CHAPITRE XVII
Le 13 juillet(1) à l’aube, Volodia s’éveilla d’une secousse et resta un long moment, assis dans ses oreillers, la tête lourde, les yeux éblouis par la lumière du matin. Il se sentait anxieux et brisé. Hier, Tania s’était décommandée, à la dernière minute, par téléphone. Elle se disait trop fatiguée pour venir. Sa voix était à peine perceptible. Volodia avait même cru comprendre qu’elle pleurait. Abandonné par Tania, et n’ayant plus rien à faire de la journée, il s’était amusé à courir les rues et les salles de rédaction. De cette poursuite effrénée, il ne conservait plus qu’un souvenir anodin. Des visages désolés se bousculaient dans sa mémoire. Il revoyait aussi des couloirs poussiéreux, des gazettes molles, tachées d’encre, les feuilles longues des dépêches Havas. La situation internationale s’aggravait d’heure en heure. La veille, un Conseil de la Couronne s’était tenu à Krasnoïé-Sélo sous la présidence du tsar. À l’issue de cette réunion, la presse avait publié un communiqué aux termes vagues et menaçants.
Entre-temps, on avait appris que le comte Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne à Moscou, s’était présenté au pont aux Chantres pour déclarer que son gouvernement n’admettrait aucune intervention d’une tierce puissance dans le conflit austro-serbe. À la suite de cette visite, le ministre des Affaires étrangères, Sazonoff, avait eu un entretien avec le ministre de Serbie, auquel il avait recommandé la plus grande modération. Les journaux d’hier, que Volodia avait encore sur sa table de nuit, étaient bourrés de nouvelles alarmantes. Des informations officieuses laissaient entendre que l’Allemagne rappelait des membres de l’état-major en villégiature en Suisse, en Norvège, au Tyrol, que certaines garnisons étaient consignées, qu’en Autriche les décrets de mobilisation seraient promulgués dans quelques heures. Plusieurs correspondants de presse citaient un article de la Vossische Zeitung, qui félicitait l’Autriche pour la noble franchise de sa politique extérieure, et un autre du Berliner Lokal Anzeiger, où il était dit textuellement : « Le peuple allemand pousse un soupir de soulagement. Il salue la décision de l’allié autrichien et lui prouvera très bientôt sa fidélité. » Mais, bien que le délai de l’ultimatum eût expiré le 12 juillet à six heures du soir, aucune précision n’était encore parvenue de Belgrade, ni de Vienne, au sujet de la réponse serbe. En admettant même quelque retard dans la transmission des dépêches, les journaux de ce matin devaient être renseignés. D’un bond, Volodia sauta du lit et courut dans la salle à manger. Les journaux étaient sur la table : Les Nouvelles russes, Les Nouvelles moscovites, Le Feuillet moscovite. Il déplia nerveusement la première gazette venue et lut : « Rupture diplomatique entre l’Autriche et la Serbie. Malgré le caractère conciliant de la note serbe qui lui fut remise hier à cinq heures quarante-cinq, l’ambassadeur d’Autriche, baron von Giesl, s’est déclaré insatisfait et a quitté Belgrade avec tout le personnel de la légation. »
Volodia se passa une main sur le front, comme pour chasser les derniers rêves de la nuit. Une appréhension mortelle écrasait son cœur. Ses jambes étaient faibles. L’ensemble de la situation se présentait nettement à son esprit. D’un côté, l’Allemagne et l’Autriche, armées jusqu’aux dents. De l’autre, les pays pacifistes, des ambassadeurs, des ministres, des secrétaires… Il frémit, regarda sa montre et regretta d’avoir dormi si longtemps. Sans prendre la peine d’avaler son petit déjeuner, il se lava, s’habilla en hâte et descendit dans la rue.
Les passants avaient des mines soucieuses, tendues. Des groupes d’hommes en blouse assiégeaient un vendeur de journaux. D’autres écoutaient un étudiant qui leur lisait à haute voix les informations de la matinée. Près du couvent de la Passion, un monsieur, vêtu d’un veston noir et coiffé d’un chapeau melon, escalada une borne et entonna La Marseillaise. Un cireur de bottes cligna de l’œil à Volodia et dit :
— Ça devient mauvais ! Mais il faut quand même penser aux chaussures.
Cette phrase, Volodia se la répétait en piétinant parmi la foule. Son esprit fatigué y découvrait un sens profond, une philosophie saine et juste. Quoi qu’il arrivât, chacun devait exercer son métier, sa passion. Le souvenir de Tania le frappa en plein cœur et l’emplit de délices. L’idée de la revoir ce soir, fût-ce chez elle, fût-ce en présence de son mari, lui était d’un grand réconfort. Et, cependant, il y avait tant d’amertume et tant de désespoir dans leur amour ! Ce n’était pas assez dire qu’une volonté étrangère les avait réunis. Créés l’un pour l’autre, ils n’avaient plus la force de se séparer. Ils étaient condamnés à une sorte de volupté funèbre. Seule la mort pouvait, semblait-il, délier le sortilège. La mort de qui ? De Tania, de Michel, de lui-même ?
De nouveau, la pensée de la guerre le recouvrit comme une vague de fond. Il oscilla un instant entre son angoisse particulière et l’angoisse unanime. Il lutta contre le monde entier, pour demeurer le plus longtemps possible Volodia Bourine, l’amant de Tania, l’ami de Michel, un homme seul, un homme libre. Mais, peu à peu, les visages des passants entrèrent en lui et s’emparèrent de son âme. Il se hâta comme eux vers un but louche et terrible. Il acheta les gazettes qu’il avait déjà lues. Il grimpa l’escalier tortueux d’un journal dont il connaissait le directeur, pénétra dans la salle de rédaction. Des hommes en bras de chemise écrivaient sur des coins de table. Le téléphone sonnait sans arrêt. L’air était gorgé d’une fumée bleuâtre, qu’un ventilateur rachitique brassait à lents coups de palettes. Volodia serra quelques mains au hasard. Malinoff, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, le saisit par les épaules et l’entraîna vers le fond de la pièce. Son front était livide. Sa petite barbe blonde pendait tristement.
— Alors ? Vous avez lu ? demanda-t-il.
— C’est la guerre à brève échéance, dit Volodia.
— Non ! Non ! s’écria Malinoff. Nous conservons quelques chances encore. Les efforts de médiation anglaise aboutiront peut-être. Sinon, il reste une possibilité de localiser le conflit. La Russie consentira sans doute à baisser pavillon devant l’Autriche et l’Allemagne. Si nos gouvernants voulaient être moins fiers…
— Oui, mais comment leur faire comprendre ?
— Les socialistes s’en chargeront, dit Malinoff avec emphase. Dans tous les pays, ils préparent des grèves générales pour répondre à la mobilisation. À Londres, les anarchistes annoncent un congrès sous huitaine. À Paris, L’Humanité appelle ses fidèles à la guerre contre la guerre. Les journaux d’opposition allemands et autrichiens condamnent l’ultimatum et exigent des négociations pacifiques. Chez nous, les meetings se multiplient. Aujourd’hui encore, on m’en signale sept à Moscou. Les ouvriers des usines Prokhoroff, des usines Jeltoff… Vous connaissez mes opinions. J’admire ces hommes qui placent l’amour du prochain plus haut que l’amour de la patrie.
— Je les admire aussi, dit Volodia. Tout plutôt que la guerre, voilà ma devise. Si les socialistes peuvent empêcher la guerre, ils auront bien mérité du pays. Ils devront prendre le pouvoir…
— Oui, oui, dit Malinoff. Quelle affaire ! Figurez-vous que j’ai ma pièce en répétition à La Sauterelle. Un petit acte du genre populaire. Si la guerre intervenait… Ah ! je n’ai jamais eu de chance !
— Moi non plus, dit Volodia.
Il s’épongea le front. Contre toute raison, il lui semblait qu’il allait souffrir plus que les autres de ces perturbations politiques. Si, dans un monde solide, paisible, familier, sa passion pour Tania était déjà menacée, que serait-ce en pleine guerre, en plein chaos ? Volodia ne savait pas vivre dans le désordre. Il fallait, pour qu’il fût heureux, qu’une société bien organisée encadrât sa personne, que des administrations secourables le déchargeassent de tout souci matériel, que le mécanisme de la Russie fonctionnât régulièrement, sans à-coups, sans surprise. Pour cela, il était prêt à payer des impôts, des taxes, et à fermer les yeux sur quelques injustices. Mais voici qu’on voulait le détourner de lui-même et le lancer dans l’aventure de tous. C’était irritant et grotesque. C’était anachronique. Il avait envie de protester en son nom : « Ils n’ont pas le droit de me faire ça, à moi ! »
Malinoff l’avait quitté pour répondre à un coup de téléphone. Il revint en brandissant son calepin :
— On me confirme la réunion des ouvriers de Jeltoff pour cet après-midi. Elle aura lieu dans la salle des fêtes de l’usine. Je m’étais promis d’y aller, seulement, je ne veux pas manquer ma répétition : Thadée Kitine est très susceptible, et, d’ailleurs, je ne suis pas tranquille quand on travaille mes textes loin de moi. Mais vous, cher ami, qui n’avez rien à faire de la journée, vous devriez vous rendre à ce meeting. Et puis, vous passeriez à La Sauterelle pour nous renseigner.
— Avec plaisir, dit Volodia.
Malinoff lui serra la main d’une manière vigoureuse et émue.
— Vous êtes un véritable ami de la paix, dit-il. À propos, savez-vous que je rencontre quotidiennement, au théâtre, un personnage qui prétend fort bien vous connaître ?
— Oui ?
— Un provincial récemment arrivé d’Ekaterinodar, Kisiakoff. Il a versé de l’argent dans l’affaire et courtise de près, notre vedette, Liouba Diaz. Quel genre d’homme est-ce ?
— Je n’en sais rien, dit Volodia avec brusquerie.
— En tout cas, reprit Malinoff, il m’intrigue. Tout l’intéresse, il fourre son nez partout, tripote tout, critique tout… Et ses réflexions sont parfois si bizarres ! Il a l’air très bien renseigné. Ne serait-il pas dans la police, ou dans la diplomatie secrète, ou… ?
Volodia éclata de rire, Malinoff rit aussi, en se peignant la barbiche. Puis il soupira :
— Ah ! nous rions et, pendant ce temps-là, qu’est-ce qui se prépare ?
— Faisons confiance au peuple, dit Volodia.
Il se sentait pris, tout à coup, d’une sympathie tenace pour les braves ouvriers russes. Il était de tout cœur avec eux. Il ne comptait plus que sur eux pour le défendre. En sortant du bureau, il passa chez un marchand de fleurs, acheta un œillet rouge et le glissa ostensiblement dans la boutonnière de son veston.
La salle des fêtes de l’usine était vaste, poussiéreuse, délabrée. Sur les murs, jaune canari, se déroulait une frise où des masques antiques alternaient avec des flûtes enrubannées. Des bancs d’école, des caisses de bois blanc et des chaises dorées servaient de sièges à un auditoire nombreux. Il y avait là, parqués pêle-mêle dans une chaleur et une odeur puissantes, des ouvriers de l’usine Jeltoff, des étudiants, des journalistes, des marchands, et quelques soldats timides. Devant eux, se dressait une méchante estrade en planches. La toile de fond représentait des bocages bleuâtres, une fontaine rapiécée. Des pupitres de musicien étaient entassés dans un coin, contre le piano droit. Au centre de la scène, on avait disposé une chaise de jardin et une table drapée d’étamine rouge. L’un après l’autre, les orateurs escaladaient les trois marches qui menaient au proscenium et s’adressaient au public, pour exalter les droits du peuple et flétrir les fauteurs de guerre.
Nicolas était assis au premier rang de spectateurs, entre Zagouliaïeff et Grünbaum. Sur l’insistance de ce dernier, il avait accepté de prendre la parole. Il attendait son tour. Et, tout en écoutant distraitement quelque tribun bavard, il songeait à l’étrange itinéraire qui, du terrorisme, l’avait ramené à l’action pacifique. Avait-il le droit, lui, le criminel politique, de s’élever contre le plus grand des crimes politiques, contre la guerre ? N’était-il pas condamné au silence par le sang qu’il avait versé ? Ne se trouvait-il pas mystérieusement complice de ceux qu’il prétendait combattre ? Plus il réfléchissait à cette question, et moins il se sentait coupable. Certes, il avait en commun avec les bellicistes un fort mépris de l’existence individuelle, une vue réaliste et cruelle des choses. Mais, s’il se jugeait capable d’abattre froidement un ennemi de la cause socialiste, tout son être se révoltait à la pensée que des milliers de soldats inconnus dussent être sacrifiés pour payer les erreurs des diplomates. Autant il était naturel de massacrer quelques fonctionnaires pour hâter la victoire du peuple, autant il était monstrueux de massacrer les peuples pour préparer la victoire de quelques fonctionnaires. Dans le premier cas, l’intérêt du plus grand nombre autorisait les actes les plus fous. Dans le second cas, l’intérêt du plus petit nombre ne suffisait pas à les justifier. Ainsi, bien qu’il fût partisan de la violence individuelle, Nicolas demeurait un ennemi de la violence collective. Il était prêt à risquer la guerre. Il voulait bien mourir pour que d’autres vécussent en paix. Mais si, malgré ses efforts, malgré les efforts de tous, l’ennemi envahissait la Russie ? Que faire ? Les orateurs ne parlaient pas de cette éventualité tragique. Ils semblaient tous persuadés que des grèves et des émeutes, allumées d’un bout à l’autre de l’Europe, obligeraient les gouvernements à capituler devant le mécontentement général. Grünbaum avait une telle foi en l’Internationale qu’il applaudissait comme un forcené aux arguments les plus abstraits qu’on lui jetait du haut de la tribune. En ce moment même, tandis qu’un petit professeur étriqué s’égosillait et gesticulait sur l’estrade, Grünbaum, les yeux plissés, la lèvre gourmande, paraissait goûter un plaisir intense. Il chuchota en se penchant vers Zagouliaïeff :
— Dans toute la Russie, le peuple entend cette même parole. Grâce à nous, il n’ignore pas qu’il est le plus fort et qu’il a droit à la vie…
Zagouliaïeff fit la moue :
— Ils sont si bêtes !…
— Camarades, disait l’orateur, l’impérialisme autrichien s’apprête à déchaîner une guerre injuste et inhumaine. L’ultimatum qu’il a adressé à la Serbie était rédigé en termes tels qu’un État indépendant ne pouvait pas l’accepter sans se démettre. Pourtant, la Serbie a souscrit à toutes les exigences de cet ultimatum. Elle a repoussé simplement la participation des fonctionnaires austro-hongrois à l’enquête judiciaire en Serbie ; encore a-t-elle proposé, si l’Autriche-Hongrie ne se jugeait pas satisfaite sur ce point, de déférer l’affaire à la cour internationale de La Haye. Eh bien ! malgré cette humilité incroyable, l’ambassadeur d’Autriche, obéissant aux instructions de son gouvernement, a déclaré la réponse insuffisante et s’est retiré avec toute la légation. Voilà les faits, mais pour bien les comprendre, il nous faut remonter à la première crise balkanique de 1908.
— C’est stupide, murmura Nicolas. Nos hommes ne peuvent pas entendre ce langage…
L’orateur poursuivit son exposé en rappelant l’historique des relations austro-russes depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. Fréquemment, il rajustait son lorgnon et consultait des notes manuscrites. Il parlait du traité de Berlin, de la révolution jeune-turque, d’Ehrenthal et d’Isvolsky. La salle l’écoutait avec un ennui patient. Elle se réveilla lorsque le professeur, en guise de péroraison, clama des formules fameuses :
— Donc, camarades, les exploiteurs du peuple doivent payer leurs erreurs… Notre sang est à nous… L’Internationale se dressera contre les profiteurs…
Des voix discordantes lui répondirent :
— Oui ! Oui ! Vive l’Internationale ! Vive le prolétariat ouvrier !
Il se retira sous des ovations polies et fut remplacé par un gros homme congestionné et sale, qui abattit son poing sur la table et se mit à crier :
— Nous ne voulons pas de la guerre. Les ministres, les banquiers, les marchands de canons ont besoin de nous pour faire la guerre. Ils la font avec notre chair. Refusons de nous laisser mobiliser, et la guerre sera impossible. Notre sort dépend de nous seuls. Nous sommes innombrables ! Nous sommes plus forts que la mort !
Une tempête d’applaudissements déferla aux pieds du militant. Il demeura un instant la bouche ouverte, puis reprit son discours avec véhémence. Et toujours son poing frappait la table à intervalles réguliers, comme un marteau-pilon :
— Est-ce que vous avez envie d’être des héros ? Oui, s’il s’agit de servir la cause du peuple. Non, s’il s’agit de servir la cause des capitalistes. Dans tous les pays, à l’heure qu’il est, les ouvriers se rassemblent pour protester contre la guerre. Avec eux, nous allons crier : « À bas la guerre ! »
Toute la salle, obéissante, gueula sourdement :
— À bas la guerre !
La température montait. Les visages sortaient de la léthargie. Des regards s’allumaient, çà et là, dans la masse amorphe des auditeurs. On sentait que des cerveaux commençaient à réfléchir, un peu partout. L’orateur éprouva cette brusque adhésion de la foule et, triomphalement, rejeta sa crinière.
— Camarades, montrez que vous êtes de vrais camarades. Instituez la grève. Croisez vos bras. Refusez de servir les mauvais maîtres…
Chacune de ces phrases était saluée par des cris de joie et des battements de mains. Le public était habitué à ce langage simple et fort. Il reconnaissait au passage les mots d’ordre dont on l’avait nourri depuis des années. Et comme il comprenait tout, il était content.
— Tout à l’heure, si vous le voulez bien, dit l’orateur, nous défilerons en ordre dans les rues de Moscou. Le spectacle de cette manifestation disciplinée et puissante fera réfléchir les pouvoirs publics. Et cela d’autant plus que nous ne serons pas seuls. À l’instant où je vous parle, des centaines d’autres orateurs, dans cette ville même, et dans d’autres villes, et dans d’autres pays, convient les prolétaires à la défense de leurs intérêts sacrés…
Jusqu’au terme du discours, la foule multiplia ses acclamations, ses coups de sifflets et ses rires. Nicolas sentait, dans son dos, cette cohue épaisse, vivante, agitée de mouvements divers. Il en percevait la fièvre et comme l’adhérence, à ses épaules, à sa nuque. L’orateur rugit enfin, avec une bouche énorme, édentée, qui supprima d’un coup tout le reste de la figure :
— Camarades, contre la guerre, contre la mort… Hourra !
Dans le public, des hommes se levaient, criaient, jetaient leurs casquettes. Un chant grave, hésitant, naquit au fond de la salle :
C’est la lutte finale…
Des voix nouvelles relayèrent les voix isolées. Les timides, l’un après l’autre, se dressaient, se rejoignaient au chœur. Bientôt, l’assistance entière fut debout. Nicolas, en se retournant, vit cette muraille opaque de torses et de faces, ce bloc de chair, uni par un seul chant. Après cette explosion d’enthousiasme, il doutait de pouvoir encore bénéficier de la moindre attention. Ces hommes étaient convaincus, comblés, fatigués. Pour eux, tout était dit. Ils n’aspiraient plus qu’à sortir dans la rue pour se dégourdir les jambes.
— À ton tour, Nicolas, dit Zagouliaïeff.
Il secoua la tête :
— Pour quoi faire ? Ils ne m’écouteront pas.
— Si, si, il faut, dit Grünbaum. Insistez sur la nécessité du défaitisme. Lancez des mots d’ordre…
À contrecœur, Nicolas gravit les trois marches de l’estrade et s’immobilisa derrière la table drapée d’étoffe rouge. Autour de lui, bourdonnaient encore les accents de L’Internationale. Les auditeurs se rasseyaient un à un. Des chaises craquaient. On entendait rire des femmes, Nicolas attendit un moment que se calmassent les derniers murmures. Devant cette mer de visages, il se sentait affreusement seul et désarmé. Il regarda, au premier rang, Zagouliaïeff, Grünbaum. Il vit encore un tout jeune homme, à la face pâle, nerveuse, dont une tache de vin marquait la joue gauche. Puis, une fille aux pommettes fortes, aux lèvres sensuelles retint son attention. Elle ressemblait à Dora. Plus loin, vibrait un brouillard rose, une vapeur de présence. Dans un brusque vertige, sa responsabilité lui apparut. Qu’allait-il leur dire ? Était-il sûr de posséder la vérité ? Pour abréger ses propres scrupules, il cria :
— Camarades…
Le timbre de sa voix l’étonna. Elle sonnait juste et touchait le fond de la salle.
— Camarades, je monte à cette tribune pour affirmer, à mon tour, la nécessité d’une grève générale. Songez à notre force. Sur un ordre de nos chefs, nous sommes capables, en quelques heures, de paralyser la vie du pays. Les usines arrêtées. Les chemins de fer bloqués. Plus d’eau, plus d’électricité, plus de téléphone, plus de télégrammes, plus de ravitaillement. La panique. Le silence. La mort. Et, contre cette désaffection gigantesque de tout un peuple, le gouvernement ne peut rien.
Des applaudissements serrés accueillirent ce préambule. Nicolas reprit sa respiration avant de poursuivre :
— Donc, logiquement, la seule menace d’une grève générale devrait suffire à éviter la guerre. Mais encore faudrait-il que le prolétariat de Russie ne fût pas le seul à protester. Il importe que les ouvriers d’Allemagne, d’Autriche, de France, de Serbie, d’Angleterre, d’Italie, se joignent à lui. Je m’empresse de dire qu’en Allemagne des manifestations pacifiques grandioses se préparent. Et en France aussi, et en Italie…
— Alors, de quoi te plains-tu ? cria quelqu’un.
Nicolas eut un haut-le-corps et chercha des yeux l’interrupteur. Il ne put le définir dans cette assemblée confuse. Mais, déjà, il sentait qu’un point d’appui lui manquait. Il en éprouvait comme une gêne physique. Il continua cependant d’une voix forte :
— Nous sommes tous d’accord sur l’urgence d’une grève générale pour empêcher la guerre. Mais il est un aspect du problème qui n’a pas été discuté au cours de cette réunion et sur lequel je veux qu’on s’entende. Si par malheur, cette grève générale ne suffisait pas à éliminer tout risque de conflit ; si certaines fractions du prolétariat russe ne suivaient pas nos consignes ; ou, si le prolétariat des autres pays, au lieu d’imiter notre attitude défaitiste, trahissait l’Internationale et cédait aux séductions d’un patriotisme belliqueux… Avez-vous réfléchi à cette conjecture ? Les ouvriers russes ayant saboté la mobilisation, et les ouvriers autrichiens et allemands, bottés, casqués, armés, qui s’avancent vers nos frontières. Quelle serait notre réponse, si la guerre, malgré nos efforts, devenait inévitable ? Laisserions-nous envahir notre sol, brûler nos villes, ou décrocherions-nous le vieux fusil de 1812 pour nous défendre ?
Il s’arrêta un moment pour donner au public le temps de le juger. Son regard se posa sur le jeune homme à la joue souillée d’une tache violette. Les bras croisés, le menton appuyé sur la poitrine, cet inconnu paraissait réfléchir. Non loin de lui, la femme aux lèvres épaisses souriait avec mépris. Grünbaum et Zagouliaïeff chuchotaient et se passaient des papiers. Et les autres, tous les autres, se rétractaient dans un silence hostile. Nicolas sentit qu’il n’y avait pas de contact entre lui et la salle. Sans doute avait-il eu tort d’exiger de ces gens rudes une pensée à laquelle on ne les avait pas préparés ? Il leur fallait de vieux clichés familiers, des mots d’ordre, des coups de gueule, des refrains. Et voici qu’il les conviait à la méditation. Il répéta sa question sous une autre forme :
— Camarades, j’attends une réponse. Résisterions-nous à l’invasion, si nos démonstrations pacifistes se révélaient inutiles ?
La surface humaine absorba ses paroles avec indifférence. Il dit encore :
— Croyez-vous qu’on ne puisse être à la fois révolutionnaire et patriote ?
Un ricanement discret se fit entendre.
— Pour ma part, reprit Nicolas, j’affirme bien haut que notre devoir est de protester contre la guerre par la grève générale. Mais, si cette protestation ne suffit pas, si nos frontières sont envahies, alors, oubliant nos discordes…
— À bas la guerre !
Une voix de gamin avait lancé ce cri. Aussitôt, on applaudit vigoureusement. Nicolas regarda Grünbaum. Il haussait les épaules. Sûrement, il trouvait que Nicolas avait eu tort de soulever le débat. Pourtant, il fallait bien que le problème fût étudié jusqu’au bout. L’hypocrisie des orateurs précédents était intolérable. Nicolas essuya la sueur qui perlait à son front et dit :
— Oui, cent fois, oui : « À bas la guerre ! » Ce noble cri, nous le pousserons en chœur aussi longtemps que nous serons entre nous. Mais, lorsque l’étranger viendra…
— Laissez-le venir, cria la même voix.
— Oui, oui, laissez-le venir.
Nicolas se forçait à sourire, mais son cœur lui faisait mal.
— Mes amis, dit-il. Nous nous comprenons mal…
— À qui la faute ?
— La doctrine socialiste reconnaît à chaque peuple le droit de disposer de lui-même. La nation est une chose réelle. La Russie est une valeur en soi. Si la Russie est attaquée, ce n’est pas le régime tsariste que nous défendrons en la défendant. C’est notre terre, notre histoire, notre langue, notre façon de vivre, c’est nous-mêmes…
— Et le tsar avec ! hurla la jeune femme aux pommettes proéminentes.
— Non, pas le tsar, répondit Nicolas. Car, en cas de victoire allemande, c’est le tsar qui gagnera. Guillaume II est pour l’impérialisme généralisé. Il maintiendra partout des autocrates à sa solde. Mais, en cas de victoire russe…
— Il n’y aura pas de victoire russe !
— Plutôt les Allemands chez nous que la guerre !
— Qu’est-ce que ça fait si les Allemands occupent le pays ? Ce ne sont pas des ogres !…
Les interruptions jaillissaient, à droite, à gauche. Toute la salle était en ébullition. C’était par un fol orgueil que Nicolas avait cru pouvoir convaincre et dominer la foule. À présent, il doutait qu’elle fût composée d’êtres humains. Il avait devant lui une assemblée de bipèdes féroces et bornés. Une sorte de ménagerie en colère, contre laquelle il ne savait plus qu’entreprendre. Il cherchait des mots capables d’émouvoir les esprits les plus épais. Dans un suprême espoir, il glapit :
— Je suis comme vous ! Je n’accepte pas d’être un soldat du tsar ! Mais je serais fier d’être un soldat de la Russie !…
On ne l’entendait pas. De nouveau, le public, debout, entonnait L’Internationale.
— Camarades ! Camarades ! vociférait Nicolas.
La honte, la rage, le faisaient bégayer. Il n’admettait pas qu’on le soupçonna d’avoir trahi la cause, lui, le militant des barricades, le terroriste du groupe de combat…
— Camarades, si vous me connaissiez…
— À la porte !… Vive la paix !…
Nicolas s’arrêta net. Il se sentait, brusquement, vidé de toute substance. Un sourire épuisé crispait ses lèvres. Les larmes et la sueur coulaient sur sa face livide. Il vit Zagouliaïeff qui lui faisait signe de descendre. Comme un homme ivre, il balança la tête :
— Je demande encore une minute d’attention…
— Non, non, assez !… Agent provocateur !… Mouchard !…
Un gros boulon, lancé à toute volée, vint frapper la toile de fond avec un bruit mat. Nicolas ouvrit les bras dans un geste navrant et descendit de l’estrade. Les huées continuèrent pendant quelques minutes. Un ouvrier bondit sur la scène et annonça d’une voix de tonnerre :
— La séance est levée ! Tous dehors ! Dans l’ordre et la dignité !
La foule se rua en tumulte vers la sortie.
— Vous êtes bien avancé maintenant, dit Grünbaum en tirant Nicolas par la manche. Je vous avais recommandé de ne pas aborder ce côté du problème. Ce qu’il fallait leur prêcher, c’était la grève. Et rien que la grève. Libre à nous, le moment venu, de modifier la consigne.
—Oui, dit Zagouliaïeff. Mais notre Nicolas est trop honnête. Il veut faire partager à tous son indécision. Or, l’ouvrier n’est perméable qu’aux formules élémentaires…
— Je persiste à croire que non, murmura Nicolas d’un air buté. N’importe qui est capable de me comprendre. Et, un jour, tous ils me comprendront.
Comme il disait ces mots, une voix le fit sursauter :
— Eh ! Nicolas ! Nicolas Constantinovitch !
Il se retourna d’un bloc. Volodia Bourine était devant lui.
— Je ne vous avais pas reconnu d’abord. Vous avez fort bien parlé, mon cher Nicolas. Un peu trop bien, peut-être…
Nicolas était furieux d’être identifié par un ami de sa sœur. Cet homme qui lui disait « tu », autrefois, le vouvoyait à présent. Il rougit et grommela :
— Chacun ses idées…
— Passerez-vous rendre visite à Tania, puisque vous êtes à Moscou ?
— Non, dit Nicolas, et il regarda son interlocuteur dans les yeux d’une manière directe, insolente. J’ai autre chose à faire.
Volodia tripotait du bout des doigts, négligemment, l’œillet rouge qu’il avait fixé à sa boutonnière.
— Eh bien, dit-il avec un sourire, je regrette que vous ne teniez pas davantage à nous, mais permettez-moi de vous féliciter pour votre action énergique. Je crois, avec vous, que les socialistes éviteront la guerre. La guerre, la guerre… Ce serait inconcevable, monstrueux !…
Nicolas, fiévreux, brisé, l’âme en désordre, considérait avec mépris ce monsieur élégant qui lui tendait la main.
— Dépêchons-nous, dit Zagouliaïeff. Le cortège s’organise à la porte.
— J’ai décidé, moi aussi, de suivre le cortège, dit Volodia.
Grünbaum prit Nicolas par le bras et l’entraîna hors de la salle en chuchotant :
— Vous êtes fou de discuter avec le premier venu !
Dans la rue, ils se mêlèrent à un groupe nombreux d’hommes et de femmes qui chantaient L’Internationale. L’entassement était plus compact et plus disparate encore qu’à l’intérieur. La rumeur continue du peuple empêchait de penser. Nicolas, Zagouliaïeff, Grünbaum se tenaient par la main pour ne pas se perdre. De brusques remous les jetaient l’un sur l’autre, ou les écartelaient violemment. Mais la foule n’avançait pas. Elle grondait sur place et piétinait, comme inconsciente de son rôle. On eût dit qu’il lui manquait une âme. Cependant, peu à peu, une volonté primaire s’affirma au-dessus de ces corps. La masse humaine trembla sur ses assises, parut s’orienter et s’ébranla, tout à coup, pesante, irrésistible, submergeant quelques agents de police, engloutissant quelques curieux.
— Où allons-nous ? demanda Nicolas.
— Je ne sais pas. Au palais du gouverneur sans doute, dit Zagouliaïeff.
— À bas la guerre ! cria Grünbaum de sa voix de fausset.
Et mille voix reprirent docilement :
— À bas la guerre !
— Quelle force ! dit Grünbaum. Ah ! le voilà bien le peuple à qui nul ne résistera !
Nicolas ne répondit rien. Cette foule lui rappelai d’autres foules, aussi puissantes, aussi fraternelles : la foule du couronnement, la foule de la Khodynka, la foule du pope Gapone. Les années avaient passé, mais le peuple russe était là, immuable. Les mêmes têtes entouraient Nicolas que sur la place Rouge, sur le champ de manœuvres, ou devant la porte triomphale de Narva. Il reconnaissait, à droite, à gauche, ses compagnons de toujours. Comme des personnages de rêve, comme des symboles animés, ils surgissaient aux heures graves, se rassemblaient et se mettaient en marche à travers les rues de pierre. Sans doute étaient-ils présents déjà sous Boris Godounoff, et sous Catherine II, et sous Nicolas Ier, sur la place du Sénat. Sans doute avaient-ils vécu toutes les souffrances et tous les espoirs de la vieille Russie. Mais ils avaient la peau dure. Ils croyaient encore au bonheur. En se retournant, Nicolas les repérait, un à un, dans la marée anonyme. Il y avait là l’éternelle femme en fichu rouge, au visage martelé de douleur, aux yeux doux de génisse, et le petit ouvrier têtu, mal rasé, au front bas, et la fille au regard chaviré par la drogue, et le portier roux, hirsute, aux oreilles sanguines, et cet inconnu à barbiche noire et à lorgnons qui portait un livre sous le bras. Comment Nicolas avait-il pu prétendre les instruire ? Ils possédaient une science plus ancienne que le monde. Ils savaient tout mieux que lui. Ils n’avaient pas besoin de lui. De nouveau, il se sentit envahi par la contagion collective. Une ivresse pure, légère, reposante, circulait à travers son corps. Ses pieds heurtaient le pavé, régulièrement. Sa voix chantait avec d’autres voix. Son cœur battait avec d’autres cœurs. Il avait oublié sa défaite. Il était heureux. Après tout, Grünbaum avait raison. Chaque chose en son temps. D’abord protester contre la guerre, empêcher la guerre. Il était inconcevable que la guerre pût éclater contre la volonté de cette multitude.
Un soir chaud et grisâtre dominait la ville. Aux fenêtres des maisons, se penchaient des femmes curieuses, aux bras nus, des hommes en vestons blancs. Certains abandonnaient leur poste et venaient rallier le cortège. À chaque croisement de rue, il y avait un remous, un arrêt indécis, pendant lequel on marquait le pas en chantant. Puis, la procession reprenait sa marche, comme si les anneaux de ce long serpent se fussent animés l’un après l’autre. À la place Zoubovsky, la colonne rencontra un groupe important d’ouvriers qui descendaient des faubourgs et qui se joignirent au défilé. Des drapeaux rouges apparurent, en tête. Le chant s’amplifia. Les visages se tendirent, si nombreux, si beaux, si graves, que Nicolas en avait la gorge serrée d’émotion.
— À bas la guerre ! À bas la guerre !
C’était bon de crier cela avec eux. Soudain, un frémissement, un murmure étouffé, comme le vent dans les feuillages, fit onduler les casquettes et les fichus. Nicolas se dressa sur la pointe des pieds pour essayer de comprendre la raison de ce mouvement. Des voix, de plus en plus fortes, hurlaient :
— Hou ! Hou ! À mort !
— Que se passe-t-il ? demanda Nicolas. Avons-nous rencontré un barrage d’agents ?
— Non, dit Zagouliaïeff. Mais une boutique allemande.
Et, de sa main tendue, il désigna, sur la droite, un peu en avant, les vitrines d’un magasin de charcuterie que conspuaient les manifestants.
— Mais ils sont fous ! dit Nicolas. Ils crient : « À bas la guerre ! » et : « À bas l’Allemagne ! »
Zagouliaïeff ricanait, les lèvres pincées, le menton pointu :
— Les voies du peuple sont impénétrables !
Grünbaum, lui, les yeux exorbités, les muscles du cou bandés comme des cordes, vagissait :
— Nous sommes tous frères ! Vive l’Internationale ! Vive l’Allemagne socialiste !
Mais personne ne l’entendait. Une pierre, lancée par un manifestant, vint fracasser la vitrine, et des rires énormes répondirent au fracas limpide du verre. Un long moment, le cortège demeura enlisé devant le magasin. Puis, un courant brusque tira toute la masse en avant. Des enfants piaillaient, hissés sur les épaules de leur père. Des chiens aboyaient. Les tramways s’arrêtaient pour laisser passer le cortège. Emporté par le flot, bousculé, écrasé, suffoquant de chaleur, Nicolas tentait encore de s’expliquer les motifs de ce revirement spectaculaire. Qu’était-il advenu depuis la réunion des ouvriers dans la salle des fêtes ? Là-bas, ils refusaient toute allusion à la guerre. Ici, la première enseigne allemande déchaînait leur fureur imbécile.
— À bas la guerre ! À bas l’Allemagne !…
Ces deux cris, inconciliables pour Nicolas, ne l’étaient pas pour la foule. Elle réfléchissait à sa façon. Et il était vain de vouloir la comprendre.
Quelques étoiles apparurent au ciel. Des croisées s’allumaient çà et là. La clarté blanche des réverbères ruisselait sur les fronts, incendiait les yeux. Nicolas eut peur de ce monstre à mille têtes, aux pensées lentes, aux réactions imprévisibles. Comme le cortège débouchait dans la rue de l’Arbat, à la fenêtre d’un premier étage surgit un homme en manches de chemise qui brandissait un drapeau dans chaque main : le drapeau russe et le drapeau serbe. La lumière électrique traversait l’étamine tricolore et la rendait translucide, rayonnante. On eût dit deux papillons phosphorescents, battant de l’aile dans le soir. Un cri énorme monta de la populace :
— Vive la Serbie ! Vivent nos frères slaves !
— Ils ont perdu la tête ! geignait Grünbaum.
À ce moment, Nicolas se sentit happé par le bras. Volodia l’avait rejoint. Il était blême, hagard, décoiffé :
— Mais… mais ils veulent la guerre maintenant ! bredouillait-il. Mais ils vont nous amener la guerre !…
Tout près de Nicolas, quelqu’un glapit :
— Vive la France ! Vivent les alliés !
Nicolas jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule. Celui qui avait crié cela était un jeune garçon, au regard étincelant, aux joues creuses. Peut-être, une heure plus tôt, s’était-il joint aux hommes qui avaient hué Nicolas. Les drapeaux avaient disparu de la fenêtre, mais ils flottèrent bientôt en tête du cortège. Les oriflammes rouges n’existaient plus. La procession se déroulait, précédée des couleurs nationales. Un enthousiasme têtu stimulait les manifestants. Les uns chantaient L’Internationale. D’autres Dieu protège le tsar. Et les deux hymnes ennemis se mariaient en un seul grondement sourd, saccadé, menaçant. L’union était faite. Non plus contre la guerre. Mais pour la guerre. Et cela en dehors de toute raison. Les paroles n’avaient servi de rien. C’était venu brusquement. Parce que, sans le savoir, chacun désirait qu’il en fût ainsi. Nicolas, lui-même, le désirait. Et Zagouliaïeff. Et Grünbaum. Jusqu’à ce jour, ils avaient tous pensé que la notion de classe s’opposait à la notion de patrie. Mais pourquoi était-il juste de dire que la cause ouvrière était une réalité vivante et que la cause russe était une fiction ? Pourquoi devait-on aimer en masse les prolétaires de tous les pays, et s’interdire le moindre orgueil national ? On employait des mots. On oubliait les choses. Mais, lorsqu’on oubliait les mots, on comprenait les choses. Et il devenait évident qu’un pays pouvait avoir raison contre un autre pays, comme une classe contre une autre classe. En vérité, le bon droit existait aussi bien sur le plan national que sur le plan social. Depuis des siècles, il en était ainsi.
Au coin de la rue Sérébrianny, devant le Consulat de France, une nouvelle station figea le cortège. Il faisait nuit déjà. Une nuit bleue, transparente, vaporeuse. À l’une des fenêtres du Consulat, se montra un jeune homme en jaquette.
— Vive la France ! hurlait la foule.
Le jeune homme cria :
— Merci !
Et referma vivement la croisée.
— Vive la France ! Vive la Russie ! Vive l’armée ! À bas la guerre ! À bas l’Allemagne !
— C’est un désastre, dit Volodia en s’épongeant les joues et le menton.
— Le peuple l’a voulu, dit Nicolas.
Zagouliaïeff riait à gorge déployée, toussait, crachait dans son poing.
— Vous êtes impayables, dit-il enfin. Grünbaum est pour le défaitisme à outrance, parce que, selon lui, la guerre est un crime contre le peuple. Nicolas admet la nécessité de défendre le pays en cas d’attaque brusquée, parce qu’une victoire allemande raffermirait la monarchie en Europe. Et moi, je vous dis : ne vous occupez pas de ça. Avec ou sans la guerre, nous aurons la révolution. La vraie. Avec du sang. De l’injustice. Et un ordre nouveau. Peut-être même la guerre hâtera-t-elle nos chances ?
Nicolas secoua la tête :
— Non. Il faut vaincre les ennemis de l’extérieur avant de régler leur compte à ceux de l’intérieur.
— Que ferez-vous donc en cas de déclaration de guerre ? demanda Volodia.
— Je m’engagerai, dit Nicolas.
— Comme simple soldat ?
— Mais oui !
— Et vous vous dites socialiste ?
— Oui.
Volodia se frappa le front du plat de la main.
— Je ne vous comprends plus, dit-il. Ce soir, je verrai votre sœur. Voulez-vous me charger d’une commission pour elle ?
— Je n’en vois pas l’utilité.
— Eh bien, adieu, dit Volodia.
— Adieu, dit Nicolas.
Ils se serrèrent la main.
Volodia jouait des coudes pour traverser la foule. Lorsqu’il se fut un peu dégagé, il considéra, de loin, cette cohue obscure, immobilisée devant l’hôtel du Consulat.
— Les voilà patriotes, maintenant, grogna-t-il. Et demain ?
Un fiacre était arrêté au bord du trottoir. Volodia s’approcha du cocher :
— Rue Skatertny. Tu feras un détour pour éviter les encombrements.
— Vous étiez devant le Consulat, barine ? demanda le cocher.
— Oui.
— Ah ! c’est beau. Tout le monde est d’accord. Si les Allemands viennent on les piétinera. Nous autres Russes, on est comme ça. Tant qu’on est entre nous, on se chamaille. Mais, devant l’étranger, on devient tous des frères. Regardez leur Napoléon…
— Il était français, Napoléon, dit Volodia.
— Ah ? dit le cocher d’un air mécontent.
Et il fouetta ses bêtes.
Comme le fiacre passait devant le caveau de La Sauterelle, Volodia se souvint de la promesse qu’il avait faite à Malinoff et frappa le dos du cocher.
— Arrête-toi là et attends-moi. J’en ai pour une minute.
Il pénétra dans le vestibule du théâtre et descendit les quelques marches qui menaient au caveau. Une fraîcheur agréable lui caressa le visage. La salle vide était plongée dans une pénombre blonde poussiéreuse où luisaient vaguement les surfaces polies des tables et des bancs. Au centre, se tenaient assis deux hommes dont les silhouettes n’étaient pas étrangères à Volodia. Il s’approcha d’eux sur la pointe des pieds et reconnut Thadée Kitine et Malinoff qui parlaient à voix basse. Un peu plus loin, Kisiakoff, appuyé au mur, les mains dans les poches, la barbe déployée, fumait une cigarette. Une lampe de secours éclairait mal la pièce où Lioubov et Prychkine échangeaient des répliques banales.
— Eh ! Prychkine, cria Thadée Kitine. Lorsque tu lui dis : « N’ouvre pas la porte, quoi qu’il arrive », tu devrais parler plus lentement, et sans la moindre menace dans la voix.
— Mais alors, le public ne comprendra pas ma colère, dit Prychkine en s’avançant vers le proscenium.
— Il la devinera. Cela vaut mieux. Et toi, Lioubov, ne roule pas des yeux terrifiés. Sois belle et bête, c’est dans le rôle. N’est-ce pas, Malinoff ?
— Exactement, dit Malinoff. Vous êtes la femme du peuple dans toute son animalité puissante et obtuse. L’épouse d’un maître de poste. Ne l’oubliez pas. Si une réplique vous gêne…
— Aucune réplique ne me gêne, dit Lioubov.
— Reprenons depuis l’entrée de Prychkine, dit Kitine.
À peine évadé de la cohue populaire, et plongé tout vif dans ce groupe d’acteurs consciencieux, Volodia éprouvait une étrange sensation de dépaysement et d’anachronisme. Là-bas, des ouvriers hurleurs brandissaient des pancartes, risquaient et défendaient leur peau, pariaient pour ou contre la guerre. Ici, loin des menaces d’un cataclysme universel, une poignée d’hommes et de femmes jouaient la comédie. L’important pour eux n’était pas de savoir ce que pensaient les grands de ce monde, mais si le public apprécierait le sens de tel geste et la valeur de tel propos. Peut-être avaient-ils raison contre les autres qui vivaient dans le rythme du temps ? Volodia se pencha vers Malinoff et lui toucha prudemment l’épaule.
— Ah ! c’est vous ? dit Malinoff en se tournant à demi.
Kitine toisa Volodia d’un regard mécontent. Il était fâché qu’un intrus vînt interrompre la répétition.
— Je ne resterai que quelques instants, murmura Volodia. Je voulais surtout vous dire que le meeting a tourné à la réunion patriotique. Le peuple veut la guerre. C’est sûr. Et il l’aura !
— Moi, je ne crois pas à la guerre, dit Malinoff.
— Parce que vous avez une pièce en répétition, dit Thadée Kitine d’un ton irrité.
Sur la scène, Lioubov et Prychkine avaient repris leur dialogue. Malinoff baissa la voix pour répondre :
— Nullement… Mais… Enfin, c’est une impression personnelle… Cette manifestation aux usines Jeltoff ne signifie pas grand-chose… Est-ce que Prychkine sera mobilisé, en cas de guerre ?
— Pas immédiatement, dit Thadée Kitine. Il souffre d’une hernie.
— Ah ! très bien, très bien, dit Malinoff. Savez-vous qu’il me vient une idée ? Ne devrais-je pas, à tout hasard, prévoir une fin patriotique à mon tableau ?
— Une scène d’amour qui se termine par un couplet belliqueux !…
— Eh bien, c’est très fréquent, dit Malinoff.
À ce moment, au-dessus de leurs crânes, retentit un bruit de piétinements confus. Le caveau était creusé sous la semelle de la chaussée. Sans doute le cortège passait-il dans la rue en chantant. Volodia rentra instinctivement la tête dans les épaules.
— C’est le défilé, dit-il.
Personne ne répondit. À travers l’épaisseur des pierres, ce grondement humain prenait une valeur d’avertissement majestueux. Prychkine s’était arrêté au milieu d’une réplique et considérait le plafond d’un air inquiet. Lioubov tira un mouchoir de sa ceinture et se tamponna les paupières.
— Ils sont fous, dit Prychkine.
— Eh bien, qu’attendez-vous ? Enchaînez, enchaînez ! cria Kitine.
— Je ne peux pas, dit Lioubov. S’il y a la guerre…
— Eh bien, dit Kitine, le théâtre ne fermera pas ses portes à cause d’une mobilisation. Nous devons travailler plus que jamais, avec un enthousiasme et un courage redoublés, pour être dignes d’amuser nos concitoyens.
— Bravo ! hurla Kisiakoff.
Il n’avait pas ouvert la bouche depuis l’arrivée de Volodia. Maintenant, il s’avançait vers lui, la main tendue. Avec répugnance, Volodia lui rendit son salut.
— Vous voyez, dit Kisiakoff, je viens me distraire comme un veuf… J’écoute ma petite Lioubov qui débite des fadaises… Excusez, honorable monsieur Malinoff, je plaisante… Oui, des fadaises… Elle est si jolie !… J’ai donné de l’argent pour le prochain spectacle… Alors, on me tolère dans la salle…
Il bâilla et se caressa la barbe avec contentement.
— Quoi ? Quoi ? reprit-il, avec force. Vous êtes là, perdus de frousse. Et moi, l’approche de la guerre me comble de satisfaction. Il fallait ça. De grands coups de balai. Du sang à pleins seaux. Des bordées de coups de pied au cul. Voilà le traitement qui sauvera notre pays de la paralysie… notre cher pays…
— Je vous demande un peu de silence, dit Kitine. Nous allons reprendre. En place, Prychkine, Lioubov…
Kisiakoff s’assit sur un coin de table. Il soufflait en gonflant les narines.
— Elle a un buste qui fait rêver, chuchota-t-il.
— J’ai demandé le silence, cria Kitine.
Malinoff baissa les paupières et se prépara voluptueusement à écouter, une fois de plus, les paroles qu’il avait écrites.
— Je suis attendu chez les Danoff, dit Volodia, je vous quitte.
Il sortit rapidement. Mais, dans le vestibule, Kisiakoff le rattrapa et le retint par la manche.
— Que voulez-vous ? demanda Volodia.
Kisiakoff se mit à rire :
— Voir votre tête. Une dernière fois.
— Pourquoi une dernière fois ?
— Parce que dans deux jours, je serai loin d’ici, réfugié à Mikhaïlo. Et que, dans trois jours, sans doute, débutera la grande danse sacrée. Alors, nul ne sait ce qu’il adviendra de nous.
Il se frottait les mains en se dandinant d’une jambe sur l’autre :
— L’existence est passionnante, ne trouvez-vous pas ? Moi, quand tout va bien, je m’ennuie. J’ai l’impression que Dieu se désintéresse de son troupeau. Mais, lorsque les hommes deviennent bêtes et hardis, lorsque le sang chauffe, lorsque les poings se lèvent, lorsque ça commence à sentir la sueur, la poudre, le sang, oh ! comme il fait doux vivre sur terre ! Permettez que je vous embrasse en signe d’adieu. On va vous tuer, peut-être ?
Volodia haussa les épaules et se dirigea vers le fiacre qui l’attendait. Derrière lui, Kisiakoff agitait son mouchoir et répétait :
— Bonne chance, bonne chance…
Dès le début du repas, Tania comprit que la comédie était au-dessus de ses forces. Elle ne pouvait plus supporter de voir son mari et son amant, assis côte à côte, à la même table, devant les mêmes plats. Ce confort dans le mensonge était intolérable. Quand Volodia se penchait vers Michel et lui parlait avec animation, elle détestait Volodia pour son insolence et Michel pour sa crédulité. Or, justement, ce soir-là, ils semblaient tous deux particulièrement satisfaits l’un de l’autre. Ils ne s’occupaient pas d’elle et ne discutaient que de la guerre imminente. Volodia racontait le meeting auquel il avait assisté, les manifestations patriotiques qui avaient succédé aux discours défaitistes, la rencontre avec Nicolas. Michel, à son tour, rapportait les dernières nouvelles qu’il avait recueillies au cours de la journée. Il affirmait qu’à Belgrade et à Vienne la mobilisation avait commencé :
— Certes, les diplomates sont encore très actifs. Mais, lorsque le mécanisme de la mobilisation est déclenché il faut s’attendre au pire.
— Jusqu’à ce jour, dit Volodia, je misais sur une propagande monstre des socialistes en faveur de la paix. Or, ce que j’ai vu, ce soir, m’a complètement découragé et dégoûté. Si les socialistes allemands, autrichiens et français sont aussi patriotes que les nôtres, l’Europe est au bord de l’abîme. J’espère simplement que nos dirigeants garderont la tête froide et sauront accorder toutes les concessions nécessaires pour éviter le conflit. Je ne compte plus sur le peuple, mais sur les chefs.
— Malheureusement, dit Michel, on ne peut plus accorder de concessions sans détruire la Russie. L’Allemagne est si gourmande !
— Mais la Russie est si riche !
— Est-ce une raison pour nous laisser voler ? Non. Il faut répondre à la force par la force. Ce qui m’inquiète, simplement, c’est l’état de notre matériel. Sommes-nous préparés ?
— Avons-nous jamais été préparés ?
— D’après Soukhomlinoff lui-même – c’est un de ses proches qui me l’a raconté – l’armée manque de fusils et de munitions. L’artillerie est démodée. Surtout – cela, je le sais par expérience – le réseau ferroviaire et routier n’est pas suffisant pour alimenter une grande offensive.
— Tu vois ! Tu vois ! s’écria Volodia. Tu le dis toi-même. Tout va mal. Va-t-on se battre avec des glaives de carton ?
Il roula sa serviette et la lança sur la table :
— Le monde est fou, fou, fou !
Tania lui jeta un regard irrité. Quelle que fût la gravité des nouvelles politiques, elle n’admettait pas que Volodia fût bouleversé pour une cause étrangère à leur amour. Elle était jalouse de cette guerre qui le détournait d’elle.
— Moi, dit Michel, je pense que si tous les hommes de bonne volonté se groupaient autour du tsar, n’eussent-ils que des pierres et des haches pour défendre la Russie, ils triompheraient.
— Idéaliste !
— La foi soulève des montagnes.
— Pas au XXe siècle, mon cher.
Volodia vida d’un trait son verre de vin blanc. Le teint terreux, l’œil fuyant, la lèvre mouillée, il paraissait malade de peur. Tania lui toucha la main sous la nappe. Il ne tressaillit pas à cette caresse. Une idée fixe l’obsédait : la mobilisation. Il dit très vite :
— Moi, la guerre, je la refuse, tu comprends ? Je la refuse !
— Pour ce que ça change ! dit Tania.
Elle se leva de table. Les deux hommes la suivirent dans le boudoir. Ils parlaient toujours, amicalement, violemment, et elle souffrait d’être délaissée. Elle s’installa sur un canapé, déploya sa large jupe de satin noir, brodée de paillettes blanches. Sans doute, sur le capitonnage rose pâle du meuble, sa silhouette sombre devait-elle se détacher selon un dessin précieux. Un peintre eût été séduit par le jeu de ces deux teintes opposées. Elle se sentit brièvement heureuse d’être si jolie et si bien habillée. Mais Volodia ne la regardait même pas. Alors, elle comprit l’inutilité de ses toilettes, de sa beauté, de sa vie. Une tristesse horrible lui étreignit le cœur. Elle eut envie de pleurer.
Michel et Volodia s’étaient assis près d’un guéridon en laque. Une clarté jaune tendre, filtrant à travers la soie épaisse de l’abat-jour, auréolait leurs deux visages fraternels. Volodia fumait nerveusement. Michel dépliait une carte. Une carte de la Russie. Subitement, Tania se rappela une soirée lointaine, avec la même pièce, les mêmes meubles, les mêmes figures et la même carte aux longs plis cassants. Il s’agissait alors de la guerre contre le Japon.
Maintenant, on parlait d’une seconde guerre. Plus terrible que la première. Plus proche. Akim allait partir, Mayoroff, des amis à elle, des connaissances. Elle se mit debout, s’approcha des deux hommes et contempla la carte par-dessus leur épaule. De nouveau, elle vit, couché devant elle, son grand pays, vert et bistre, ponctué de villes, hérissé de montagnes, fendillé de fleuves, son grand pays toujours inquiet, toujours menacé. Et elle le détesta. Elle songea qu’il eût mieux valu naître en Suède ou en Suisse. Là-bas, du moins, on pouvait aimer à sa guise.
Sa respiration était courte. Elle éprouvait le même malaise que si elle se fût trouvée à une haute altitude, dans un air raréfié. Elle eut le vertige et se retint au dossier d’un fauteuil. Une idée absurde la ranima. Il lui semblait, tout à coup, que cette guerre survenait par sa faute. Elle l’avait préparée par le mensonge. Mais, si elle avouait son amour, si elle criait sa trahison, le péril serait conjuré. Il fallait cette explosion de franchise, pour que les hommes revinssent à la raison. Comment expliquer cela ? Seule une femme saurait le comprendre. Un moment, elle rêva à toutes les vies privées dont cette menace de conflit allait dévier le cours. Elle imagina des milliers de chambres, de visages, de mots. Partout, les masques tombaient, les liens se desserraient, un vent de pureté assainissait l’atmosphère. Comment Volodia pouvait-il encore se complaire dans la duplicité et la quiétude ? Elle eut un haut-le-cœur, porta un mouchoir à ses lèvres.
Lorsque Volodia fut parti, elle pria son mari de demeurer avec elle dans le boudoir.
— Tu ne veux pas te coucher ? dit-il tendrement. Tu n’es pas fatiguée ?
— Non, dit-elle. Mais range cette carte, ces journaux…
Tandis qu’il repliait la carte, elle le regardait avec force, comme pour fixer à jamais dans sa mémoire les moindres détails de la scène. Cette observation intense lui faisait mal. Elle gémit :
— Michel, je n’en peux plus !
Il tourna vers elle un visage étonné :
— Qu’as-tu, ma chérie ?
Elle crut qu’elle allait défaillir. Cette voix. Ce regard. Tant d’années avec cette voix et ce regard ! Elle remarqua soudain que Michel s’était coupé en se rasant. Une mince égratignure rose traversait son menton. La vue de cette égratignure la soulagea, bizarrement. Elle entendit que quelqu’un disait dans la pièce :
— Michel, je ne t’aime plus. Je te trompe avec Volodia.
Michel passa la nuit dans son cabinet de travail, au second étage de la maison. Après l’aveu de Tania, il s’était contraint à ne pas crier, mais avait exigé qu’elle se retirât et attendît ses décisions. Et elle s’était éloignée, blême et lourde de larmes. Elle devait pleurer encore dans sa chambre. Quelques années plus tôt, il l’eût sans doute tuée. Aujourd’hui, il ne le pouvait plus. Il avait vieilli, mûri. L’indulgence avait affaibli son cœur. Déjà, il tâchait de comprendre les autres.
Assis devant son bureau, dans la lueur ronde et verdâtre de la lampe, il contemplait ses mains et tentait de réfléchir calmement. Le choc avait été moins rude qu’il ne l’avait supposé. Il s’étonnait même de l’engourdissement qui s’était emparé de son être. Les paroles de Tania avaient confirmé ses soupçons. Certes, depuis longtemps, il la sentait devenir étrangère. Mais jamais il n’aurait imaginé qu’elle fût capable de le tromper de cette façon commode. Le nom même de son amant était un défi au bon sens. Un ami d’enfance. Presque un frère. Et tout à coup, ce mensonge, cette saleté entre eux. Il frémit, et un flot de chaleur lui monta au visage. Le dégoût, la haine accéléraient les battements de son sang. Il serra les poings. Il eut envie de frapper, d’assommer quelqu’un. Puis, une détente brusque le renversa sur le dossier de son fauteuil, et il fut plus tranquille et plus malheureux. Des idées faciles traversaient sa tête. Il dénombrait les résultats du désastre. Quelle que dût être sa décision, la vie familiale était compromise, gâchée. Rien n’était plus aimable de ce qui faisait, hier encore, sa joie. La maison se transformait en auberge. Les enfants se muaient en victimes. Le travail, la réussite, se révélaient des mots vides de sens. Et les meilleurs souvenirs étaient empoisonnés jusqu’aux racines. Isolé, dépouillé, désolé, il respirait encore. Pour qui ? Pour quoi ? Pas de mélancolie. Tout problème comportait une solution. Maintenant, il ne s’agissait pas de geindre, mais de penser.
Il prit un papier, un crayon, nota quelques mots, repoussa la feuille. La première idée qui lui vint à l’esprit fut de provoquer Volodia en duel. Il détestait d’autant plus cet homme qu’il l’avait longtemps considéré comme son seul ami. À la lueur des événements, il ne doutait plus que la duplicité de Volodia remontât très loin. Volodia n’avait pas su, malgré les apparences, pardonner à Tania de lui avoir autrefois préféré Michel. Depuis, il n’avait vécu, travaillé, que dans l’espoir d’une revanche. Michel le voyait fort bien s’introduisant en tiers dans le ménage, feignant la camaraderie, l’amitié inoffensive, et préparant, avec une patience diabolique, la chute d’une femme qui n’avait pas voulu de lui. Avec horreur, il évoquait leur dernière entrevue, dans le boudoir, cette carte dépliée, les sourires, les serrements de main. Devant ce monstre de fourberie et de lâcheté, sa colère ne connaissait plus de bornes. Oui, il eût été bon d’abattre cette bête malfaisante. Mais, Volodia mort, la question ne serait pas réglée. Sa disparition n’aiderait pas Michel à établir des relations équitables avec Tania et les enfants. Bien mieux, le scandale deviendrait public, rejaillirait sur la famille. Et le nom des Danoff était sacré.
D’ailleurs, n’était-il pas égoïste et ridicule de songer au duel à la veille d’une guerre ? Non, la menace de tant de morts interdisait de lever la main sur un rival, quel qu’il fût. Il fallait remettre à plus tard l’acte du justicier. Volodia ne perdait rien pour attendre.
Alors, le divorce ? Michel ne voulait pas y consentir, à cause de ses fils. Il n’admettait pas que Boris et Serge fussent, par la faute de Tania, privés d’une éducation normale. Ces deux enfants, héritiers de son nom, devaient grandir dans une famille saine et respectable. Ils avaient sur leurs parents des droits acquis. Comment tolérer qu’ils vécussent loin de leur père, confiés aux soins d’une femme qui avait trahi son serment ? Il les verrait à certaines dates, brièvement, comme un étranger. Il perdrait chaque jour un nouveau morceau de leur âme. Mais si, en revanche, c’était lui qui obtenait la garde de ses fils, saurait-il, seul, excédé, maladroit, entretenir dans la maison cette affection tiède et constante dont ils avaient besoin ? Le divorce, d’ailleurs, était inadmissible pour d’autres raisons moins élevées. La loi exigeait des preuves grossières, vulgaires, qu’il lui était difficile de fournir dans sa situation. Cette mesure rendrait notoire une honte que la malignité publique s’empresserait d’exploiter. Et les enfants, plus tard, jugeraient aussi sévèrement leur père que leur mère.
Restait une dernière éventualité : la réconciliation. Mais Tania accepterait-elle de renoncer à son amant ? Et, même si elle se repentait, pourrait-elle, ayant déjà péché, tenir jusqu’au bout sa promesse ? Une femme qui s’était complu des semaines dans le mensonge était contaminée, affaiblie. Elle n’avait plus la même horreur de la faute et demeurait exposée aux atteintes du mal. Vivre avec la crainte perpétuelle d’une autre infidélité. Michel en était incapable. Il se rappela le beau visage de Tania, son corps pâle et chaud, ses gestes, son parfum. Et cette évocation le combla de chagrin et de rancune. Tout en elle était sali par le soupçon. Il abhorrait ses cheveux, le grain de sa peau, son haleine, son odeur, ses vêtements, sa voix. Il souhaitait que ses amies se détournassent d’elle. Aucune manœuvre de l’esprit ne prévaudrait jamais contre ce hérissement animal de tout son être à l’idée de revoir Tania. De nouveau, il s’irrita contre son indécision. Il était dans une impasse. Il ne distinguait rien au-delà de ses mains, de sa table. Cependant, demain matin, il fallait à tout prix qu’une résolution fût prise.
Il soupira, dégrafa son col. La nuit était calme, étouffante. De la ville, montait un murmure inquiet. Un papillon gris se cognait à l’abat-jour vert de la lampe. Dans la corbeille à papier, gisaient pêle-mêle les gazettes du matin. À la vue de ces feuilles froissées, Michel eut une courte défaillance. La guerre ? Son infortune personnelle lui avait fait oublier la menace qui pesait sur toute la Russie. Il se pencha vers la corbeille, ramassa un journal, le défripa, lut quelques mots, baissa la tête. Humilié, mortifié, il tentait maintenant de noyer sa colère individuelle dans une colère unanime. Un fétu de paille dans la tourmente. Voilà ce qu’il était. Son chagrin était misérable au seuil de cette catastrophe planétaire.
Il interrogeait sa conscience, mendiait un mot d’ordre, une direction. En vain. Une panique lamentable s’empara de lui. La peau de son front devenait douloureuse. Il se leva, s’approcha de la fenêtre. Devant le ciel étoilé, l’idée de son insignifiance lui fut encore plus sensible. Et, tout à coup, il comprit ce qu’il devait faire. La solution était si simple, si naturelle, qu’il s’étonnait de n’y avoir pas encore songé. Sa situation de famille l’avait fait exempter du service militaire. Il n’était pas mobilisable. Mais, en cas de guerre, il pouvait s’engager. Comme simple soldat. Dans le régiment d’Akim, par exemple. Ou dans un autre régiment. Partout, on l’accepterait avec joie.
— Voilà ! Voilà, s’écria Michel, et il demeura un long moment tout étourdi de fierté.
Cette décision satisfaisait en lui un besoin de dévouement et de bravoure. En même temps, il se disait que, quoi qu’il advînt, ses fils respecteraient sa mémoire. Quant à Tania, sachant que son mari était en première ligne, elle n’oserait pas le trahir avec un embusqué. Il l’imaginait même écœurée par la seule présence de Volodia, émue, repentante. Le plaisir qu’il goûtait à cette perspective le surprit un peu. Normalement, l’avenir sentimental de Tania aurait dû le laisser indifférent. Et voici qu’il s’appliquait à prévoir les réactions de cette femme sans scrupule. Comme elle était encore mêlée à sa vie ! Comme il avait du mal à l’exclure de son destin ! À présent, il souhaitait que la guerre éclatât, au plus vite. Il appelait sur lui l’orage, le sang, la mort. Plus la tornade serait violente, et plus il saurait gré à Dieu de l’avoir déchaînée.
Dès demain matin, il partirait pour Saint-Pétersbourg, afin de soumettre quelques affaires urgentes au visa du ministre des Voies et Communications. Avant de quitter la maison, il laisserait à Tania une lettre de rupture. À son retour, la mobilisation serait peut-être déclarée. Et si les conversations diplomatiques aboutissaient au maintien de la paix ?
Non, c’était impossible. Les journaux eux-mêmes affirmaient l’imminence du péril. À la fin de la semaine, au plus tard, toute l’armée russe serait concentrée aux frontières.
Il saisit une feuille de papier, trempa une plume dans l’encre et écrivit d’une main ferme :
Tania, après avoir longuement réfléchi à notre triste situation, j’ai adopté les conclusions suivantes. Quelle qu’ait été ton erreur, je ne me reconnais pas le droit d’exiger le divorce, car le bonheur de nos enfants doit passer avant nos convenances personnelles. Il serait injuste que la famille eût à pâtir de tes caprices ou de mon intransigeance. Donc, tu garderas mon nom et tu resteras sous mon toit. Il faut que tous, autour de nous, depuis nos fils jusqu’à nos domestiques, ignorent le différend qui nous a séparés. Je sais que tu seras discrète, puisque je te le demande. Comme, pour ma part, il me serait impossible de continuer à vivre auprès d’une femme qui m’a trahi et dont le repentir même n’excuserait pas la faute, j’ai résolu d’abandonner pour quelque temps cette maison où tout me rappelle ma disgrâce. Tu devines, certes, que la guerre est imminente, presque certaine. Bien que je ne sois pas mobilisable, ma conscience m’ordonne de m’engager. Je partirai donc, comme simple soldat, mais avec une joie et une fierté indicibles. Je te préviens, dès à présent, qu’il ne faut pas tenter de me dissuader. Ni tes larmes, ni tes cris, ni tes menaces, ne sauraient modifier ma ligne de conduite. La seule prière que je t’adresse en terminant cette lettre, c’est de veiller, en mon absence, à ce que l’honneur de notre foyer n’ait plus à souffrir de rien. Par respect pour tes fils, sinon par respect pour moi, tu dois accepter d’être fidèle.
Michel Danoff.
P.-S. – Si la mobilisation était décrétée pendant mon séjour à Saint-Pétersbourg, je ne rentrerais pas à Moscou et m’engagerais sur place. Mais toutes les dispositions pécuniaires seront prises à temps. Tu ne manqueras de rien. Je te le promets.
Michel relut sa lettre avec satisfaction. Pas une parole vive. Pas un reproche. Le nom même de Volodia n’était pas cité. Jamais il n’aurait cru qu’il lui serait aussi facile d’exprimer sa pensée. Il plia le feuillet, le glissa dans une enveloppe doublée de papier bleu. Puis il toucha machinalement les objets qui meublaient sa table. Il lui plaisait que tout fût en ordre dans son bureau. Après la crise qu’il avait subie, il éprouvait un soulagement merveilleux. On eût dit qu’en quelques instants, et comme sous l’effet d’une drogue, ses doutes, sa jalousie, sa honte, sa pitié venaient de s’endormir. Le mal était conjuré. Maintenant, il fallait liquider le passé, organiser l’avenir. Les Comptoirs Danoff, la Compagnie de Chemin de Fer, les participations à d’autres entreprises… Il avait si bien arrangé sa vie ! Il avait tant travaillé pour donner du bonheur à sa femme ! Il murmura :
— Dommage, tout de même… C’était bien…
Puis, il se leva pour trier ses papiers personnels. Il classait les documents par liasses dans des enveloppes numérotées : « Papiers de famille », « Papiers relatifs à la maison », « Factures », « Contrats avec les fournisseurs », « Lettres de Tania ».
Il s’interdit de relire ces lettres. Mais, à la seule vue de l’écriture familière, son cœur se serrait d’angoisse. Pour rompre cette contemplation, il alluma du feu dans la cheminée et brûla quelques vieux registres et des missives dénuées d’intérêt. Après quoi, n’osant réveiller le valet de chambre, il prépara lui-même sa valise. Il était content. Il se sentait propre, fort, sûr de lui. Il sifflotait en empilant son linge. Une lueur rose embrasait le ciel, au-dessus des toits noirs des maisons. Les oiseaux chantaient d’une voix aiguë. La charrette du laitier gronda sur les pavés. À six heures et demie, Michel sonna le valet de chambre pour lui confier sa lettre et commander un verre de thé chaud. Puis, il voulut jeter un coup d’œil sur ses enfants qui dormaient encore. Mais, devant la porte de Serge, une faiblesse le saisit. Il n’avait pas le courage d’affronter le visage assoupi de son fils. Il craignait de ne pas résister à l’appel de ces paupières closes, de ces mains innocentes ouvertes sur le drap. Furieusement, il se détourna, courut jusqu’au salon, arracha de l’album une photographie de Serge, une autre de Boris et les glissa dans sa poche. Il prit aussi une photographie de Tania.
Mais, au lieu de choisir parmi les effigies récentes de sa femme, il emporta un cliché jauni qui datait d’Ekaterinodar.
Deux heures environ après avoir quitté la maison des Danoff, Volodia était tiré du sommeil par la sonnerie du téléphone à son chevet. La voix de Tania, lointaine, enrouée, l’appelait comme à travers un songe. Mais, dès les premiers mots, il comprit qu’il ne rêvait pas. Une terreur panique s’empara de lui. Il bégayait :
— Quoi ? Quoi ? Mais tu es folle ?… Mais pourquoi lui avoir dit ?… Sa décision ?… Il te racontera ce qu’il voudra !… Mais de là à le croire ?… Il est capable de tout !… De tout, tu entends ?… Tiens-moi au courant… Demain matin, dès qu’il t’aura parlé, je veux savoir… Où est-il maintenant ?… Enfermé ?… Dans son bureau ?… Hum ! C’est mauvais signe… Je vais réfléchir de mon côté… Mais ne pleure pas… mais oui, je t’aime…
Il raccrocha l’appareil d’une main tremblante. Sa tête était vide. Ses oreilles bourdonnaient. Il se leva et se mit à marcher en rond dans la chambre. Mais, au moindre bruit, il sursautait et courait à la porte d’entrée. Connaissant Michel, il redoutait sa visite. Il s’attendait à le voir paraître d’un instant à l’autre, pâle, la lèvre mauvaise et une arme à la main. Il entendait déjà les injures que son ami lui cracherait au visage. Il évoquait un bras qui se dépliait dans sa direction. Un coup de feu. Et il n’y aurait plus de Volodia Bourine. Tout cela parce que cette sotte n’avait pas su tenir sa langue devant un mari soupçonneux. Ah ! les femmes étaient impossibles ! Il y avait en elles un appétit romanesque d’explications, de scandales et de larmes. Les plus raisonnables rêvaient encore d’être traînées par les cheveux, ou souffletées jusqu’au sang, et qu’un duel opposât leur mari et leur amant dans un décor de neige. Mais lui n’était pas dupe. Il aimait Tania. Il lui sacrifiait son confort, ses habitudes. Il n’allait pas jusqu’à lui sacrifier sa vie. D’ailleurs, il ne sacrifierait sa vie à personne. Pas même au pays, au tsar, au diable ou à Dieu. Il grogna :
— À personne !
Et il donna un coup de poing sur sa table de nuit. Autour de lui, sur les murs, des photographies de femmes le regardaient avec une douce indifférence. Il avait juré à Tania de les détruire. Mais, d’un jour à l’autre, il retardait l’exécution de sa promesse. Pourtant, Tania méritait bien cet holocauste. Elle résumait et remplaçait à elle seule toutes ses anciennes maîtresses. Allait-il falloir, vraiment, qu’il se séparât d’elle ? Une nostalgie soudaine le submergea. Sa gorge se serrait. Des larmes montaient à ses paupières faibles. Comment faire pour garder Tania ? À force de réfléchir, Volodia avait la sensation de tournoyer dans une eau trouble. Pour se défendre, il lorgnait devant lui des objets fixes, familiers. Il essayait de reprendre courage en s’affirmant qu’il était encore dans sa chambre, que le lit se trouvait encore là, et la table, et la lampe. À quatre heures du matin, le téléphone sonna de nouveau. Cet appel strident frappa Volodia au ventre, comme une balle. Tania ! Quelle catastrophe supplémentaire voulait-elle lui annoncer ? Au moment de décrocher l’appareil, il se ravisa, en pensant qu’il s’agissait plutôt d’une manœuvre de Michel. Que dirait-il s’il entendait la voix de Michel dans l’écouteur ? Comment répliquerait-il à ses insultes ? Comment refuserait-il de le rencontrer ? Peut-être, même, Michel ne téléphonait-il que pour savoir si Volodia était encore chez lui. En répondant à Michel, Volodia le renseignerait, l’inciterait à venir et signerait son arrêt de mort.
Le téléphone sonnait toujours dans l’énorme silence de la maison. Volodia regardait l’appareil comme il eût considéré une machine infernale prête à exploser. Il suait à grosses gouttes. Enfin, le timbre se tut. Volodia s’épongea le front, prit un verre d’eau sur la table de nuit et but une longue rasade. Il parlait à voix basse :
— Voyons, du calme… D’abord, il faut gagner du temps… Que la fureur de Michel ne heurte aucun obstacle… Qu’il fonce dans le vide, tête en avant… Après, on verra…
Une auto passa dans la rue, ralentit devant la maison. Volodia s’arrêta de parler, l’œil rond, la bouche ouverte. La voiture s’éloigna.
— C’est intolérable, intolérable ! gémit Volodia.
Il mordilla les peaux de ses ongles. Des frissons lui parcouraient le corps.
— Partir au plus tôt…
Il chercha ses vêtements, s’habilla avec une hâte fébrile, descendit dans la rue. Jusqu’à l’heure d’ouverture des bureaux, il erra, solitaire et grelottant, à travers la ville assoupie. Enfin, il se rendit à la chancellerie du gouvernement de Moscou. Il comptait quelques bons amis au service des passeports. Lorsqu’il leur expliqua qu’il désirait partir pour la Norvège, les fonctionnaires lui déconseillèrent de tenter le voyage. L’époque était incertaine. On redoutait une guerre à brève échéance. Mais Volodia feignit une sérénité renseignée. Il eut même la force de rire.
— Je sais de source sûre que la paix est d’ores et déjà sauvée, dit-il. D’ailleurs, en cas de conflit, la Norvège n’est pas au bout du monde. Je reviendrai…
Tandis qu’on lui préparait son passeport, il courut chercher de l’argent à la banque et donna un coup de téléphone à son valet de chambre pour lui ordonner de boucler ses valises et de les faire déposer à la consigne de la gare Nicolas. Il voulut aussi téléphoner à Tania pour prendre de ses nouvelles. Mais, au dernier moment, il préféra s’abstenir. Il lui écrirait avant le départ du train.
Après une nuit de larmes et de prières, Tania s’était endormie à l’aube, le corps brisé et l’âme vide. Elle n’ouvrit les yeux qu’à onze heures du matin. Dès son réveil, le valet de chambre lui apporta la lettre de Michel. Elle la lut avec stupéfaction. En parlant à Michel, elle n’avait pas songé aux conséquences probables de son aveu. Elle s’était déchargée de son tourment, sans réfléchir, comme on rejette un poids qui vous écrase les épaules. Dans son for intérieur, elle était sûre que Michel trouverait une solution au dilemme qui l’agitait. Elle lui avait fait confiance, comme toujours. Et il était parti. Elle téléphona à Volodia. Personne ne répondit à son appel. Cette nuit déjà, elle lui avait téléphoné en vain. Mais, pour l’instant, Volodia l’intéressait moins que Michel. S’il y avait la guerre, Michel s’engagerait, elle en était certaine. Il fallait donc, à tout prix, que cette guerre fût évitée. Elle se fit présenter les journaux, parcourut les télégrammes du Novoié Vremia : « Mobilisation partielle en Autriche. Manifestation d’enthousiasme à Vienne, par suite de la rupture des relations diplomatiques avec la Serbie. Mobilisation générale à Belgrade. Guillaume II interrompt son voyage en Norvège. » Une démence collective s’était emparée du monde. D’un bout à l’autre de l’univers, les hommes avaient la fièvre et se préparaient à tuer. L’air même de la pièce était chargé d’effluves électriques. Tania étouffait de chaleur et d’angoisse. Jusqu’à ce matin, la guerre n’avait été pour elle qu’une notion abstraite. Mais, maintenant, elle savait que la guerre c’était Michel partant pour le front, confondu dans une masse de soldats anonymes. Elle imagina des attaques nocturnes, des coups de feu, un corps inanimé, un visage de cire aux prunelles révulsées. Son visage. Elle ferma les yeux. Et la lumière devint rouge, sanglante, à travers la peau mince de ses paupières. Elle ouvrit la bouche et poussa un cri :
— Par ma faute ! Par ma faute !
Ses forces diminuaient. Elle ne pouvait plus pleurer. Simplement, elle serrait ses mains l’une contre l’autre. Sa femme de chambre frappa à la porte, entra sur la pointe des pieds, dit quelques mots incompréhensibles. Tania ne répondit rien. Elle se laissa coiffer, habiller en silence. Puis, tout à coup, la conscience lui revint, et elle fut étonnée de se voir debout et vêtue pour sortir. Que voulait-elle faire ? Ah ! oui, passer à l’église.
À l’église, elle pria longuement, follement, pour supplier Dieu d’empêcher la guerre. Elle se prosternait, se signait, heurtait les dalles avec son front, comme les femmes du peuple. À travers son désarroi, une clarté douce commençait à poindre : « Dieu ne permettra pas… Dieu m’a entendue… Dieu rendra les hommes aux femmes et la paix à la terre… » Un mouvement de flux et de reflux emplissait sa tête. Elle se sentait bien. Quelques cierges palpitaient dans l’ombre. Des vieilles chuchotaient derrière une colonne. Tania dut faire un effort pour s’arracher à ce refuge de ténèbres et de silence. Rentrée chez elle, elle se rappela qu’elle avait invité des amis pour le déjeuner. Elle les décommanda en prétextant une migraine. Puis, elle se fit servir une collation dans sa chambre, mais elle oublia d’y toucher. Allongée sur son lit, elle s’abandonnait à une sorte de torpeur dolente. Des images nombreuses la visitaient sans laisser de traces. Brusquement, elle pensa que le plus commode eût été de se suicider, de disparaître. Mais elle renonça à ce projet, à cause de ses fils. Quel que fût son avenir, elle était tenue de rester auprès d’eux. Elle n’avait plus qu’eux au monde. À cette idée, un regain de tendresse gonfla son cœur. Elle se leva péniblement et suivit le couloir qui menait aux chambres d’enfants. À travers la porte, elle entendait Mlle Fromont qui discutait en mauvais russe avec la nounou :
— Vous comprenez, ma pauvre, tous les peuples sont fous, parce qu’ils manquent de civilisation. Les Russes, les Allemands, les Autrichiens, les Serbes, les Français, tous, tous ! Mais les Suisses resteront neutres. Moi, je suis neutre…
Tania poussa la porte. Serge et Boris, assis à croupetons sur le tapis, jouaient à la catastrophe de chemin de fer. Elle courut vers eux et les embrassa avec emportement.
— Maman, demanda Serge, pour où il est parti papa ? Quand est-ce qu’il reviendra ?
Tania surprit le regard attentif de Mlle Fromont. Sans doute, tout le monde dans la maison soupçonnait qu’une dispute avait éclaté entre monsieur et madame. Elle eut honte de ses yeux brûlés par les larmes, de sa coiffure défaite. Elle se redressa un peu.
— Il reviendra bientôt, dit-elle.
— Et il y aura la guerre ?
— Mais non, Serge.
— Les enfants ne doivent pas poser de questions, dit Mlle Fromont avec sévérité. Allez vous habiller. Nous partons pour la promenade.
— Laissez-les avec moi, dit Tania.
Et elle emmena les enfants dans son boudoir. Là, elle s’installa avec eux au fond de la grande bergère et ouvrit un livre d’images sur ses genoux. Tout en lisant à haute voix, elle sentait avec délices ces deux corps confiants serrés contre son corps. Serge respirait à petits coups pressés. Boris avait appuyé sa joue contre la main de Tania. Il ne comprenait pas bien. De temps en temps, il disait :
— Lis moins vite…
Une chaleur agréable envahit la chair de Tania. Sa tristesse devenait douce. Le ciel se couvrit. Une pluie fine souffla sa fraîcheur dans la pièce. Tania se leva pour allumer une lampe. À ce moment, elle entendit un bruit de cavalcade légère. Elle courut à la fenêtre. Un détachement de cosaques défilait dans la rue. Dans la lumière grise, ces hommes gris, ces chevaux gris, avançaient comme une procession de fantômes. Les sabres, les fusils brillaient à peine. Les sabots tintaient comme du verre. Où allaient-ils, ces inconnus ? Partaient-ils déjà pour les frontières menacées ? Seraient-ils parmi les premiers à supporter le choc ? Les enfants s’étaient rapprochés d’elle. Serge battait des mains :
— Des soldats ! Des soldats !
Tania ferma la croisée.
— Tu en verras d’autres, dit-elle.
Et elle retourna avec les enfants vers la bergère, vers le livre d’images. Derrière les vitres, retentissait maintenant la chanson de marche d’un régiment :
Soldats, soldats, mes petits compères,
Où sont donc vos femmes ?
Des canons chargés jusqu’à la gueule,
Voilà ce que sont nos femmes !
Tania serra les mâchoires, prête à pleurer. Le chant s’éloignait, clamé par des voix fortes :
Soldats, soldats, mes petits compères,
Où sont donc vos sœurs ?
Des lances et des baïonnettes,
Voilà ce que sont nos sœurs…
— Ils chantent bien, dit Serge. Ils parlent de leurs femmes, et de leurs sœurs. Et pas de leurs petits garçons ?
À ces mots, Tania cacha son visage dans ses mains.
— Laissez-moi seule ! cria-t-elle.
Les enfants, effrayés, reculèrent lentement vers la porte et s’en allèrent.
Au courrier du soir, Tania reçut la lettre de Volodia qui lui annonçait son départ pour la Norvège. Il n’y resterait pas longtemps, disait-il. Mais il fallait « attendre la fin de l’orage ». Quand Michel se serait calmé, Volodia reviendrait à Moscou et envisagerait la possibilité de résoudre pacifiquement le problème. Pour l’instant, il conseillait à Tania le courage et l’assurait de son amour. Tania déchira la lettre. La fuite de Volodia la laissait étrangement indifférente. Elle était comme endolorie et sans âme.
Ce jour-là, elle assista au dîner des enfants, les borda dans leur lit, les bénit et demeura longtemps au chevet de Boris. Le garçon s’endormit en lui tenant la main. Derrière son paravent, la nounou se retournait, geignait, récitait des prières. Elle finit par dire :
— Il faut le laisser, barinia. Sans cela, vous lui passerez votre peine.
— D’où sais-tu que j’ai de la peine ?
— Eh ! qui n’en a pas, barinia ? La vôtre se lit comme dans un livre. Une grande peine. Et de tout petits enfants. C’est dur !
Tania dégagea sa main.
— Je m’en vais, dit-elle.
Sur le seuil de la porte, elle écouta encore la respiration égale de son fils. Puis elle partit, lasse et tremblante, et regagna sa chambre où personne ne l’attendait.