CHAPITRE XVI
Le matin du 1er janvier 1905, deux cosaques, des avant-gardes découvrirent le sous-lieutenant Arapoff qui gisait, inanimé, dans la neige. Ils le transportèrent au poste de secours, d’où il fut dirigé, séance tenante, sur un hôpital militaire de Moukden. La blessure d’Akim était grave, mais non mortelle. La balle avait pénétré de biais dans le dos et fracassé une côte. Le poumon était à peine déchiré par le projectile. La plaie était saine. Mais Akim avait perdu beaucoup de sang. Ce fut sur la table d’opération qu’il reprit connaissance. Ayant reçu les premiers soins, il fut évacué sur Kharbine, puis sur Irkoutsk, par le train blanc de l’impératrice Alexandra. D’Irkoutsk, où il demeura en traitement pendant quelques semaines, on l’expédia en Russie, jusqu’à guérison complète. À Saint-Pétersbourg, après un nouvel examen médical et la régularisation de ses papiers, Akim obtint une permission de convalescence de longue durée.
Le 15 mars 1905, il s’installa enfin chez ses parents, dans la vieille maison d’Ekaterinodar qu’il avait tant de fois évoquée en rêve. Tania, aussitôt avertie, voulut prendre le train pour aller embrasser son frère. Mais le docteur de la famille lui interdit formellement de se déplacer. Lioubov promit sa visite pour la fin du mois. Et la lettre adressée à Nicolas resta sans réponse.
Cependant, Constantin Kirillovitch Arapoff et sa femme goûtaient une joie sans réserve. La demeure, aux grandes pièces condamnées, aux longs couloirs froids et silencieux, aux miroirs vides, reprenait vie pour le retour d’Akim. Les domestiques s’affairaient à l’office. On chauffait les poêles, au risque de les faire éclater. La cuisinière rouge, essoufflée, se balançait devant ses fourneaux. Les commissionnaires vidaient leurs sacs de provisions sur la table en bois blanc. Des bouquets de fleurs garnissaient tous les vases.
Le docteur avait ordonné qu’Akim fît de la chaise longue au moins cinq heures par jour. Il y eut des chaises longues dans toutes les pièces de la maison. Comme ça, il pouvait choisir. Aux heures de sieste, on eût entendu voler une mouche. Les gens se taisaient, marchaient sur la pointe des pieds, avec des faces graves. Mais, lorsqu’Akim se réveillait et sonnait pour un verre de thé, un branle-bas général secouait le logis. Des portes claquaient. Des visages rieurs passaient d’une chambre à l’autre.
— Il est réveillé !…
— Il a demandé du thé !…
— Donnez-lui aussi de la confiture de groseille !…
— Et quelques craquelins !…
— Et un pot de crème !…
La femme de chambre apportait le goûter du jeune maître sur un plateau. Zénaïde Vassilievna la suivait. Elle ne pouvait se rassasier de contempler son fils. Tandis qu’il buvait son thé, elle s’asseyait auprès de lui et lui touchait la main, de temps en temps, comme pour bien contrôler sa présence. Elle avait recueilli son cher enfant blessé par les hommes. Elle allait le garder, le guérir, lui donner la vie une seconde fois. Nourrir, soigner, consoler, réchauffer, recoudre, apaiser, bercer, endormir, tel était son rôle depuis de longues années, et elle s’en trouvait bien. Plus tard, Akim la quitterait de nouveau, pour se mêler à la folie du monde. Que n’était-il médecin comme son père, ou commerçant comme Michel, ou architecte, ou fonctionnaire ?… Elle s’était toujours opposée à ce qu’il choisît la carrière des armes. Mais il l’avait exigé, contre toute raison. Et, contre toute raison, il était parti pour la guerre.
Lorsqu’elle songeait aux angoisses de son fils blessé, perdu en pleine neige, elle se sentait mourir, elle-même, dans le froid. Elle l’interrogeait :
— Mais comment se fait-il qu’ils ne t’aient pas découvert plus tôt ? Combien de temps es-tu resté sans soins ? Et qu’est devenu ce Namikaï dont tu m’as parlé ? Et ce Troubatchoff ?
Elle voulait tout savoir, pour le rejoindre exactement dans la souffrance. Il lui semblait qu’elle ne serait pas quitte envers Akim tant qu’elle ignorerait encore un seul détail de son martyre. Quand il recommençait, en souriant, le récit de ses peines, elle observait son visage amaigri, ses mains pâles, les mouvements de sa bouche, avec une sorte de ravissement affamé. Akim était un peu gêné par l’adoration que lui témoignait sa mère. Il avait peur de déchoir en quêtant son attention, en acceptant ses caresses. Certes, l’envie le prenait parfois de jouer au petit garçon qu’on dorlote. Mais il se raidissait alors contre cette lâcheté, refusait de la crème, réclamait du tabac pour sa pipe, jurait en militaire et riait des mines offusquées de Zénaïde Vassilievna. Il affectait même de considérer que sa blessure était une bagatelle et que, d’ici quelques semaines, il pourrait repartir pour le front. Troubatchoff lui avait écrit de Moukden deux courtes lettres où perçaient une fatigue, une angoisse navrantes : Beaucoup de nos amis sont morts… On te regrette… Les nouveaux ne valent pas les anciens… Une troisième lettre annonçait la défaite de Moukden en ces termes : On dit qu’il y a eu 65 000 blessés, 20 000 tués. Tout le 5e régiment de Sibérie a été anéanti. C’est atroce. Et, cependant, il faut continuer la guerre. On ne peut plus s’arrêter. Pour ma part, ce sera un miracle si j’en reviens. Je le sais. J’y suis prêt. Dieu, que c’est bête !
Enfin, par un officier permissionnaire, de passage à Ekaterinodar, Akim apprit que Troubatchoff avait été fait prisonnier par les Japonais au cours d’une patrouille. Ces mauvaises nouvelles attristaient Akim, mais n’étaient pas de taille à le décourager. Il aimait son métier. Il était né pour servir. Et il parlait de la guerre avec une sécheresse avertie de stratège. Tous les efforts de Zénaïde Vassilievna pour obtenir de lui quelques précisions pittoresques sur les paysages qu’il avait traversés, les mœurs des paysans mandchous ou la vie des officiers au bivouac, demeurèrent sans résultat.
— Je ne sais pas décrire, moi, disait-il. Il y a de la neige. On vit dans des zemliankas. On fait le coup de feu. Les Chinois sont des voleurs. Et leur vodka ne vaut rien. Tu es contente ?
— Mais comment sont leurs maisons ?
— En papier !
— Et… et les femmes ?
— Elles sont laides.
Zénaïde Vassilievna soupirait en hochant la tête :
— Je suis sûre que tu me caches quelque chose.
Avec son père, toutefois, Akim se montrait plus loquace.
À peine rentré de sa tournée à l’hôpital, Constantin Kirillovitch se précipitait dans la chambre de son fils en criant :
— Me voilà ! Comment se porte le héros du jour ?
— Ne crie pas si fort, Constantin, disait Zénaïde Vassilievna.
— Pourquoi ? Il y a des malades ?
Suivant son habitude, Constantin Kirillovitch s’efforçait de paraître gaillard et désinvolte en présence de son fils. Son rôle de chef de famille l’obligeait à maintenir dans la maison une atmosphère de gaieté. La tâche n’était pas toujours facile. Mais les résultats étaient bons. Et puis, à l’égard d’un garçon aussi rude qu’Akim, une autre attitude eût été déplacée. Ainsi, le père et le fils s’astreignaient-ils à jouer l’un devant l’autre une sorte de comédie héroïque.
— On jurerait que vous n’avez pas de cœur, disait Zénaïde Vassilievna.
Les deux hommes s’esclaffaient, heureux d’avoir offensé la sensibilité de cette femme adorable.
— Que veux-tu ? mon fils est un ami pour moi ! disait Constantin Kirillovitch.
— Un ami ? s’exclamait Zénaïde Vassilievna. Mais regarde-toi ! Tu as plein de poils blancs dans la barbe. Et lui, il est tout jeunet, tout pâlot…
— Les poils ne font rien à l’affaire, disait Constantin Kirillovitch. Apportez-nous une table, des cartes et du vin. Et nous verrons si les vieux ne valent pas les jeunes.
Tout en jouant aux cartes, Akim et son père discutaient les dernières nouvelles militaires et politiques. La chute de Moukden, les défaites russes sur le reste du front, affligeaient Akim. Mais il comptait sur une offensive des armées impériales dès le retour du printemps.
— Quelques mois encore, et nous serons vainqueurs, disait Akim. Les Japonais ont du nerf. Mais ils manquent de fond. Notre masse les écrasera…
— Oui, oui, disait le docteur, à condition que l’arrière tienne.
— Et pourquoi l’arrière ne tiendrait-il pas ? La police est nombreuse. Les garnisons sont sûres. Et puis, ne parlons pas de ça… La politique m’embête. Tous ces socialistes, ces révolutionnaires, ces démocrates me tournent les sangs ! Bande de voyous achetés par les Juifs ! Je te jure que, là-bas, on ne s’occupait pas d’eux ! On n’avait pas le temps ! Quand j’y serai de nouveau…
— Tu comptes vraiment repartir ?
— Bien sûr.
Constantin Kirillovitch regardait son fils. Il souhaitait lui expliquer qu’il avait peur de le laisser partir, que c’était une folie de tenter le sort une seconde fois, que Zénaïde Vassilievna se mourrait d’angoisse pendant cette nouvelle absence. Cependant, la crainte du ridicule l’emportait sur sa tendresse. Il grommelait :
— On avisera plus tard ! Après tout, ils finiront peut-être sans toi…
Et il jetait une carte sur la table :
— C’est encore moi qui gagne. Toute ta solde va y passer. Je ne te ferai pas grâce d’un kopeck.
Il riait. Akim aussi. Mais Constantin Kirillovitch se sentait, tout à coup, très vieux et très seul, devant cet officier qui était son fils. Le monde était injuste, bête et cruel. On se détestait. On s’insultait. On s’égorgeait. On proclamait des victoires. On digérait des défaites. Partout, régnaient la jalousie, la haine, la cupidité, l’ambition, la souffrance. Que ne pouvait-il être égoïste et indifférent, comme autrefois : « Les Russes fuient ? Eh bien, qu’ils fuient ! Ils se battent ? Eh bien, qu’ils se battent ! Ils meurent ? Eh bien, qu’ils meurent ! Qu’est-ce que ça me fait, à moi qui suis vivant ? »
— Encore une partie, papa ? demandait Akim.
— Si tu veux. Quitte ou double ! Et tu verras de quel bois je me chauffe !
Chaque soir, Nina et son mari rendaient visite au convalescent. Le ménage Mayoroff habitait à l’autre bout de la rue. Nina n’avait pas changé. Elle était toujours aussi douce et discrète. Mais sa passion pour les petits chats de gouttière s’était développée au point qu’elle en gardait six à demeure. Elle accueillait aussi des chiens perdus, qu’elle nourrissait, lavait et relâchait le lendemain matin. Parfois, elle rentrait chez elle, accompagnée d’un pauvre à qui elle offrait une assiette de soupe et des chaussures usées. Ou encore, c’étaient de vieilles femmes qui venaient la voir, lui racontaient leurs pèlerinages et repartaient, chargées de menus présents. Le mari de Nina ne l’intéressait guère. Elle lui obéissait. Elle lui souriait. Elle le soignait lorsqu’il était malade. Mais on eût dit que sa vie essentielle était ailleurs, dans une région secrète où nul ne pouvait la rejoindre.
Mayoroff, lui, avait gagné du poids et de l’assurance. Installé dans la réussite, il arborait de petites joues roses, un menton replet, un ventre plein. Il secondait toujours Constantin Kirillovitch à l’hôpital, et avait repris quelques clients particuliers de son beau-père. Akim n’aimait pas ce bonhomme obséquieux et moite.
— Alors ? disait Mayoroff en pénétrant dans la chambre d’Akim. J’ai l’impression que nous allons mieux.
Et il faisait craquer les articulations de ses doigts.
— À l’hôpital, aujourd’hui, j’ai eu à traiter un cas assez curieux de fracture du tibia… Figurez-vous que le gaillard…
Nina s’asseyait auprès de son frère, une broderie à la main.
— J’ai encore eu une lettre de Tania aujourd’hui, disait Zénaïde Vassilievna. Elle enrage de ne pouvoir rendre visite à Akim. Mais Michel essaiera de passer la semaine prochaine…
Dès qu’elle entendait le nom de Michel, Nina rougissait et baissait la tête.
— Il ne faut pas qu’il se dérange, disait Akim. J’irai le voir, moi-même, dans un mois.
— Vous êtes bien pressé de vous lever, monsieur l’officier, disait Mayoroff. J’admire le courage de nos militaires. La vie au grand air, l’exercice quotidien forment des organismes robustes. Savez-vous, cher Akim Constantinovitch, que je me suis permis de donner à un journal local le récit de vos aventures pendant la nuit de la Saint-Sylvestre ?
— Je ne vois pas l’utilité de cette réclame, disait Akim.
— Ce n’est pas une réclame. J’ai même camouflé votre nom. J’ai mis le sous-lieutenant A-off, d’Ekaterinodar. Je me propose d’ailleurs de vous demander s’il ne vous serait pas possible de nous donner quelques souvenirs sur la guerre russo-japonaise pour notre feuille municipale. Vous étiez à Liao-Yang, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors… En somme… Comment se présentait l’affaire ?…
Akim éclatait de rire :
— Mal.
— Qu’avez-vous vu ?
— De la fumée. La nôtre. Et celle de l’ennemi. Plusieurs fois nous avons chargé. Et puis, j’ai été blessé à la joue. Et puis, ça a recommencé.
Mayoroff dodelinait de la tête d’un petit air important.
— Tu entends ce que dit ton frère, Nina ? C’est très curieux, très curieux… Hum… Et à Vafangoou ?
— La même chose. De la fumée. On a chargé. On a tué. On a reculé…
— Oui, oui, oui…
— Akim n’est pas un littéraire, disait Constantin Kirillovitch en souriant dans sa barbe.
— Malheureusement, disait Zénaïde Vassilievna. Il ne nous aurait peut-être pas abandonnés, s’il avait été un littéraire…
La soirée s’achevait par une partie de dominos. Lorsque Nina et son mari avaient quitté la maison, Akim grognait en mastiquant sa pipe éteinte :
— Ce Mayoroff est une buse. Et Nina est une sainte. À moins qu’elle ne soit une buse, elle aussi.
À la fin du mois de mars, Volodia envoya un télégramme pour annoncer son arrivée. Il avait été chargé par Michel de traiter une affaire à Novorossisk et comptait profiter de l’occasion pour rendre visite à Akim, entre deux trains.
Zénaïde Vassilievna et son mari trouvèrent que Volodia était élégant et distingué comme une gravure de mode. Il exhibait un complet neuf, des souliers bien cirés. Son visage exprimait la satisfaction tranquille de vivre. Et puis, il apportait des nouvelles excellentes sur la santé de Tania. Vraiment, il méritait sa réputation de charmeur. Volodia et Akim passèrent l’après-midi à bavarder ensemble. À vrai dire, ils parlèrent surtout de leur enfance. L’un comme l’autre, par une sorte d’intuition, évitaient d’aborder les sujets actuels. Une seule fois, Volodia soupira en tapotant la main d’Akim :
— Pourquoi vous battez-vous ? Pourquoi versez-vous votre sang ?
— Pour le tsar, dit Akim.
— C’est bien ce que je vous reproche, dit Volodia. Que de force, que de confiance, que d’intelligence gaspillées !
— Comment gaspillées ? Les Japonais sont nos ennemis. Notre devoir est de tout sacrifier pour les abattre.
— Qui vous a dit qu’ils étaient nos ennemis ?
— Tout le pays le sait. Le tsar l’a proclamé…
— Vous dites le pays, et vous dites le tsar. Les Japonais sont peut-être les ennemis du tsar, mais sûrement pas les ennemis du pays.
— Le tsar et le pays ne font qu’un !
Volodia sourit d’un air sarcastique et demanda :
— Avez-vous entendu parler d’un certain 9 janvier 1905 ?
— Oui…
— Le tsar a fait tirer sur le peuple, sur le pays…
— Des révolutionnaires, des canailles achetées par les Japonais !…
— Des hommes, mon cher Akim. Des hommes, des femmes, des enfants…
Akim baissa la tête et la releva aussitôt d’un mouvement brusque.
— Je ne me permets pas de critiquer les ordres du tsar, dit-il. Et je ne permettrai à personne de le faire en ma présence. Je suis un officier.
— Comme c’est commode ! dit Volodia. Quand le doute vous assaille : « Je suis un officier… » Quand la tentation vous taquine : « Je suis un officier… »
— Oui, dit Akim, et, quand il s’agit de mourir, aussi : « Je suis un officier. » Vous avez compris ?
— Je vous aime bien, Akim, dit Volodia, mais vous retardez de quelques siècles. Le peuple entier ne vit plus que dans l’espoir d’une Constitution. Et vous… vous parlez comme Michel. C’est tout dire !
— Et vous comme Nicolas, grogna Akim avec une moue de dégoût. Je ne sais ce qui est préférable !
Ce soir-là, Akim se coucha très tard. Sa mère, comme d’habitude, vint le bénir dans son lit. Zénaïde Vassilievna aimait par-dessus tout cette petite cérémonie nocturne. Lorsque Akim avait quitté son uniforme, lorsqu’il s’était allongé sous les couvertures, il devenait vulnérable et soumis, comme autrefois. Elle s’assit au chevet du lit et posa une main sur le front de son fils.
— C’est drôle, je pense souvent à Nicolas, dit Akim. Est-ce exact qu’il soit lié avec les révolutionnaires ?
— Oh ! dit Zénaïde Vassilievna en rougissant, n’exagérons pas. Sans doute, il est un peu à gauche… Tous les avocats sont un peu à gauche…
— Comment peut-il vivre dans ce fatras de paroles inutiles ? Comment peut-il conspirer contre l’armée, contre le tsar ? Tout compte fait, il vaut mieux qu’il ne soit pas venu !
— Christ soit avec toi ! s’écria Zénaïde Vassilievna. Tu parles de ton frère comme d’un ennemi. Tout ça parce qu’il a les idées un peu à l’envers. Tu es nerveux. Tu ne sais plus ce que tu dis. Il est temps que tu dormes.
— Oui, c’est préférable, dit Akim. Ainsi je réfléchirai moins.
Il ferma les yeux. Zénaïde Vassilievna prit une main d’Akim entre les siennes. Elle sentit, avec délices, que les doigts rudes s’abandonnaient, mollissaient dans ses paumes attentives. Le sommeil venait lentement, qui renversait les âges, déliait les conventions, rendait les hommes à leurs mères. Il était ce petit enfant qu’elle avait bercé, grondé, lavé, nourri, caressé jadis, et qui prétendait, aujourd’hui, pouvoir se passer d’elle. Mais elle savait bien qu’il mentait en affirmant cela. Même là-bas, il s’endormait veillé par son image. Et il l’avait appelée au secours, lorsqu’il mourait dans la neige. Zénaïde Vassilievna soupira de toute la poitrine. Comme elle était forte et consciente, lorsque son fils reposait auprès d’elle ! Comme ce jeune corps lui appartenait bien dès qu’il basculait dans le rêve !
Akim dormait avec une application ingénue, la tête tournée sur l’oreiller, la joue plate, l’orbite sombre, toute la chair enfoncée dans un massif de songes. Sa respiration était celle des premiers jours de la vie. Zénaïde Vassilievna le baisa au front, ébaucha le signe de la croix au-dessus de cette face pâle, éteignit les lampes. Le clair de lune tomba dans la pièce, bleu et pur, comme un morceau de ciel. Pour un peu, elle aurait pu croire qu’elle s’éloignait d’un berceau. Elle fit quelques pas, le cœur lourd de joie, les jambes faibles. Elle tremblait, comme si un miracle eût répondu à ses prières quotidiennes. Sur le seuil, elle murmura :
— Dors bien, Akimouchka.
Le silence qui lui répondit était celui d’une chambre d’enfant. Elle ferma la porte.
Après sa visite aux Arapoff, Volodia avait résolu de se rendre à Mikhaïlo pour saluer sa mère. En vérité, cette démarche ne représentait rien d’autre pour lui qu’une corvée raisonnable. L’idée de revoir Olga Lvovna qu’il n’aimait pas, et Kisiakoff dont il avait horreur, suffisait à lui gâcher sa soirée. Sans doute parlerait-on des comptes de tutelle. Il était impossible que la discussion ne devînt pas un peu vive et désagréable. Peut-être même serait-il obligé de dire à Olga Lvovna qu’elle se conduisait comme une sotte et une criminelle, qu’elle s’était laissé ruiner par un fourbe et avait dilapidé sans scrupule la part d’héritage destinée à son fils. Quant à Kisiakoff, s’il tentait d’intervenir, il faudrait le remettre à sa place, lui crier des injures, le gifler. Tout cela était bien ennuyeux. Volodia exécrait les querelles d’argent. Pourquoi donc allait-il au-devant de ces déconvenues ? Par respect de la tradition ? Un fils ne peut passer par la ville où habite sa mère sans courir l’embrasser avant de reprendre le train. Quelle bêtise !
Volodia était furieux contre cet obscur besoin qui subsistait en lui d’obéir à la loi commune. Dans le fiacre qui l’emmenait vers Mikhaïlo, il souhaitait violemment que sa mère et Kisiakoff fussent absents de la maison. La nuit était déjà venue. Les rues d’Ekaterinodar étaient calmes, avec des réverbères mélancoliques dont le reflet s’allongeait dans les flaques de boue. Çà et là, des promeneurs se hâtaient, et on entendait claquer leurs galoches. Tout à coup, Volodia éprouva un petit choc au ventre. La voiture passait devant son ancienne demeure. Il cria au cocher :
— Arrête-toi !
Longtemps, il regarda cette façade familière qui avait protégé son enfance, et derrière laquelle, aujourd’hui, vivaient des étrangers. Olga Lvovna avait tout vendu, les pierres, les meubles, les souvenirs, pour subvenir aux besoins de son amant barbu. Volodia fit une moue de dégoût. Une tristesse très douce lui serrait la gorge. Derrière les fenêtres allumées, il entendit le son grêle d’un piano. Autrefois, quand il était tout petit, sa mère lui jouait du piano, avant de le renvoyer dans sa chambre. Et elle chantait. Comment était-ce déjà ?
Moineau, moineau, d’où viens-tu ?
De la Fontanka où j’ai bu,
Où j’ai bu de la vodka,
Tant que la tête me tourna…
Les sons du piano ensorcelaient la rue entière. Les becs de gaz devenaient attentifs. Le cheval du fiacre baissait la tête. Volodia répéta stupidement, à voix lente :
Moineau, moineau, d’où viens-tu ?…
Puis, une colère brusque l’envahit, et ses yeux s’emplirent de larmes.
— Eh ! cocher, cria-t-il. On ne va plus à Mikhaïlo. Rebrousse chemin. Direction, l’hôtel de la Gare.