de la même façon. Elle en fut attristée, sans savoir pourquoi.

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