CHAPITRE XIII

La première représentation de La Sauterelle devait avoir lieu au mois de février 1914. Pour la mise en scène, Prychkine et Sopianoff s’étaient assuré la collaboration d’un disciple du Théâtre artistique de Moscou, le jeune Thadée Kitine, encore inconnu, mais dont la culture et la fantaisie ravissaient le maître Stanislavsky lui-même. Très vite, Thadée Kitine assuma la direction effective de l’entreprise, reléguant Sopianoff au rang de commanditaire et Prychkine à celui de grand premier rôle. À dire vrai, ni Prychkine ni Sopianoff ne protestèrent contre cette prise de pouvoir. Les questions techniques ennuyaient Prychkine, dont la seule ambition était de paraître en public sous un aspect flatteur. Quant à Sopianoff, pourvu qu’on lui permit de courtiser les actrices dans leurs loges, il était content.

Thadée Kitine institua au théâtre une discipline de fer. Ce petit homme potelé, au sourire jovial, avait de son métier une conception rigoureuse. La troupe qu’il engagea ne comptait pas de noms célèbres, mais chaque « compagnon de La Sauterelle » avait sa spécialité. Le premier souci de Thadée Kitine fut d’unir ces éléments disparates en une seule passion. Hommes et femmes se pliaient à son autorité. Il les haranguait à tout bout de champ, les complimentait, les grondait, les bousculait, créait autour d’eux une atmosphère d’émulation et de noblesse. Les répétitions commençaient à dix heures du matin et se terminaient à cinq heures de l’après-midi. Puis, les acteurs allaient se reposer chez eux, et une nouvelle séance les rassemblait de huit heures à onze heures du soir. On répéta d’abord dans l’appartement de Sopianoff, mais, lorsque Thadée Kitine eut découvert un caveau assez spacieux pour être aménagé en théâtre, toute la compagnie se transporta sur les lieux. Là, régnait un chaos magnifique. Les menuisiers sciaient, clouaient, rabotaient à grand fracas, non loin d’une chanteuse qui s’égosillait devant un piano taché de cire. Le régisseur, saupoudré de sciure de bois, faisait travailler les danseurs derrière un tas de planches. D’autres acteurs répétaient dans la galerie, dans l’escalier. Des artisans bénévoles, des étudiants, des amis, préparaient les couleurs, lavaient des pinceaux, encollaient des toiles.

Volodia ne manquait pas une occasion de rendre visite au caveau. Il prêta même à Thadée Kitine une table Louis XV dont on avait besoin pour le tableau de la Pompadour, et une tenue de cheval pour le jeune premier, dans La Chasse enchantée. L’idée lui était venue, tout à coup, qu’il aurait dû se consacrer au théâtre. Il résolut de prendre des leçons de diction. Il écrivit aussi un petit sketch qu’il soumit à l’approbation du metteur en scène. Thadée Kitine parcourut les premières répliques, haussa les épaules et fourra le manuscrit dans sa poche. À dater de ce jour, Volodia espaça ses visites au théâtre.

Cependant, lorsque les affiches de La Sauterelle furent enfin placardées sur les murs de Moscou, il oublia sa blessure d’amour-propre et acheta des liasses de billets pour lui-même et pour ses amis.

De l’avis des courriéristes, la « première » de Thadée Kitine s’annonçait comme devant être une manifestation de l’élégance et du goût moscovites.


La salle était basse de plafond, bardée de poutres brunes, meublée de tables et de bancs en chêne grossièrement équarri. La rusticité du décor avait été savamment calculée pour dépayser la clientèle mondaine. Comme Prychkine et Thadée Kitine l’avaient prévu, le public, fatigué par les fastes de représentations officielles, goûtait un plaisir pervers à se meurtrir les fesses au bois rude des sièges et à manger des victuailles robustes.

Ainsi, ayant payé très cher le droit d’être mal assis, mal nourris, mal traités, une foule de messieurs en habit et de dames en toilettes décolletées, grignotaient du saucisson à l’ail et buvaient de la bière avec reconnaissance. Tout le monde était gai, détendu, prêt à rire. Des ovations avaient salué une courte scène de Tchékhoff, et même cette parade de poupées, dont Kitine redoutait l’effet sur la presse, à cause de son modernisme outrancier. À présent, profitant d’un bref entracte, les serveurs en veste blanche couraient entre les tables, renouvelant les provisions de bière et de charcuterie. Un client prétendit commander du champagne. Et ce fut une huée générale. Des dames élégantes tapaient avec leur fourchette sur le bord de leur verre.

— Du champagne, quelle horreur ? Est-ce qu’on boit du champagne dans une auberge ? susurrait une petite femme coiffée d’aigrettes et de diamants.

— Moi, cria son voisin, un gros banquier aux favoris vaporeux et au ventre constellé de breloques, j’exige une portion de gruau au sarrasin.

— Bravo ! Bravo !

Tania, assise entre Volodia et Michel, battait des mains et pleurait de rire :

— Comme c’est bien ! Comme je suis contente pour Lioubov et pour Prychkine ! Moi aussi, je veux du gruau !

Michel commanda, de mauvaise grâce, trois portions de gruau. Mais il ajouta :

— Je trouve ridicule cette affectation de simplicité. Sous prétexte qu’il n’y a pas de loge impériale dans le théâtre, les gens se conduisent comme des cochons !

— Dieu, que tu es arriéré ! dit Tania en trempant ses lèvres dans une chope de bière. On ne peut pas s’amuser avec toi. Quand donc oublieras-tu que tu portes un faux col ?

— Jamais, je l’espère, dit Michel.

Volodia, muet, souriant, admirait Tania d’être si spontanée, et déplorait que Michel eût un caractère ombrageux. Pour Michel, la vie n’était pas un jeu, mais un travail méticuleux et difficile. On eût dit qu’il avait des comptes à rendre. Heureusement, Tania ne se laissait pas impressionner par la noblesse excessive de son époux. Malgré le mariage, la maternité, les obligations de toutes sortes, elle était jeune et décidée à jouir de sa chance. Tout en feignant de décortiquer une tranche de saucisson, Volodia l’observait du coin de l’œil et trouvait du plaisir à cette contemplation. Certes, elle avait changé depuis Ekaterinodar, mais sans rien perdre de sa grâce. De minuscules rides fripaient ses paupières bistres. Elle avait un regard plus rapide, plus hardi et plus bleu qu’autrefois, des yeux comme agrandis par le désir de voir. Le dessin de ses lèvres s’était durci. Sa voix avait baissé de registre. De toute sa personne émanait une impression de raffinement et d’expérience. C’était une perfection, et déjà l’annonce touchante du déclin. Pour assister à la première de La Sauterelle, Tania avait revêtu une robe de satin brun, bordée de renard blanc, et un corselet en soie, vieil or et amande. Un diadème léger couronnait sa chevelure blonde. Des pendentifs en diamant brillaient près de ses joues roses de fard. Son visage exprimait la joie, la curiosité. Lorsque les lampes s’éteignirent de nouveau, Volodia se pencha vers elle et murmura :

— Ravissante !

— Qui ! demanda-t-elle dans un souffle.

— Je dis : vous êtes ravissante.

Elle se mit à rire et lui appliqua un coup d’éventail sur les doigts. Volodia en fut stupidement ému. Depuis le départ de Svétlana, il sentait un grand vide en lui, et la présence d’une femme le bouleversait comme au début de sa carrière amoureuse. Certes, à plusieurs reprises, il avait essayé de chercher une autre compagne. Mais, toujours, au moment de se déclarer, une pudeur absurde avait étouffé son désir. Avait-il eu tort de rompre ? Il se le demanda encore, tandis que Tania le regardait avec malice par-dessus l’éventail déplié. Dans la pénombre, Michel consultait le programme. Il lut avec hésitation :

Romance militaire, avec Liouba Diaz. Quelle idée d’avoir pris ce pseudonyme !

— Elle ne pouvait pas jouer sous le même nom que son mari ! dit Tania en haussant les épaules.

— Pourquoi ?

— Parce que ça ne se fait pas. Deux Prychkine dans un même programme donneraient l’impression d’une entreprise familiale.

— C’est drôle, grogna Michel, au théâtre, les femmes ont toujours honte d’être mariées.

— Ouf ! dit Tania, que tu es donc contrariant !

Thadée Kitine, qui tenait le rôle de conférencier, parut devant le rideau et salua la salle d’une courte inclination de tête. En quelques mots, il annonça le tableau suivant et présenta les acteurs chargés de l’interpréter.

« Liouba Diaz, notre vedette féminine, que se disputent les théâtres de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Les théâtres de Saint-Pétersbourg veulent qu’elle joue à Moscou, et les théâtres de Moscou aimeraient bien la voir jouer à Saint-Pétersbourg. »

Cette boutade médiocre déchaîna les rires du public. Et le rideau se leva sur un paysage naïf et clairet. Lioubov, en robe jaune citron, la gorge largement décolletée, les cheveux coiffés d’un chapeau cabriolet à ruban, bleu pâle, était assise sur un banc, à la sortie d’une caserne. Derrière elle s’ouvrait une perspective de ponts, de canaux et de ciel. Tour à tour, un soldat, un sergent, un sous-lieutenant, un commandant s’approchaient d’elle et tentaient de lui faire la cour. Et chaque nouveau prétendant chassait le militaire inférieur en grade, qui l’avait devancé dans les grâces de la coquette. Une musique facile et gaie accompagnait ce tableautin. Lioubov disait son rôle d’une voix juste, minaudait, riait à merveille. Tania, moite d’admiration, la dévorait des yeux. Michel, en revanche, sentait monter en lui un dégoût invincible. Il lui était pénible de penser que sa belle-sœur, la sœur de Tania, se livrait aux regards du public, décolletée, maquillée comme une fille.

Les grimaces de Lioubov étaient une insulte à sa propre dignité. Des inconnus chuchotaient :

— Elle est mignonne !

— Une jolie bouche !

— Et quelle poitrine !

Michel rougit et baissa les yeux. Il regrettait d’avoir avancé de l’argent à Prychkine pour la réalisation du spectacle. S’il avait suivi son impulsion première, il n’aurait rien donné et aurait interdit à Tania de fréquenter sa sœur. À présent, Lioubov et un général en uniforme écarlate faisaient le tour de la scène aux sons d’une marche militaire. Lioubov s’éventait avec un mouchoir jaune, et le général tenait une longue-vue à la main. Ils étaient comiques. On riait. La jupe de Lioubov, retroussée d’un côté, laissait apercevoir sa cheville, son mollet gainé d’un bas orange. À chaque mouvement, son corsage menaçait de s’entrebâiller un peu plus et de délivrer la pointe de ses seins. Mais Tania paraissait inconsciente de l’injure qu’elle subissait ainsi par procuration. Elle était flattée même, de toute évidence, à l’idée que Lioubov fût une actrice et recueillit les applaudissements de la foule. Cette inconséquence, cette légèreté désolaient Michel. Parfois, Tania lui devenait brusquement étrangère. Il ne pouvait plus la comprendre. La créature raisonnable, distinguée et douce qu’il aimait faisait place à une femme assoiffée de plaisirs. Seul comptait pour elle le souci de plaire et de rire. Puis, sans transition, elle retrouvait cette honnêteté, cette réserve, qui étaient ses charmes les plus sûrs. Vraiment, la famille Arapoff était étrange. Tous des exaltés, des détraqués. Sauf Akim peut-être. Et encore.

Le rideau retomba sur une rumeur d’acclamations excessives. Thadée Kitine vint sur le proscenium pour annoncer un autre numéro. Le spectacle se poursuivait avec aisance. Hussards noirs chantant devant la flamme dansante d’un punch, personnages peints, aux épaules desquels surgissaient des têtes vivantes, tabatières parlantes, porcelaines animées, fêtes villageoises sous un ciel de feu, avec, à l’arrière-plan, les faces énormes et pensives des tournesols.

De scène en scène, le public comprenait mieux qu’on l’avait convié à un divertissement de choix. Et Michel même était forcé de reconnaître que le succès de l’entreprise ne faisait plus de doute. Mais chaque apparition de Lioubov, en paysanne, en vierge romantique, en pierrot, en page, réveillait son mécontentement. À l’entracte, les spectateurs refluèrent dans le hall du théâtre, petite salle basse, décorée de maquettes et de photographies.

— Après le spectacle nous irons les féliciter, dit Tania.

— Tu iras seule, dit Michel.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne peux pas complimenter ta sœur pour un succès que je réprouve.

— Le spectacle ne te plaît pas ? demanda Volodia.

— Si.

— Alors ?

— Laissez-le, Volodia, dit Tania en faisant la moue. Il veut jouer à l’ours. C’est un genre.

Michel, ulcéré, fourra les mains dans ses poches et feignit de s’intéresser aux tableaux exposés dans le hall.

Mais des amis les rejoignirent. Les Jeltoff entouraient Tania. Tous parlaient de Liouba Diaz et de Prychkine. Certains affectaient d’ignorer la véritable identité de l’actrice. D’autres, en revanche, mettaient les pieds dans le plat avec volupté.

— C’est votre sœur, n’est-ce pas ?

— Mais oui ! s’écriait Tania. N’est-elle pas charmante ?

Elle paraissait fière de sa parenté avec Mlle Liouba Diaz. Plus fière, sans doute, que d’être la femme de Michel Danoff. Sopianoff se rapprocha du groupe. Il se frottait les mains :

— Ça marche ! Ça marche ! J’ai vu des journalistes. Ils n’en reviennent pas. Vous restez pour le champagne après la représentation, j’espère ?

— Non, dit Michel d’une voix sèche. Je dois me lever tôt demain.

— Il pense toujours au lendemain, dit Tania avec un soupir, et jamais au jour même. C’est pour ça qu’il n’est pas heureux ?

Sopianoff partit d’un éclat de rire caverneux qui lui fendit la face dans le sens de la largeur.

— Laissez les soucis du lendemain aux ministres. On les paie pour ça.

— L’horizon est assez noir pour que tout le monde s’en préoccupe, dit Michel.

Il avait tout à coup envie d’être pessimiste. Jeltoff le prit par le bras et lui souffla à l’oreille :

— Je suis comme vous. Pas tranquille. Ah ! ces Allemands ! L’article de La Gazette de Cologne est un avertissement. L’augmentation de nos armements les inquiète. Et l’alliance avec la France donc ! Le service de trois ans ! Et Liman von Sanders à la tête de l’armée turque ! C’est grave ! C’est grave ! Nous devrions peut-être désarmer, traiter avec l’Allemagne ?…

— À quoi bon ? dit Michel. Si l’Allemagne veut la guerre, tous les prétextes lui seront bons pour la déclencher.

— Oui, oui, balbutiait Jeltoff en grattant sa calvitie. La guerre… Avec des ministres capables, on doit pouvoir l’éviter… Ce serait terrible, la guerre…

— Qui parle de guerre ? demanda Tania, en posant sa main souple et gantée sur le bras de Jeltoff.

— Les hommes, Tatiana Constantinovna, comme d’habitude.

— Même au théâtre ? Même parmi des femmes ?

— Merci pour le rappel à l’ordre, dit Volodia. Ces messieurs avaient besoin d’une leçon. Je suis sûr, moi, qu’on crée la guerre en parlant d’elle.

— Alors, pourquoi en parlez-vous vous-même ? dit Tania.

Sopianoff faisait des courbettes, baisait des mains, à droite, à gauche, recevait des compliments, répondait des galanteries.

— Prenez exemple sur lui, dit Tania. Il ne pense pas à la guerre…

— Qu’en savez-vous ? dit Jeltoff. D’ailleurs, moi non plus, je ne pense pas à la guerre. Je suis comme votre mari : clairvoyant et courageux.

— Comme si on pouvait être les deux à la fois ! dit Volodia en riant.

Malinoff, assis dans un coin, prenait des notes sur un carnet. Il regrettait de n’avoir pas insisté pour que Kitine jouât un tableau de sa composition. Ainsi, il était exclu du triomphe. Personne ne le félicitait. Cette impression d’abandon était mortifiante. Volodia s’approcha de lui :

— Vous travaillez ?

— Oh ! quelques petites notes. Je voudrais leur donner une scène pour le prochain spectacle.

Il ajouta plus bas :

— Je crois que Liouba Diaz serait une interprète rêvée. Pouvez-vous me présenter à elle ?

— Mais comment donc ! dit Volodia.

Un laquais traversa la foule, portant à bout de bras une corbeille de roses rouges.

— Je parie que c’est pour Liouba Diaz, dit Jeltoff. Cette jeune personne a un chic, un entrain ?… Petite diablesse, va !

La fumée des cigarettes piquait les yeux, faisait tousser les dames. Michel réprima un bâillement.

— C’est agréable de sortir avec toi ! dit Tania.

La sonnette de fin d’entracte rappela les spectateurs dans la salle. Pendant la seconde partie du programme, on ne servait plus de plats, mais des rafraîchissements et des biscuits sucrés. Tania but du porto et se sentit doucement ivre, dès le premier verre. Au finale du spectacle, lorsque toute la troupe se rangea sur la scène pour saluer, elle cria plus fort que les autres :

— Bravo ! Bravo ! Liouba Diaz ! Bravo, Prychkine ! Kitine ! Kitine !

Elle trépignait, saisie par un enthousiasme puéril, les joues roses, les narines palpitantes. Michel lui serra le poignet pour la maintenir assise.

— Laisse-moi ! Mais laisse-moi donc ! disait-elle. Tu es jaloux, et c’est bête !

— Jaloux de qui ?

— De tout ce qui m’amuse.

Volodia, lui aussi, applaudissait à tout rompre. Il y eut sept rappels retentissants. On fit venir sur scène les compositeurs, les décorateurs, les écrivains, le chef machiniste. Lioubov avait les bras chargés de roses. Prychkine envoyait des baisers au public. Kitine tournait, à droite, à gauche, un visage blême, idiot, ruisselant de sueur.

— Que tu le veuilles ou non, dit Volodia, en se penchant vers Michel, nous irons les féliciter.

— Nous n’avons qu’à y aller sans lui, s’il veut faire la tête, dit Tania.

— J’irai avec vous, dit Michel. Ne serait-ce que pour surveiller le comportement de Tania qui a trop bu. Mais ne comptez pas sur moi pour débiter des fadaises.

Les coulisses étaient bondées de visiteurs en habit, de dames aux robes chatoyantes. Pour parvenir jusqu’à la loge de Lioubov, il fallut bousculer dix rangées de spectateurs bavards. Enfin, Tania découvrit sa sœur au centre d’un parterre de roses et tomba dans ses bras en criant :

— Ma chérie, je ne peux pas te dire !… Tu as été… Oh ! quelle splendeur !… Et ta petite robe jaune !…

— Cette sûreté de jeu, cette grâce ! disait Volodia en serrant la main de Lioubov dans les siennes.

— Le public a l’air très satisfait, dit Michel après un grand effort.

Et il considérait avec stupeur cette belle fille debout devant lui, en costume tzigane, le visage passé au fond de teint bistre, les yeux allongés par deux traits de crayon noir. Ce maquillage agressif l’écœurait. Lioubov, cependant, exultait, pépiante, étincelante, rajeunie. Elle parlait à dix personnes à la fois, riait à contretemps, respirait des fleurs, vaporisait du parfum sur son corsage :

— Oui, oui, nous avons mérité ce succès. N’est-ce pas que Sacha était admirable ? Sacha ! Sacha ! Où es-tu ?

Prychkine parut enfin, et il fallut le féliciter, lui aussi.

Puis, ce fut le tour de Thadée Kitine. D’autres acteurs l’accompagnaient. La loge était pleine à craquer. L’air sentait le fard gras, la vaseline, les dessous de femme. L’habilleuse accrochait les costumes à des cintres. On entendait des coups de marteau.

— Je vous présente l’écrivain Malinoff qui a un texte à vous proposer ! dit Volodia en poussant Malinoff par les épaules.

— Mais nous nous connaissons ! criait Kitine. Dans mes bras, pisseur d’encre ! Qu’est-ce que tu nous as préparé ? Un petit tableau dans le genre de Vanka sur la barricade ?… Quel chef-d’œuvre !

— Ne parlez pas de barricades, dit Tania, ou je m’en vais.

Volodia se pencha vers l’oreille de Tania et murmura vivement :

— Ce Malinoff… c’est bien l’amant de ?…

— Non ! Quelle idée ! Eugénie est libre. Ils ont rompu depuis longtemps. Enfin, depuis deux ou trois semaines, je crois. Vous devriez bien vous occuper d’elle. Elle vous adore.

— J’avais un de ces tracs ! disait Lioubov en roulant des yeux de poupée.

— Nous allons partir, vous laisser à votre triomphe, dit Michel.

— Comment ? dit Prychkine. Mais vous êtes un peu de la maison. C’est grâce à votre générosité que nous avons pu monter le spectacle…

— N’insistez pas. Ce serait maladroit, dit Michel en fronçant les sourcils.

À ce moment, un remous se produisit devant la porte, et, dépassant toutes les têtes, surgit le visage rouge et barbu de Kisiakoff :

— Lioubov ! Lioubotchka ! cria-t-il. À genoux ! On t’admire à genoux !

— Il ne manquait plus que celui-là, dit Michel. Allons-nous-en.

Mais, déjà, Kisiakoff s’était rapproché d’eux et frottait sa barbe contre les joues de Lioubov.

— Un veuf, un pauvre veuf est venu te voir ! J’ai fait le voyage exprès. Celle qui a pris ta place est retournée au ciel. Et moi, je vis encore. Je vais au spectacle. J’y lorgne de petites femmes en robe jaune, décolletée, décolletée… Ta-ta-tam, ta-ta-tam…


Monsieur le militaire,

Que voulez-vous de moi ?…


Il fredonna la chanson de Lioubov, s’arrêta net, tendit la main à Prychkine :

— Vous êtes un grand artiste et un fameux lapin.

Puis, à Kitine :

— Bravo ! Et même bravissimo ! Chevauchée par vous, La Sauterelle ira jusqu’aux étoiles.

Enfin, à Volodia :

— Un même chagrin nous rassemble.

Lorsqu’il s’avança vers Tania, Michel dit :

— Viens, Tania. Nous n’avons rien à faire ici.

Ils sortirent. Kisiakoff demeura un long moment la main ouverte, le sourire aux lèvres, comme s’il eût congratulé un fantôme. Lioubov éclata de rire.

— Ton rire me paie de tout, dit Kisiakoff. Piétine-moi le cœur, mais ris, et je t’en saurai gré. J’offre le champagne à toute la troupe !

Volodia profita du remue-ménage causé par cette promesse pour s’esquiver, lui aussi, sur la pointe des pieds.

Il rejoignit Michel et Tania, au moment où ils montaient en voiture. Le voyage en auto fut sinistre. Tania affectait une gaieté exubérante et chantonnait des refrains du spectacle, en battant la mesure avec son petit pied. Michel, silencieux, la mâchoire dure, couvait sa femme d’un regard méprisant. Puis, subitement, il se mit à parler politique. Sans doute le faisait-il pour mieux expliquer à Tania combien sa joie était futile et déplacée. Avec gravité, il rappela sa discussion avec Jeltoff, au sujet de La Gazette de Cologne dont l’article virulent avait étonné tout le monde.

— Ce que Jeltoff ne sait pas, dit-il, c’est que d’autres journaux allemands et autrichiens ont repris la campagne de La Gazette de Cologne.

— Encore La Gazette de Cologne ! soupira Tania.

— Tu ne vas pas prêter foi aux racontars de quelques journalistes ! dit Volodia.

— Si, dit Michel, car cette campagne-là est dirigée. Tu comprends ? Voulue, dictée par le gouvernement. Et ce n’est pas tout. Il y a l’achat de deux croiseurs de bataille par la Turquie à l’Allemagne. Il y a le coup de Liman von Sanders. Il y a l’activité des diplomates…

— Moi, dit Volodia en souriant à Tania d’une manière complice, je m’efforce d’ignorer toutes ces questions politiques et militaires. Aussi longtemps que notre gouvernement se montrera conciliant, la guerre sera évitée. Mais on affirme que Soukhomlinoff est furieux, qu’il va répondre du tac au tac…

— Et il aura bien raison ! s’écria Michel. C’est en tapant du poing sur la table qu’on intimide les Prussiens. Toute concession serait interprétée par eux comme un signe de faiblesse…

— Allons ! Allons ! dit Volodia. Les Allemands ne sont pas des tigres assoiffés de sang. Il y a des socialistes parmi eux, des ennemis de la guerre…

— Oui, mais les socialistes allemands sont d’abord allemands et les socialistes russes sont d’abord socialistes. Les premiers placent l’intérêt de leur pays au-dessus de l’intérêt du parti. Les seconds écraseraient la nation pour faire triompher leur cause. Crois-moi, la situation est grave. Le rire n’est plus de saison.

— Ce qui veut dire, susurra Tania en s’étirant voluptueusement, que je suis une sotte de m’amuser, alors que les gens sérieux tremblent pour leur peau.

Volodia se mit à rire. Michel avança la mâchoire.

— N’essaie pas de me faire enrager, dit-il. Tu sais très bien que j’ai raison et que tu as tort.

— Mais non, dit Tania. Je ne le sais pas. Je suis sûre même du contraire.

— Je te croyais plus intelligente !

— Comme on se trompe ! dit Tania. Je ne veux surtout pas être intelligente. Je veux vivre.

— Et vivre, pour toi, c’est applaudir Mlle Liouba Diaz ?

— Exactement.

Volodia, sentant l’approche de l’orage, essaya de créer une diversion en parlant des enfants.

— Ils vont bien, dit Tania. Je leur ai promis de les emmener au théâtre pour voir jouer leur tante.

Michel détourna la tête d’un mouvement brusque.

— Et Marie Ossipovna ? demanda Volodia.

— Elle a engagé hier une autre demoiselle de compagnie. Une jeune Arménienne d’Armavir, jaune, noire et triste. Elles parlent le circassien ensemble. C’est comique !… À propos, j’ai eu des nouvelles de Svétlana. Une lettre très gentille. Elle me dit son affection et combien elle regrette de m’avoir quittée. Mais la vocation a été trop forte. Quelle charmante petite fille !

— Oui, elle était charmante, dit Volodia, et son cœur devint douloureux et lourd.

— Nous l’aimions beaucoup. Michel la trouvait juste assez sérieuse pour lui. Ah ! ce n’est pas elle qui se serait amusée à La Sauterelle ! Peut-être voudrais-tu que je la rejoigne au couvent, Michel ?

Michel ne répondit pas.

— Il est devenu sourd, dit Tania, en haussant les épaules. Si jeune et déjà sourd !

Comme l’auto s’arrêtait devant la maison des Danoff, Michel demanda :

— Tu as fini, Tania ? On peut descendre ?

— Mais oui, mon amour, dit Tania. Rentrons. Nous parlerons politique dans notre lit.

— Elle est complètement ivre, dit Michel. C’est sa seule excuse.

— Et quelle serait la tienne ? dit Tania.

Volodia s’empressa de prendre congé.

— Je suis à dix minutes de chez moi. J’irai à pied, dit-il.

— Voilà. Tu fais fuir tes meilleurs amis, dit Tania.

Elle ajouta avec un sourire enchanteur :

— À bientôt, Volodia. Nous pourrions, un jour, prendre le thé avec ma sœur, mon beau-frère, Eugénie…

— Oui… Oui… C’est ça… Nous verrons, dit Volodia en considérant Michel d’un air triste.

Et il s’éloigna dans la neige à grands pas.

Pendant la traversée du vestibule et la montée du large escalier tapissé de moquette bleue, Tania ne cessa de fredonner :


Monsieur le militaire,

Que voulez-vous de moi ?…


Mais, dans la chambre, elle devint sérieuse, réfléchit un instant et s’écria :

— Pourquoi m’as-tu gâché ma soirée ?

— Je ne t’ai pas gâché ta soirée, dit Michel. Simplement, il m’était pénible de constater à quel point tu admirais et enviais ta sœur.

— Toute la salle l’admirait !

— Les autres ne voyaient en elle qu’une vulgaire fille de théâtre. Toi, tu savais. Et, cependant tu applaudissais à ses œillades, à ses effets de hanches. Si ton père avait assisté au spectacle, je suis sûr qu’il n’aurait pas approuvé ta joie.

— C’est ce qui te trompe, dit Tania, mon père n’est pas un grincheux. Il a toujours aimé les actrices.

— Pour coucher avec elles, peut-être…

— Je te défends, murmura Tania que la colère étouffait. Je te défends. Mon père… mon père savait vivre, s’amuser… Il avait l’esprit large. Mais toi, tu ne cherches dans l’existence que les désagréments. Tu as peur d’être heureux. Continuellement, tu es sur tes gardes. Tu transformes la vie en une sorte de devoir ardu. Et les gens qui t’entourent souffrent de cet état de choses…

Michel, étonné par ce réquisitoire, oubliait ses propres griefs et ne songeait plus qu’à se justifier :

— N’exagère pas, Tania. Tu ne me feras pas croire que je suis un monstre. Je sais me distraire…

— Oui, mais à heure fixe, avec des personnes fixes, à un tarif fixe… Je ne veux plus !… Je ne veux plus !… J’en ai assez !… Un voyage organisé… Des horaires. Des points de vue… Des heures de visite… Voilà ce que c’est, pour toi, l’avenir… Eh bien, non, non !

Elle se mit à pleurer, arracha son diadème, ses boucles d’oreilles et les jeta sur le lit. Michel déambulait à travers la pièce, les mains derrière le dos, les épaules rondes.

— Alors, quoi ? En somme, que veux-tu ? demanda-t-il.

— Mais rien, gémit Tania. Tu devrais comprendre. Un peu de détente, de fantaisie. Je te reproche d’être irréprochable…

Michel ouvrit les bras :

— Excuse-moi, je ne te suis plus.

Il s’était radouci. Il finit pas dire avec un sourire engageant :

— Demain, veux-tu que je rentre un peu plus tôt du bureau, et nous irons prendre le thé chez Siou ?…

Il sortit son carnet, le feuilleta :

— Demain, cela me serait justement très commode.

Tania poussa un soupir :

— Comment t’en vouloir ? Oui, demain. Marque-le dans ton carnet, Michel. Demain, tu dois voir ta femme.

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