CHAPITRE XI
Le lendemain de son arrivée à Ekaterinodar, Volodia se rendit à la succursale des Comptoirs Danoff. En tant que chef du département publicitaire, il voulait signaler son passage au directeur local et lui demander s’il n’avait pas de commissions pour le siège de Moscou. Le directeur local fut flatté par la visite de Volodia et le promena pendant toute une matinée de rayon en rayon, de réserve en réserve. Volodia n’entendait rien, ni à la qualité de la marchandise, ni aux conditions de la vente, mais il prit un air intéressé, complimenta le directeur sur sa gestion, et nota quelques chiffres dans un calepin de maroquin vert olive. Selon ses prévisions, il lui fallut déjeuner chez le directeur et, pendant tout le repas, qui fut long et copieux, le directeur et sa femme lui parlèrent de madapolam, de percale et de drap de troupe. Il était cinq heures, lorsque Volodia, lesté de viandes, de vins, de liqueurs et de sucreries, put se soustraire enfin à l’hospitalité de ce couple bavard. Aussitôt, il loua un fiacre et se fit conduire chez les Arapoff.
En chemin, il étudiait avec émotion le nouvel aspect de la ville. Les façades de son enfance, les feuillages de son enfance, le regardaient passer de toute leur hauteur. Des légendes se corrigeaient et s’ordonnaient à chaque tournant de rue. Pourtant, l’âme de la cité demeurait intacte, et Volodia était enchanté de cette permanence qui le rajeunissait à son insu.
En approchant du pavillon des Arapoff, il éprouva un serrement de cœur à l’idée que cette bâtisse vétuste, jadis pleine de filles et de garçons rieurs, n’abritait plus aujourd’hui que deux vieillards nourris de souvenirs et de tristes manies. Il reconnut, avec une terreur sacrée, le porche harnaché de lilas et la sonnette rouillée, dont le timbre, autrefois, déchaînait un hurlement de triomphe :
— Volodia est arrivé ! Volodia est arrivé !
Nulle voix d’enfant ne saluerait plus son entrée dans la maison des Arapoff. Déjà, un jeune concierge borgne, qu’il n’avait jamais vu, lui ouvrait la porte et le conduisait par un chemin caillouteux vers le perron. À gauche, était la grande cour où il faisait bon jouer au cirque. À droite, le petit jardin, où, naguère, les parents buvaient du thé et mangeaient des pastèques sous un parasol à longues franges multicolores. Dans le salon aux volets clos, régnait l’immuable odeur de l’encaustique et de la moisissure. Les silhouettes, découpées dans du papier noir, et serties dans des cadres ovales, ornaient toujours les murs, dominées par le portrait du fameux grand-oncle qui avait fréquenté le poète Joukovsky. Et, sur le siège de la bergère bouton d’or où, si souvent, Volodia et Tania s’étaient installés côte à côte, trônait encore l’affreux coussin de velours, que Zénaïde Vassilievna avait décoré d’une broderie représentant trois oiseaux verts perchés sur trois sapins rouges. Volodia caressa du bout des doigts, machinalement, l’étoffe du coussin. Avant de se retirer, le portier considéra d’un œil soupçonneux ce visiteur qui souriait bêtement en regardant les meubles. Bientôt, une femme de chambre qui, elle aussi, paraissait nouvelle dans la maison, vint annoncer à Volodia que monsieur et madame ne rentreraient pas avant huit heures du soir.
— Ils sont dans leur jardin, hors de la ville, dit-elle.
— Le jardin aux roses ? demanda Volodia.
— Oui. Monsieur connaît ?
Volodia éclata de rire :
— Et comment ! Et comment !
Une joie inattendue, incompréhensible, débordait son cœur. Il se précipita dans la rue et fut heureux de retrouver son fiacre qui attendait devant la grille.
— À la roseraie ! dit-il.
— Où ça ?
— Je te montrerai le chemin…
En cours de route, il offrit au cocher un pourboire double s’il consentait à rouler plus vite. Lorsque la voiture eut dépassé les faubourgs et se fut engagée sur la grande chaussée poudreuse qui divisait les champs, Volodia se mit à chanter au rythme des grelots. Une impatience fébrile le possédait, qui augmentait à chaque tour de roue. En même temps, il savait qu’il serait déçu. Comme la calèche tournait devant une petite église rustique à coupole verte, il se souvint de Svétlana et de la promesse qu’il lui avait faite. Svétlana ! Il l’avait un peu oubliée, au cours de ce voyage hâtif. Certes, les circonstances l’avaient empêché de tenir ses engagements. Mais, eût-il trouvé sa mère vivante, qu’il ne se fût pas hasardé à lui parler de mariage. Sa décision était irrévocable. Il vivrait avec Svétlana, mais ne l’épouserait pas. Elle finirait bien par accepter son bonheur dans cette situation irrégulière mais confortable. Elle ferait comme les autres. Elle s’habituerait. Un moment, il s’attendrit à la pensée de cette jeune femme qui l’attendait à Moscou, larmoyante amoureuse, pensive. Il l’imagina, rêvant toute seule, dans sa petite chambre, devant la photographie d’Olga Lvovna. Que d’espoirs absurdes hantaient ce joli front ! Et comme il serait pénible et délicieux de les détruire ! Parfois, il avait honte de l’avoir séduite. Mais elle aurait pu tomber plus mal encore : un Prychkine, un Kisiakoff…
Il fit la moue :
« Quelle horreur ! »
Les chevaux quittèrent la grand-route pour suivre un chemin cahoteux. La calèche tressautait sur de pauvres ressorts. Et ces secousses inégales dérangeaient Volodia dans ses méditations. Il se cala contre les coussins de la banquette et renversa le visage vers un ciel bleu et brûlant. De nouveau, l’image de la jeune femme dansa devant ses yeux éblouis. Mais, tout à coup, il lui parut étrange de songer à Svétlana dans ce décor où il avait si longtemps vécu sans la connaître. Elle n’était pas chez elle parmi tant de souvenirs anciens. Cette contrée était vouée à d’autres fantômes. Tania, Lioubov, Nina, gamines aux longs cheveux, aux joues fraîches, à la voix pure, régnaient encore sans partage sur la terre de leurs premiers jeux. Leurs noms familiers passaient dans l’haleine du vent. En ces lieux consacrés, elles seules méritaient l’hommage d’une pensée. Volodia ferma les paupières, comme pour mieux rappeler à lui les restes de cette jeunesse trop rapidement envolée. Lorsqu’il les rouvrit, des lotissements défilaient devant la calèche.
— Arrête-toi là, dit Volodia en touchant de la main l’épaule du cocher.
Ayant payé la course, il s’avança, le cœur faible, vers la barrière de pieux disjoints qui limitait le jardin aux roses, poussa un portillon, écouta le grincement amical des charnières de cuir. Devant lui, s’ouvrait le sentier exact dont sa mémoire avait conservé le dessin. Il foulait l’endroit même où, quelque dix-sept ans plus tôt, Michel l’avait frappé au visage, jeté à terre, pour l’amour de Tania. Le souvenir de cette dispute brutale indisposait Volodia, lui donnait du chagrin et de la honte. D’un pas résolu, il franchit la frontière idéale du combat. Maintenant, il marchait entre deux haies de roses, anxieux, impatient, comme si vraiment, dans la hutte aux nattes de paille, une jeune fille blonde eût encore attendu son retour. Comme si la Tania d’autrefois, légère, espiègle, ensoleillée, allait surgir dans le bourdonnement des abeilles et lui tendre les mains. Non, rien n’avait changé dans le monde des choses. Hors des vagues du temps, émergeaient les arbres fruitiers, les vignes épaisses et la cabane en poutres grises, toiturée de joncs tressés et roussis. Volodia eut envie, contre toute raison, de prononcer le nom de Tania au seuil de cette retraite enchantée. Il murmura pour lui-même intérieurement :
— Tania !
Un homme et une femme parurent devant lui. Volodia n’avait pas revu Constantin Kirillovitch et Zénaïde Vassilievna depuis le jour lointain où ils étaient venus à Moscou, pour fêter la naissance de leur premier petit-fils. C’était en 1905. Huit ans avaient passés. Et ces huit années avaient suffi pour transformer les parents de Tania en un couple de très vieilles gens. Constantin Kirillovitch s’était voûté, affaissé. Sa barbe était toute blanche, avec des reflets roux. Il clignait des yeux derrière ses lunettes à monture dorée. Auprès de lui, une dame âgée, très grasse, très rose, très ridée, Zénaïde Vassilievna, ouvrait les bras et criait drôlement :
— Volodia ! Volodia est arrivé !
Ahuri, Volodia se laissa embrasser, entraîner dans la cabane et pousser sur le divan bas. Constantin Kirillovitch se frottait les mains :
— Quelle surprise ! Quelle joie ! À vrai dire, nous t’attendions un peu ! Lorsque nous avons su la triste nouvelle…
— Ne parlons pas de cela, dit Volodia. Il y avait trop longtemps que j’avais rompu avec ma mère pour prétendre éprouver le moindre chagrin aujourd’hui…
— Quand même ! Quand même ! soupirait Zénaïde Vassilievna. Elle n’avait pas l’âge.
En même temps, elle tournait le robinet du samovar, et une bonne odeur de thé chaud se mêlait au parfum des roses.
— Et maintenant, raconte, dit Constantin Kirillovitch en allumant une pipe à fourneau d’écume.
— Non, dit Zénaïde Vassilievna. Qu’il mange d’abord.
— Mais je n’ai pas faim, dit Volodia.
— Ce n’est pas une raison…
Des tartines de miel et de confiture, des assiettes de fruits et de gâteaux secs garnirent instantanément la table.
Les guêpes, affolées, tournaient autour des sucreries, et Zénaïde Vassilievna les chassait avec son mouchoir.
— Tfou ! Tfou ! Allez-vous-en, gourmandes !…
— Alors ? Que deviennent-ils ? dit Constantin Kirillovitch.
Consciencieusement, Volodia répondit à l’interrogatoire. Michel était un homme d’affaires exceptionnel, dont un juste succès couronnait les efforts. Tania était plus belle que jamais et s’entendait bien avec son mari. Les enfants étaient en bonne santé, et il n’y en avait pas de mieux élevés sur terre.
— Et Nicolas ? demanda Zénaïde Vassilievna d’une voix tremblante.
— Aucune nouvelle, dit Volodia en pelant une pêche. Je sais qu’il se mêle de politique. Il est toujours socialisant. Très socialisant. À part ça, il bricole. Michel m’a parlé d’une affaire de papeterie…
— Tout cela n’est pas sérieux, dit Constantin Kirillovitch, et il fronça les sourcils.
— Tout de même, il ne fait rien de mal, murmura Zénaïde Vassilievna. C’est l’essentiel.
Constantin Kirillovitch souffla un jet de fumée bleue vers le plafond, allongea ses jambes et dit :
— Rien de mal ? Peut-être. Mais il m’est pénible de penser que, par ses paroles et par ses actes, il complote contre la sûreté de l’État. J’ai toujours vécu dans l’amour du tsar, de l’Église, de la patrie. Et je ne crois pas être un malhonnête homme. Mais voici que des galopins prétendent nous expliquer que nous avons eu tort. À les entendre, pendant trois siècles, les Romanoff ne se sont occupés que d’enrichir des courtisans et d’affamer les campagnes. On se demande, vraiment, qui a fait la Russie ! En tout cas, je préfère être gouverné par un tsar que par mon fils ! Tout vaut mieux qu’une révolution ! Tout ! Tout ! Tout !
— Qui parle de révolution ? dit Volodia. Nos socialistes ne veulent pas la révolution, mais l’évolution. À l’heure qu’il est, un grand nombre de gens riches et respectables penchent vers le socialisme. Et je dois dire que, sans être tout à fait des leurs, je les comprends…
— Moi pas, dit Constantin Kirillovitch avec rudesse. Sans doute suis-je trop vieux.
Il se tut et tira furieusement sur sa pipe. Zénaïde Vassilievna l’observait avec tristesse :
— Tu te mets en colère, Constantin… Et pour des choses qui ne nous regardent pas… Qu’ils la fassent leur révolution, si cela leur fait plaisir… Nous ne serons plus là pour la voir…
Constantin Kirillovitch changea sa pipe de côté et grogna :
— Si tout le monde raisonnait comme toi, les voyous de la Doubinka seraient déjà installés au palais du gouverneur.
Zénaïde Vassilievna baissa le nez dans son assiette et ses lèvres frémirent.
— Parle-nous plutôt de Lioubov, dit Constantin Kirillovitch. Depuis qu’elle a épousé ce Prychkine, elle ne nous écrit plus.
Volodia donna les dernières nouvelles. Son ami, Ruben Sopianoff, était entré en relations avec Prychkine pour fonder un théâtre, à Moscou. Michel, sur les instances de Tania, avait avancé une partie des fonds, Ruben Sopianoff garantissait le reste. On cherchait un local. Dans quelques mois, si tout marchait bien, Prychkine et Lioubov s’installeraient à Moscou pour préparer le premier spectacle.
— Nicolas révolutionnaire, Lioubov sur les planches, dit Constantin Kirillovitch. Quelle famille !
— Tu oublies Akim, Tania, Nina, dit Zénaïde Vassilievna.
Et elle ajouta, d’un air honteux :
— Dis-moi donc, Volodia, comment s’appellera le théâtre ?
— La Sauterelle.
— Quelles pièces y jouera-t-on ?
— Le spectacle, à ce qu’on m’a dit, se composera de petits tableaux comiques ou lyriques, présentés par un conférencier. C’est un genre nouveau. En France même, on n’a jamais rien tenté de semblable.
— Et nous ne verrons pas ça, dit Zénaïde Vassilievna Voilà ce que c’est, la province.
— J’aime mieux ne pas assister au scandale, dit Constantin Kirillovitch. À mon âge, je ne supporterais pas la vue de ma fille, court vêtue, enfarinée et débitant des fadaises...
— Tu ne parlais pas ainsi des actrices, il y a quelques années, dit Zénaïde Vassilievna en le menaçant du doigt.
Il se mit à rire et lui baisa la main :
— C’est si loin, ma chère ! Ai-je vraiment aimé quelqu’un d’autre que toi ?
Tout à coup, il avait rajeuni. Son regard était clair, joyeux. Zénaïde Vassilievna hocha la tête :
— Oh ! vous autres, les hommes, comment vous croire.
Visiblement, elle admirait son mari et le croyait encore capable d’une dernière folie. Constantin Kirillovitch cueillit une rose dans un vase, la respira, la glissa dans la boutonnière de son veston.
— N’est-ce pas qu’elles sont belles, mes roses ? dit-il.
— Uniques, dit Volodia. C’est toujours votre jardinier, Igor Karpovitch, qui vous aide dans vos travaux ?
— Non, il est mort, dit Zénaïde Vassilievna. Tout doucement. Un matin, on l’a trouvé couché dans sa cabane. C’était fini.
— Et les cailloux blancs ?
— Ils sont encore là. Le nouveau jardinier a voulu les jeter. Mais je ne l’ai pas permis. Pourquoi faire de la peine à l’âme d’Igor Karpovitch ? Ce n’est pas encombrant, des cailloux blancs. Ça ne gêne personne. Voilà… La roue tourne. Des gens meurent, d’autres naissent. Sais-tu que Nina attend un bébé ? Elle doit venir nous rejoindre avec son mari. Il faut te dire que Constantin Kirillovitch a pris sa retraite. C’est notre gendre qui le remplace à l’hôpital. Et, qui sait ? peut-être notre petit-fils remplacera-t-il notre gendre, quand il sera grand. Ainsi vont les jours. L’un après l’autre. Tous ces petits-enfants nous poussent vers la tombe avec leurs tendres mains…
— Vas-tu te taire ! s’écria Constantin Kirillovitch. À l’entendre, nous sommes déjà mûrs pour l’éternité. Est-ce ton avis, Volodia ?
— Ma foi, non ! dit Volodia. Je vous trouve à tous deux une mine rassurante.
— Ah ! Ah ! reprit Constantin Kirillovitch en bombant le torse. Tu vois, ma chère, je ne le lui fais pas dire. À propos, le colonel m’a raconté une anecdote que vous ne connaissez peut-être pas à Moscou. Il s’agit d’un hareng qui…
— Tu ne vas pas raconter ça devant moi, Constantin, dit Zénaïde Vassilievna.
— Je parlerai vite et tu baisseras les yeux. Donc, il s’agit d’un hareng qu’un vieux Juif ramenait chez lui pour nourrir sa famille…
Volodia écoutait d’une oreille distraite. Depuis le début de cet entretien, une gêne, une pitié insidieuse l’empêchaient d’être tout à fait heureux. Entre cet homme et cette femme subitement vieillis, il éprouvait un dépaysement qui s’aggravait de minute en minute. Le temps avait si étrangement travaillé sur eux, que, tout en relâchant leurs tissus, tout en fanant leurs cheveux, il avait respecté leur identité foncière. Par moments, ils semblaient être leurs propres caricatures, traitées par un artiste maladroit. Volodia avait envie de laver ces rides, d’arracher ces perruques d’argent, pour retrouver le visage véritable des parents de Tania. S’ils avaient tant changé, était-il possible qu’il n’eût pas changé lui-même ? Instinctivement, il chercha du regard une glace, n’en découvrit pas et eut froid dans le dos.
— Alors Isaac lui dit : « C’est ma femme qui a mangé l’arête. »
Volodia considérait avec stupeur ce vieillard qui riait, les joues roses, les yeux pleins de larmes, derrière ses lunettes à monture d’or.
— Elle est bonne, n’est-ce pas ? dit Constantin Kirillovitch.
— Excellente, dit Volodia.
Mais il dut s’imposer un effort pour sourire. L’image d’un autre Constantin Kirillovitch, au visage lisse, à la douce barbe châtaine, éclairait sa mémoire. Timidement, il demanda :
— Cela fait bien huit ans que nous ne nous sommes plus vus ?
— Huit ans, mon ange, dit Zénaïde Vassilievna, et, grâce à Dieu, nous voici tous en vie.
Le soleil filtrait à travers les paillasses du toit et allumait, sur le sol de terre battue, une infime poussière de débris de joncs, de cailloux écrasés et de graines. Au centre de la table, le samovar en cuivre rutilait, rond et lourd, avec sa théière perchée au sommet du tuyau. Par la baie largement ouverte sur le jardin, on apercevait les rosiers alignés côte à côte, un coin d’herbe tondue, les branches d’un arbre, un pan de ciel. De la steppe immense et sans âme, venait un roulement continu. On eût dit le murmure de la terre tournant lentement sur son axe. Une tristesse, une peur vague de l’infini envahissaient le cœur de Volodia.
— Tu resteras quelques jours, n’est-ce pas ? disait Constantin Kirillovitch. Et, bien entendu, tu logeras chez nous. Certes, la vie n’est pas drôle à Ekaterinodar pour un monsieur moscovite. Mais, quand même !… Oh ! la ville a changé. On a bâti des maisons, des usines. Il y a beaucoup d’ouvriers. Des fonctionnaires, aussi. Le Cercle s’est développé. Il s’est fondé une société amicale de photographes…
Il sourit modestement :
— J’en fais partie.
— Oui, dit Zénaïde Vassilievna, c’est sa nouvelle passion. Il photographie tout ce qui lui tombe sous la main. Des chats, des chiens, des objets, des personnes. Et il classe ses clichés. Dieu sait pourquoi ! Il a transformé ma réserve en cabinet noir.
— J’ai là mon appareil, dit Constantin Kirillovitch en s’animant d’une manière inattendue et puérile. C’est un double anastigmate, d’une précision remarquable. Je vais te photographier, Volodia… Si, si…
Volodia se laissa faire à contrecœur. Le soleil baissait. La brouette du jardinier grinça au fond du jardin. Des seaux tintèrent.
— Il est encore trop tôt pour arroser, Timothée, cria Constantin Kirillovitch.
— Toujours pressé de finir sa journée, ce Timothée, dit Zénaïde Vassilievna. Ce n’est pas comme Igor Karpovitch. Pauvre cher homme, avec ses cailloux blancs. Les meilleurs s’en vont. Les mauvais restent.
Volodia pensa à sa mère. Peut-être l’avait-il mal connue, mal aimée ? L’idée de cette injustice lui fut pénible.
— Comptes-tu intenter un procès contre Kisiakoff ? demanda Constantin Kirillovitch. Il a honteusement dépouillé ta mère…
— Je n’aime pas les procès, dit Volodia. Et puis, que gagnerais-je ? La propriété de Mikhaïlo ? De vieux meubles ? Il faudrait vendre tout cela…
Il hésita une seconde et ajouta :
— Ma mère aimait cet homme. N’ai-je pas le devoir de le laisser en paix ?
Les yeux de Zénaïde Vassilievna se mouillèrent de larmes.
— Un bon fils ! Tu es un bon fils ! murmura-t-elle.
Volodia songea qu’en effet il était un bon fils, et cette idée lui fut agréable. À plusieurs reprises, il s’était interrogé sur son caractère. Tantôt il se jugeait comme un monstre, et tantôt comme un noble cœur. Peut-être était-il les deux à la fois ? Ainsi, en ce qui concernait Kisiakoff, c’était par pure paresse qu’il renonçait à l’attaquer, mais la pensée du chagrin qu’un semblable procès eût infligé à sa mère n’était pas étrangère à sa décision. En vérité, il était prudent. Il n’y avait pas de cause, si grande fût-elle, pour laquelle il se sentît prêt à risquer sa vie ou même son confort. Au plus fort des passions, son esprit critique travaillait encore. Toujours, une part de son être se refusait, se glaçait, calculait les profits et les pertes. Se pouvait-il que tout le monde ne fût pas comme lui ? Constantin Kirillovitch, par exemple, que trouverait-on dans son cœur, si on le fouillait bien ? Des roses, des sourires de femmes, un appareil photographique ?
Un nuage passa. Le jardin devint triste, avec des roses opaques, des feuillages sans vie. Zénaïde Vassilievna repoussa sa tasse. Une cuiller tinta. Au loin, on entendait le bruit d’une calèche légère, le carillon joyeux des grelots.
— Les enfants arrivent, dit Constantin Kirillovitch.
Et il se leva péniblement, en s’appuyant des deux mains sur la table.
Bientôt, Mayoroff et Nina furent dans la cabane : Mayoroff, rose, bien en chair, l’œil humide, la moustache cirée, Nina très pâle, avec un petit ventre qu’elle dissimulait sous une écharpe de soie. De nouveau, il fallut que Volodia répondît à des questions disparates. Quelles étaient les amies de Tania ? Et l’auto des Danoff était-elle réellement une Mercedes ? Et le petit Boris ressemblait-il à son père, ou à sa mère ?
— Ah ! si j’avais pu le photographier ! disait Constantin Kirillovitch.
Nina souriait, absente, ahurie. Plus que jamais elle paraissait étrangère au monde des vivants. L’enfant même dont elle était enceinte ne l’intéressait pas. C’était Mayoroff qui en parlait, avec une abondance et une vanité grotesques.
— J’ai recommandé à Ninouche un régime que j’aimerais soumettre à votre assentiment, papa. Pas d’œufs, pas d’épices, pour ne pas fatiguer le foie. Mais des pommes de terre. J’ai remarqué que les pommes de terre évitent la constipation. Le soir, tilleul et camomille… Savez-vous que ses vomissements ont cessé ? Je m’y attendais un peu, grâce aux siestes matinales que je lui ai imposées. Ce n’est pas drôle, je le conçois, mais il faut penser à l’enfant ! Ah ! j’oubliais de vous dire que le toucher vaginal m’a amplement satisfait. Hier, j’ai écouté les battements du cœur de votre petit-fils : cent quarante à la minute. C’est idéal !
Nina baissa la tête. Constantin Kirillovitch tapotait l’épaule de son gendre.
— Il est plus docteur que moi, le bougre ! Quoi de neuf à l’hôpital ?
— Pas grand-chose. Un beau fibrome multilobulaire. Une méningite…
— Si vous changiez de sujet, mon doux ami, dit Zénaïde Vassilievna en faisant la moue. Nous sommes dans un jardin. L’air est pur… Les roses fleurissent. Et vous arrivez là avec votre fibrome !…
— Les fibromes sont une manifestation de la nature, comme les roses, dit Mayoroff avec un sourire mielleux.
Il était à gifler. Volodia se leva de table et offrit à Nina de l’accompagner pour visiter le jardin.
— Je peux ? demanda-t-elle d’une voix neutre.
— Certainement, ma Ninouche, dit Mayoroff. Mais marche lentement.
Volodia et Nina firent quelques pas dans l’allée. L’herbe sentait la ciguë. Des hirondelles se pourchassaient en criant dans le ciel.
— Étes-vous heureuse ? demanda Volodia.
— Mais oui, dit-elle. Mon mari est très gentil. Et si travailleur ! On prétend qu’il est le meilleur médecin d’Ekaterinodar. Sûrement, il fera une belle carrière.
— Et votre carrière à vous, y songez-vous parfois ?
— Ma carrière ?
— Oui, votre vie.
— Oui ! dit-elle, à quoi bon ? Je vois passer les jours. J’existe. Cela suffit.
— Puis-je faire une commission de votre part à Tania ?
— Non… Ou plutôt, si… Dites-leur… dites-lui que je suis contente…
Elle plissa les lèvres. Volodia devina qu’un grand chagrin se cachait derrière ce visage fade au long nez, aux prunelles vagues. Il prit la main de Nina :
— Vous vous ennuyez ici. Il faudrait venir à Moscou pour quelques jours.
— Ah ! non ! s’écria-t-elle, effrayée.
Ses pommettes avaient rougi. Ses yeux étaient pleins de larmes. La voix de Mayoroff appelait au loin :
— Ninouche ! Ninouche ! Où êtes-vous ? Je suis sûr que tu marches trop vite ! Et après, nous aurons des complications.
— Il faut revenir, dit-elle. Je suis heureuse de vous avoir vu.
Volodia dîna chez les Arapoff, et on lui prépara un lit dans l’ancienne chambre de Tania. Il se coucha très tard, parce que ses hôtes n’étaient pas rassasiés de nouvelles. Comme il avait beaucoup bu et beaucoup mangé, il éprouvait de la peine à s’assoupir. Sa lampe de chevet éclairait le papier à fleurs des murs, une coiffeuse drapée de plumetis rose, des chaises roses, les rideaux roses de la fenêtre. Dans cette pièce rose, Tania avait dormi, rêvé, attendu le destin. Il l’imagina un instant, jeune fille pensive, vêtue d’une chemise longue et blanche, avec un bonnet de dentelles, pour le sommeil. Que de fois, sans doute, s’était-elle avancée vers la croisée ouverte pour regarder la nuit, respirer le jardin ? Au ciel semé d’étoiles, elle adressait alors les prières où revenait souvent le nom de Volodia. Aujourd’hui, elle avait oublié tout cela. Un autre l’avait séduite et contentée. Volodia se leva, s’approcha de la fenêtre. Par un dédoublement étrange il crut être, un instant, la jeune fille qu’il évoquait. Comme elle, il se pencha vers l’ombre bleue où frémissait le feuillage argenté des tilleuls. Comme elle, il aima et redouta cet adolescent volage et tendre qui s’appelait Volodia Bourine. Un doux vertige le saisit. Il aspira l’air frais et large, écouta les battements de son cœur qui faisaient vivre le monde. Puis il se dirigea à pas lents vers le lit ouvert, ce lit qui avait supporté le frêle fardeau de Tania, son corps jeune et mince, ses épaules étroites, sa tête pleine de songes. Il se coucha sur ce souvenir, sur cette empreinte, éteignit la lampe. Dans le silence obscur, il entendait, à l’étage au-dessous, deux voix familières qui parlaient encore. Les parents de Tania ne voulaient pas dormir. Volodia imagina aisément leur colloque : « Tu as entendu ce qu’il disait de Tania : elle a encore embelli ! – Et le petit Serge ! Comme j’aimerais le voir dans son costume marin ! – Crois-tu vraiment qu’ils viendront pour les fêtes de la Noël ? » Les voix se turent. Un meuble craqua. Une calèche passa dans la rue. Volodia se dit qu’il n’avait plus de parents, et cette idée, bizarrement, le rendit faible et affectueux. Il souhaita, pour lui aussi, une chambre, où deux petits vieux, unis dans un même amour, chuchoteraient son nom avant de s’assoupir. Mais nulle part on ne pensait à lui. Si, à Moscou, peut-être. Une demoiselle de compagnie. C’était tout. Brusquement, il n’eut plus envie de partir. Il resterait ici une semaine, quinze jours, à se griser de réminiscences faciles. À son retour, Svétlana serait plus aimable encore, car elle l’aurait longtemps attendu. Elle le consolerait. Il voulait être heureux, à tout prix. Le temps passait vite, il fallait se hâter de vivre. Déjà, cette journée au jardin n’était plus qu’une image parmi d’autres dans sa mémoire. Et, tandis qu’il pensait, sa pensée devenait souvenir. Un coup de vent brossa les tilleuls et, par la fenêtre ouverte, Volodia vit la grande masse des feuillages qui se creusait et se recomposait en mille reflets de lune. Il eut froid, remonta ses couvertures. Une horloge sonna dans la vieille maison privée de jeunes filles. Volodia ferma les yeux et tenta de dormir.