CHAPITRE XII

Volodia prolongea son séjour à Ekaterinodar et ne revint à Moscou qu’au début du mois d’octobre. Le matin même de son arrivée, il rendit visite aux Danoff. Il était impatient de revoir Tania, après avoir vécu dans une maison hantée par le souvenir de leurs jeux. Surtout, il voulait confronter le vrai visage de Tania avec le fantôme qu’il avait évoqué dans la chambre rose. Or, Michel et Tania se trouvaient encore à la campagne et on n’attendait leur retour que vers la fin du mois. Cette nouvelle mit Volodia de mauvaise humeur pour le reste de la journée. Les courses qu’il avait projeté de faire lui parurent brusquement inopportunes. Il rentra chez lui, s’enferma, tenta de lire. Mais son esprit ne suivait pas la marche de ses yeux. Toujours l’occupaient les mêmes images, dont l’intensité et la précision étaient dangereuses. Il réfléchissait aux rapports de franche amitié qui s’étaient établis entre lui et Tania. Leurs deux destinées, qui auraient pu se confondre jadis, étaient devenues parallèles, irréconciliables. Cependant, il imaginait un brusque réveil les poussant l’un vers l’autre, après tant d’années. Et, devant cette perspective, une peur suave lui faisait les mains moites et faibles.

Vers le soir, il se fatigua de penser en vain et fit préparer un souper froid avec du champagne. Svétlana, qu’il avait prévenue par lettre, se présenta chez lui à l’heure habituelle. Il avait résolu de lui annoncer qu’il ne l’épouserait pas, mais, devant son visage amaigri, bouleversé, rayonnant, il manqua de courage et préféra mentir. Prétextant son chagrin et son deuil, il parla d’un délai de quelques mois, et Svétlana parut se contenter de cette dérobade. Elle était tellement heureuse de le retrouver, que tout le reste lui semblait accessoire. Elle lui parla de sa mère, le plaignit, pleura sur son épaule, et, comme il se sentait malheureux – mais pour d’autres raisons –, il pleura aussi, et ils s’endormirent côte à côte, mêlant leurs souffles et leurs larmes.

Pendant les jours qui suivirent, Volodia dut reconnaître qu’il avait bien fait de conserver sa maîtresse. Seul, il serait devenu fou d’ennui. Mais Svétlana était là, docile, jolie, point exigeante. Grâce à elle, lentement, sûrement, Volodia triomphait du passé et reprenait goût à la vie. Pourtant, il ne l’aimait plus de la même façon. Autrefois, elle était l’objet unique de sa passion et il ne concevait pas qu’il pût se passer d’elle. Maintenant, son enthousiasme avait cédé la place à une tendresse raisonnable. Il estimait mieux Svétlana, et donnait à sa présence une signification pratique. Il l’envisageait avant tout comme un élément commode de son propre destin, et pensait moins à elle qu’aux services qu’elle lui rendait. À vrai dire, Volodia considérait que cette attitude logique, succédant aux débordements du désir, était plutôt flatteuse pour Svétlana. Il voulait le lui faire comprendre.

— Avant, je t’aimais bêtement. Maintenant, tu m’es nécessaire, disait-il.

— De quelque façon que vous m’aimiez, je vous en suis reconnaissante, mon chéri, répondait-elle.

Vers la mi-octobre, Michel et Tania revinrent à Moscou, et Volodia se précipita chez eux pour prendre de leurs nouvelles. Une grave désillusion l’attendait. Les Comptoirs Danoff ouvraient une succursale à Kiev, et Michel devait se rendre dans cette ville pour surveiller les travaux. Il y demeurerait deux ou trois mois, le temps de l’installation. Les enfants resteraient à Moscou. Mais Tania accompagnerait son mari en voyage. Elle ne connaissait pas Kiev et se réjouissait de visiter ses églises et ses monastères.

Ce soir-là, Volodia rentra chez lui dans un état de prostration complète. Son désarroi l’étonnait lui-même et il cherchait à le vaincre par le raisonnement. Ce n’était pas la première fois que Tania et Michel s’absentaient de Moscou pour quelques semaines. Jamais encore le départ de ses amis ne l’avait bouleversé à ce point, jamais encore il ne s’était senti aussi honteusement tributaire de leur présence. Sa solitude l’effraya. Il songea, un instant, à les suivre. Puis un sursaut de dignité lui fit abandonner son projet. Il demeura à Moscou et s’efforça de se distraire en fréquentant le monde qu’il avait longtemps délaissé. Justement, Lioubov et Prychkine venaient d’installer leur théâtre. Les répétitions avaient commencé. Chaque jour, fuyant le bureau, Volodia rendait visite à la salle obscure, écoutait les chanteurs qui étudiaient leurs mélodies, groupés autour d’un pauvre piano droit, regardait les mimes qui s’exerçaient devant la glace. La nuit, il retrouvait Svétlana, avec le sentiment triste d’avoir perdu son temps. Elle était toujours la même, et la monotonie de ses réactions décevait Volodia, qui espérait encore des surprises. Il finit par lui reprocher, mentalement, son humeur trop égale, son bel équilibre, toutes ses qualités. Il regretta le temps où il devait user de ruses pour désarmer la pudeur de la jeune fille. Parfois, il rêvait à d’autres femmes plus compliquées. Il repassait des noms en mémoire. Mais il ne tentait rien, car, au moment d’agir, l’idée d’affliger Svétlana le remplissait de pitié.

Au mois de novembre, elle prit froid et fut quelques jours sans le voir. Ce répit lui parut salutaire. Mais, au lieu de sortir, il resta chez lui. Il demeurait de longues heures, assis devant sa table, parmi des journaux, des livres et des pipes. La pluie et la neige battaient les vitres. Le poêle de faïence craquait discrètement dans un coin. Et Volodia s’absorbait dans des réflexions personnelles. Il était devenu étranger à toute idée générale. Il se rapetissait dans un égoïsme douillet. Cette contemplation intérieure fut dérangée par le retour de Svétlana. Elle toussait encore. Volodia jugeait cette toux inquiétante. Il l’embrassait avec réserve. Toute sa vie, il avait craint la contagion.

— Tu ferais mieux de garder le lit jusqu’à la fin de la semaine, dit-il.

— Je ne pouvais pas me passer de vous voir… Vous seul me guérirez…

Cette exaltation, pour flatteuse qu’elle fût, déplaisait à Volodia. Insensiblement, il s’était habitué à la perspective d’une rupture possible, et les preuves d’amour que lui prodiguait Svétlana le renseignaient sur le mal qu’il aurait à se séparer d’elle. La faiblesse, l’innocence de la jeune fille asservissaient Volodia mieux que ne l’eussent fait les manœuvres d’une coquette. Elle triomphait de lui parce qu’il était le plus fort. À l’approche des fêtes, elle lui dit :

— Voilà un an bientôt que nous nous connaissons. Fasse Dieu que nous soyons unis jusqu’à la mort…

Il crut qu’elle faisait allusion au mariage et se hâta de la détromper :

— Pourquoi pas ? Sans être mari et femme on peut vivre longtemps et gaiement côte à côte…

Le visage de Svétlana se contracta.

— Sans être mari et femme, répéta-t-elle.

Volodia eut honte de sa brusquerie. Il attira Svétlana sur ses genoux et lui caressa le front d’une main fraternelle.

— Ah ! dit-il, je ne voulais pas t’annoncer la nouvelle dès mon retour… Mais ma mère, avant de mourir, m’a fait promettre de renoncer à ce mariage… J’ai juré, tu comprends ?… Alors, maintenant, je suis lié par mon serment… C’est terrible !… J’ai eu beau la raisonner, elle n’a rien voulu entendre… Alors, j’ai décidé, ne pouvant t’épouser, de n’épouser personne. Voilà… D’ailleurs, si mes souvenirs sont exacts, cette solution répond bien à tes vœux. Tu m’as répété souvent que tu refuserais de te marier avec moi, que tu encombrerais ma vie… Toutes sortes de sottises !…

— Oui, oui, disait-elle.

Et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Puis, tout à coup, elle essuya ses yeux et se mit à rire :

— Je suis folle ! Ne faites pas attention, mon chéri !

Volodia l’observait avec inquiétude. Ce soir-là, elle but beaucoup de champagne. Ses prunelles brillaient de fièvre. Elle riait pour un rien.

— Voilà comme je t’aime, dit-il. Tu es nouvelle. Toute régénérée !

Elle le quitta à six heures du matin. Les rues étaient noires. Quelques réverbères clignotaient, çà et là, perdus dans la tempête. Une neige humide et glacée fouettait le visage. Svétlana trébuchait en marchant, transie, malheureuse et seule. Des traîneaux la dépassèrent, pleins de fêtards qui chantaient à tue-tête. Un chien grelottant la suivit, puis retourna se coucher sous un porche. Arrivée enfin devant la maison des Danoff, elle frappa quatre coups à la porte de service. Comme d’habitude, le portier grogna :

— On y va ! Si c’est pas malheureux de réveiller les gens à des heures pareilles !

Svétlana pénétra dans la courette nappée de neige tendre. Le portier tenait une lanterne à la main. La lueur médiocre de la flamme éclairait sa veste en peau de mouton et sa grosse tête vultueuse, au nez écrasé, à la mâchoire forte, hérissée de poils roux. Il vacillait sur ses jambes. Il était ivre.

— Je m’excuse de vous déranger, dit Svétlana, merci…

Elle voulut s’éloigner vers les communs. Mais il lui saisit le bras et la retint d’une poigne ferme.

— Quoi ? Quoi ? C’est pas comme ça qu’on me remercie, moi ! Tu couches la nuit avec le premier venu, tu peux bien en faire autant avec moi, il me semble !

— Laissez-moi, dit-elle.

Mais il avait posé sa lanterne dans la neige et attirait la jeune fille contre lui, des deux bras. Elle se débattait, affolée par l’approche de ce mufle plissé et puant. Un baiser chaud, vineux, s’écrasa sur sa bouche. Elle poussa un cri.

— Si tu ne viens pas, dit l’homme, je raconterai aux patrons le petit métier que tu fais pendant que les autres dorment. Viens, viens donc !

D’un brusque effort, elle se dégagea et se mit à courir comme une folle vers la maison. Derrière elle, le portier hurlait en la menaçant du poing :

— Ordure ! Putain ! Je dirai tout !


Pendant deux soirs de suite, Volodia attendit en vain que la jeune fille le rejoignît dans son appartement. Le troisième soir, il rendit visite à Marie Ossipovna, afin de prendre incidemment des nouvelles de Svétlana. Il trouva la vieille dame dans un état d’exaspération proche de la démence. Svétlana s’était enfuie en laissant une lettre sur son lit. Cette lettre parlait des vicissitudes de la vie terrestre et de la valeur des vocations monacales. Bref, la demoiselle de compagnie s’était réfugiée au couvent.

— Elle n’a pas pensé à moi ! criait Marie Ossipovna en tapant le plancher avec sa canne. Moi qui lui ai donné tant de vieilles affaires ! Hein ? C’est la reconnaissance ! Chauffe-moi, nourris-moi, et, quand j’en ai assez, je te laisse ! Un scandale ! Tout ce que je lui ai payé comme gages ! Et toi qui la trouvais gentille ! Ne dis rien, je l’ai bien compris ! Ah ! tu t’es trompé, mon cher ! Il faudrait la pendre ! Au Caucase, on l’aurait pendue ! Fouettée et pendue ! Et Michel qui n’est pas là ! Où dénicherai-je une autre demoiselle de compagnie ? Pas une Russe ! Ah ! non ! Une Arménienne. Une Arménienne d’Armavir. Les autres ne valent rien !

Volodia, atterré par les révélations de Marie Ossipovna, dut feindre cependant une indignation exemplaire. Elle le garda à dîner et, pendant le repas, il ne fut question que de la fourberie et de l’ingratitude de Svétlana. Ce fut avec peine que Volodia supporta jusqu’au bout les éclats de voix et les bégaiements coléreux de son hôtesse.

Le lendemain matin, il se fit conduire au couvent, dans l’espoir d’être reçu par la mère Alexandrine et d’apprendre si Svétlana s’était effectivement réfugiée auprès d’elle. Le couvent était enseveli sous la neige. La même petite nonne ratatinée et noire était installée à la porte, devant une table chargée d’images saintes et de croix. La même clochette annonça la présence d’un visiteur. Et la même sœur aux pas silencieux escorta Volodia jusqu’à la cellule de mère Alexandrine. Mère Alexandrine était assise près de la fenêtre, les épaules recouvertes d’un châle violet sombre. Des lunettes à monture d’argent chevauchaient son nez mou et pâle. Un livre était posé sur ses genoux. En voyant entrer Volodia, elle ferma le livre et retira précipitamment les boules de coton qui obstruaient ses oreilles. Volodia s’inclina devant elle et voulut parler, mais avant même qu’il eût ouvert la bouche, la vieille s’écria d’une voix chevrotante :

— Que voulez-vous encore ? Je sais tout ! C’est fini ! Elle est revenue ! Elle est auprès de moi !

— Je ne vous demande pas autre chose, balbutia Volodia.

— Oui ! Oui ! Vous espériez qu’on ne l’accepterait pas. Mais la mère supérieure a compris sa détresse et l’a accueillie comme sa propre fille, sans dot, sans dot ! On ne devrait jamais exiger d’autre dot que la peine…

— Je voudrais me justifier, au moins…

— Vous avez détourné, sali une jeune fille, une âme pure et neuve. Votre place n’est pas ici. Mais à l’église. Devant Dieu. Pour prier, prier, prier !

Volodia rougit, chercha une réponse, murmura sottement :

— C’est parfait. Je vous remercie.

— Hors d’ici ! souffla mère Alexandrine.

— Je m’en vais, je m’en vais, dit Volodia avec un petit rire insolent.

Il ajouta : « Mes hommages ! » claqua des talons et quitta la pièce en sifflotant d’un air faussement désinvolte.

Lorsque le traîneau qui l’emportait se fut éloigné du couvent, il éprouva un sentiment joyeux de délivrance. Certes, il regrettait la disparition de la jeune fille. Mais, en même temps, il était heureux que tout se fût passé sans encombre. Puisqu’il avait décidé de rompre avec Svétlana, ne valait-il pas mieux qu’elle eût pris les devants et se fût sagement retranchée du monde ? Peut-être, à présent, remerciait-elle Volodia de l’avoir, par un étrange détour, rendue à sa vocation première ? Elle devait prier pour lui. Non qu’il en eût besoin, mais afin de pouvoir encore prononcer son nom bien-aimé. Volodia s’attendrit à cette pensée. Très sincèrement, il déplorait qu’il lui fût impossible de s’attacher à la même femme pendant plus d’un an ou d’un an et demi. Était-ce sa faute si, au bout de quelque temps, les créatures les plus charmantes lassaient sa patience et sa curiosité ? Fallait-il violenter la nature et continuer de vivre, vaille que vaille, auprès d’un être qu’on n’aimait plus ; lui imposer son indifférence progressive, ses sautes d’humeurs, ses injustices, détruire jour après jour une fortune de beaux souvenirs ? Non, tout était préférable à cette mort honteuse de la passion. L’homme courageux, l’homme admirable, était celui qui savait, au bon moment, dénouer une liaison ancienne, sans souci de sa propre peine et de la peine qu’il causait. En gardant Svétlana, en l’épousant, il eût gâché leur existence à tous deux. En renonçant à elle, il la préservait du pire. Seule une vieille folle comme la mère Alexandrine pouvait soutenir une opinion contraire. Pour ces nonnes augustes et frigides, le plaisir, hors du mariage, était une insulte à Dieu. Mais le long ennui des ménages, la baisse du désir entre les époux écœurés, l’habitude, l’atroce habitude conjugale, cela, sans doute, était conforme à la volonté du Très-Haut Quelle plaisanterie ! Goûter le plus de joies possible en faisant le moins de mal possible, telle était la seule philosophie qui valût d’être enseignée.

Rentré chez lui, Volodia eut envie subitement de prendre un bain, comme après une besogne malpropre et difficile. Dans l’eau chaude, parfumée, il s’alanguit, admira la forme de ses pieds minces, de ses cuisses longues et nerveuses, de ses avant-bras noués de veines bleues. Une torpeur soudaine l’envahit. Un peu de tristesse restait dans son cœur. Mais cette tristesse même était agréable. Il se savonna paresseusement, se lava, sonna le valet de chambre, qui vint le frictionner avec un gant de crin.

— Plus de soupers au champagne à partir de ce soir, lui dit Volodia.

— Bien, monsieur, dit Youri en plissant ses longues lèvres rasées. Et si cette jeune personne se présente ?

Volodia lui lança un coup d’œil fâché :

— Je… je ne suis pas là, dit-il.

Après le départ de Youri, Volodia se regarda dans la glace. Un petit bouton, sur la narine gauche, lui donna du souci. Il le brûla avec un coton trempé dans de l’alcool, poudra son menton, cura et lima ses ongles. Puis il enfila du linge frais, bien repassé et qui fleurait la lavande, revêtit un complet tête-de-nègre à fines rayures rouges, arrangea ses manchettes, sa cravate, se lissa les sourcils et la moustache avec un peu de cosmétique liquide, se sentit physiquement et moralement dispos. Il résolut de déjeuner à l’Ermitage et de passer l’après-midi au théâtre avec Prychkine, Sopianoff et Lioubov. Comme il allait sortir, un télégraphiste lui remit une dépêche venant de Kiev : Michel annonçait son retour pour le lendemain soir. Cette nouvelle confirma Volodia dans sa décision d’être heureux.

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