CHAPITRE XIX

Dès les premiers jours de décembre, Nicolas et Zagouliaïeff avaient résolu de quitter Saint-Pétersbourg pour se rendre à Moscou. Ils montèrent dans l’un des derniers trains en partance. Zagouliaïeff était furieux contre le parti qui n’avait pas jugé utile de soutenir plus efficacement l’insurrection moscovite. Les grèves de Moscou n’avaient pas été dictées par le parti. Elles étaient nées sous l’impulsion de quelques syndicats isolés. Les ouvriers manquaient d’armes et luttaient avec autant de bravoure que d’incohérence. Était-ce une raison pour les priver de renforts ? Les deux amis étaient seuls, par chance, dans le compartiment. Zagouliaïeff parlait d’une voix acide qui dominait le fracas monotone des roues et la vibration des vitres aux aiguillages :

— Quelle saloperie ! La vérité, vois-tu, c’est que les camarades du parti ne veulent pas salir leurs manchettes. Ils aiment jouer de la langue et pas du revolver. Ils préfèrent exposer la carcasse des autres. C’est normal. C’est humain. Mais ce n’est pas révolutionnaire !

Nicolas avait appuyé la tête contre la cloison. Il était fatigué. Il dit du bout des lèvres :

— Tu les attaques à tort, Zagouliaïeff. Ils ont leurs arguments, comme tu as les tiens. Ils estiment que, si quelque part en Russie, hors du contrôle du parti, contre toute logique, contre toute discipline révolutionnaire, des ouvriers mécontents déclarent la grève et dressent des barricades, le parti n’est pas automatiquement obligé de leur venir en aide !

— Et pourquoi ?

— N’est-il pas dangereux d’épuiser les ressources intellectuelles du parti pour le premier mouvement révolutionnaire qui se déclenche en Russie ? Faire tuer des chefs, désorganiser des cadres ? C’est grave, ça.

— Les chefs ? Les cadres ? Que me chantes-tu là, mon petit ? Une révolution se fait moins avec des chefs et avec des cadres qu’avec la masse anonyme de la nation. Je me fous des chefs, je me fous des cadres ! À quoi servent-ils ? Ils parlent. Mais qui jette les bombes ? Et qui meurt sur les barricades ? Ils n’ont jamais tenu un revolver dans leurs pattes de scribes, les chefs. Ils ne sont là que pour pousser les autres dans le dos. Moi, je dis, si tu reconnais la terreur, si tu prêches la bataille, tu dois être prêt, le moment venu, à risquer ta peau comme les copains.

— Il y a des gens qui ne sont pas faits pour la terreur, pour la bataille…

— Alors, qu’ils ne se mêlent pas de diriger les autres. Qu’est-ce que c’est que cette division du travail, je te le demande ? Les uns rédigent des circulaires, des décisions, des contre-décisions et des manifestes. Et ils ne sont nés que pour ça, paraît-il. Les autres se font égorger dans les rues pour le plus grand honneur de la révolution. Pourquoi ? Hein ? Tu crois qu’il faut des dispositions morales, des diplômes universitaires, un certain tour de poitrine, un poids spécial, une forme de mollet particulière, pour descendre un gendarme ou se faire casser la margoulette en gueulant : « Vive la Liberté ! » Tu crois que tous les hommes ne se valent pas dès qu’ils ont un Mauser à la main ? Ces bavards sentencieux me font rire : « Je ne pratique pas la terreur, parce que le Parti a besoin de mes services… On ne peut décapiter le Parti… Le bureau du Parti… prenant en considération… » Et les langues marchent. Et les plumes grincent. Et, tandis que des centaines de braves gars se font trouer la bedaine pour le triomphe de la cause, ces messieurs du Parti boivent du champagne et impriment des circulaires. Voilà, voilà ce que je comprends aujourd’hui ! La révolution aussi a sa bureaucratie. Elle finira par avoir son tsar, si ça continue. Et tout sera à recommencer ! Ah ! merde !…

Nicolas ferma les yeux. Zagouliaïeff parla encore quelque temps. Puis, il se tut et releva le col de son manteau. Le contrôleur pénétra dans le compartiment. Il portait une petite lampe à la ceinture. Son visage était lourd de sommeil.

— Vous allez à Moscou ? dit-il en poinçonnant les billets jaunes que lui tendait Zagouliaïeff.

— Oui.

— Je ne sais pas si vous y arriverez. Ils font la grève là-bas. Ils arrêtent les trains. C’est dangereux…

— Ah ! oui ! dit Zagouliaïeff.

— Quelle histoire ! soupira le contrôleur.

Et il sortit en bâillant.


La neige tombait à gros flocons rares et paresseux. Dans une rue proche de la Sadovaïa, quelques ouvriers, en courtes pelisses de mouton, construisaient une barricade. Un portier les regardait faire avec curiosité. Il s’approcha d’eux, enfin.

— Renversez le traîneau sur la barricade, dit-il, ça tiendra mieux.

— De quoi te mêles-tu ? lui demanda Zagouliaïeff.

— Eh ! dit le portier, si ça m’amuse ?

Nicolas pouffa de rire.

— Laisse-le donc, dit-il à Zagouliaïeff. Chacun vient à la révolution par sa propre route. L’un parce que ça le passionne, l’autre parce que ça l’effraie, le troisième parce que ça l’amuse…

— Oui… Oui… Voilà… Moi, ça m’amuse, répétait le portier en peignant à pleins doigts sa barbe rousse.

— Eh bien, alors, viens nous aider, phénomène ! cria un ouvrier.

Le portier cracha dans ses mains et se joignit aux trois hommes qui tentaient de fixer des plaques de tôle pour couronner l’enchevêtrement de planches, de poutres et de chaises dépareillées qui formaient l’assise de la barricade. Des voix joyeuses se répondaient dans l’air froid du crépuscule :

— Appuie mieux la banquette, imbécile !

— Passe-moi du fil de fer !

— Si on plantait le drapeau rouge au-dessus de la commode ?

— Non, il sera mieux sur le traîneau.

— Pousse… Tire… Ho, hisse ! Ho !

Comme le traîneau était lourd à remuer, les insurgés se mirent à chanter et à jurer gaiement pour soutenir leur effort. On eût dit, vraiment, qu’ils étaient des gamins bâtissant un bonhomme de neige. Pour eux, l’émeute de Moscou demeurait un jeu viril, plein d’incidents cocasses et de dangers attrayants. Cependant, la veille encore, deux de leurs camarades avaient été tués, lors d’une échauffourée avec les cosaques.

Il y avait trois jours que Nicolas et Zagouliaïeff avaient pris le commandement de la bande. Dans l’ensemble, ils avaient fait du bon travail. Mais c’était toujours la même chose. Une patrouille arrivait au trot. Les insurgés lui tiraient dessus, puis s’en allaient, un à un, en rasant les murs. Alors, les cosaques ramassaient leurs morts et démolissaient la barricade. Quand ils étaient partis, on la reconstruisait avec entrain et on s’embusquait de nouveau. Aujourd’hui, pourtant, la lutte menaçait de devenir sérieuse. On racontait que le régiment de la garde Semionovsky avait été envoyé de Saint-Pétersbourg à Moscou. Si les troupes régulières de Moscou ne combattaient que mollement, chaque ouvrier savait que la garde, elle, se montrerait active et impitoyable. Nicolas regarda avec tendresse l’un des insurgés, un galopin aux joues rouges, qui piétinait la neige amoncelée sur le sommet de la barricade.

— Eh ! Fédia, criait Zagouliaïeff, ça suffit comme ça. Tu t’amuses au lieu de travailler.

Nicolas s’approcha de Zagouliaïeff :

— Rien de précis au sujet de la garde ?

— Non, j’attends Antyp qui est allé aux nouvelles.

— Tu crois que nous tiendrons ?

Zagouliaïeff fronça les sourcils.

— Bien sûr, dit-il. Pourquoi ne tiendrions-nous pas ?

— Si l’artillerie s’en mêle…

— Toute la ville, tout le pays se soulèvera dans un remous d’indignation…

Nicolas sourit tristement.

— Je le souhaite, dit-il, mais je suis sceptique. Saint-Pétersbourg ne nous soutient pas. Et ici, dans cette cité de commerce et de plaisir, la population nous regarde faire avec sympathie, mais sans songer à nous prêter main-forte.

Il frissonna. Des flocons de neige glissaient dans son dos par l’échancrure de son col.

— Deux hommes en sentinelle à la barricade, ordonna Zagouliaïeff. Les autres peuvent se reposer.

Ils entrèrent dans la cour d’une école municipale où brûlait un feu de bois. Les combattants se groupèrent autour du bûcher.

— Qui est de garde ? demanda Nicolas.

— Fédia et le portier, dit un homme. Ils ont voulu rester. Moi, je gèle.

Il soufflait dans ses doigts.

— Sainte Mère, gémit un autre. Ça fait des jours et des jours que ça dure. Bientôt, on n’aura plus rien à bouffer. Antyp a promis de rapporter quelque chose, mais je parie qu’ils l’ont coincé en route.

Antyp revint vers cinq heures du soir. Il traînait un sac plein de boules de pain et de saucisson. C’était un petit homme verdâtre, vêtu d’une longue lévite de cocher, d’un bleu lavé, et coiffé d’un bonnet de fourrure. Tandis que ses camarades se jetaient sur la nourriture, il prit Zagouliaïeff et Nicolas par le bras et les entraîna vers un coin de la cour.

— Ça ne va pas fort, dit-il. Ils sont arrivés. Avec de l’artillerie. On prétend que les opérations de nettoyage commenceront demain…

Il fut interrompu par un hurlement d’alarme.

— Eh ! les gars ! À vos postes !

D’un seul mouvement, Nicolas, Zagouliaïeff et Antyp se ruèrent hors de la cour. Les autres les suivaient, mâchant un dernier lambeau de saucisson ou fourrant des bouts de pain dans leur poche.

Fédia avait sauté à bas de la barricade et appelait ses amis en agitant les bras :

— Les cosaques !

— Combien ? demanda Nicolas avec un tremblement dans la voix.

— Une trentaine.

Zagouliaïeff escalada le traîneau et plaça la main en visière devant ses yeux. Nicolas le rejoignit. Au bout de la rue, dans l’ombre brumeuse du soir, s’avançait une patrouille de cosaques en capotes grises. Ils étaient à cheval. Leurs fusils luisaient faiblement. Depuis le massacre du 9 janvier, Nicolas éprouvait une haine instinctive contre tout ce qui portait l’uniforme. L’armée entière partageait la responsabilité de ces fusillades criminelles à la porte de Narva. On ne pouvait s’apitoyer à la fois sur la misère du peuple et sur le sort de ses ennemis. Avec lucidité, Nicolas soupesait dans sa main la masse froide du Mauser. Une allégresse cruelle battait dans ses artères.

— Alors, demanda-t-il, on tire ?

— Pas encore, dit Zagouliaïeff. Ménagez les munitions. Attendez mes ordres.

Les cosaques avaient mis pied à terre et progressaient en groupes clairsemés, le dos rond, l’arme à la main.

— C’est le bon moment, grondait Nicolas. Allons… allons… Vite…

Zagouliaïeff embrassa du regard la quinzaine de combattants qui s’étaient établis à l’abri de la barricade : le portier, Fédia, Antyp, et tous les autres. Chacun avait choisi sa place derrière les obstacles hétéroclites. Quelqu’un toussa.

— Prêts ? demanda Zagouliaïeff.

Nicolas cligna des yeux et visa un sergent énorme et moustachu qui marchait au premier rang. Du seul fait qu’il se trouvait dans la ligne de tir, ce sergent cessait d’être un homme et devenait une cible.

— Feu ! commanda Zagouliaïeff.

Nicolas abaissa la gâchette et un éclatement nombreux l’entoura. Lorsque la fumée se fut dissipée, il vit que les cosaques avançaient toujours. Mais le sergent moustachu gisait, les bras en croix, dans la neige. Nicolas en éprouva un plaisir orgueilleux. À présent, les cosaques ripostaient par salves régulières. Les balles sifflaient au-dessus de Nicolas, éraflaient les murs des maisons voisines. Un projectile frappa de plein fouet les tôles de la barricade qui résonnèrent plaintivement.

— Feu ! feu ! hurlait Zagouliaïeff.

Les cosaques n’étaient plus qu’à une cinquantaine de pas. On distinguait leurs visages, leurs mains. Trois corps sombres étaient couchés sur la chaussée. Nicolas visa un homme, au hasard tira. Mais l’homme continua sa route. Nicolas tira encore.

Tout à coup, un ordre guttural retentit au fond de la rue, et les cosaques rebroussèrent chemin en courant. Au passage, ils ramassaient leurs camarades blessés ou tués, et les traînaient par les bras, par les jambes.

— Tirez-leur dans le dos, dit Zagouliaïeff.

Les insurgés mitraillaient à volonté la patrouille en retraite. Mais personne ne fut touché. Déjà, les cosaques enfourchaient hâtivement leurs montures et s’éloignaient au galop.

— Hourra ! glapissait le portier en dansant sur place.

Fédia grimpa sur la barricade et cracha dans la direction des fuyards. Puis, il sauta lestement dans la rue et courut droit devant lui en criant :

— Deux fusils ! Les cosaques ont laissé deux fusils !

Il les rapporta, serrés contre son ventre.

— Ils sont tout chauds encore, dit-il. Il y a du sang sur la crosse. Je peux en garder un ?

— Oui, dit Zagouliaïeff. Tu donneras l’autre au portier.

— Oh ! merci, dit le portier.

Il hésita et ajouta brusquement :

— Merci, Votre Noblesse.

Zagouliaïeff éclata de rire.

— Pourquoi me dis-tu Votre Noblesse ?

Le portier arrondit les yeux et répondit timidement :

— Parce que vous me donnez quelque chose.

La soirée se passa sans incidents. Lorsque la nuit fut venue, Zagouliaïeff doubla les sentinelles et emmena les autres combattants dans l’école municipale. Les insurgés avaient établi leur dortoir à l’intérieur d’une classe. Il y avait des jonchées de paille sur le sol. Une lampe à pétrole, qui brûlait sur la chaire de l’instituteur, éclairait d’une lumière blafarde le mur où pendaient encore deux lithographies lacérées de l’empereur et de l’impératrice. Au tableau noir, figuraient des inscriptions à la craie tracées d’une main malhabile :

— J’aime me baigner dans la rivière… La couleuvre n’est pas un reptile venimeux…

À côté de ces phrases banales, s’étageaient des chiffres : c’était le compte des cosaques tués par la compagnie. Fédia effaça d’un coup de chiffon le chiffre 17, et écrivit, en appuyant fort sur la craie : « 21, dont 3 sergents. » Cependant, Antyp ouvrait le placard où s’alignaient des flacons d’encre et des faisceaux de crayons. Il avait installé là sa réserve de vodka. Les bouteilles circulèrent de main en main. Ayant bu leur rasade réglementaire, les combattants mangèrent un peu de pain et de saucisson avant de se coucher sur la paille, entre les bancs. Bientôt, un ronflement unanime ébranlait la salle de classe.

L’air sentait le drap humide, les bottes pourries, la sueur, le tabac et l’ail. La clarté de la lampe baissait par secousses. Au loin, retentissaient des coups de feu isolés. Le froid était intense. Nicolas se roula dans son paletot ouatiné, ramena les genoux au ventre, et ferma les yeux. Les paupières closes, il repassait en mémoire les principaux incidents de la journée. Cette expérience nouvelle de la promiscuité, de la crasse, de la faim et du danger lui était agréable. Il lui semblait qu’en partageant la misère physique et le risque des combattants, il devenait leur égal et s’intégrait à leur masse. Pour mesurer le progrès qu’il avait accompli dans l’indifférence au confort, il tenta d’évoquer la maison de Tania, qui n’était pas très loin de l’école : descendre la rue Spiridonovsky, puis le boulevard Nikitsky… Tania devait vivre dans la terreur. Nicolas savait qu’un garçon lui était né au mois d’avril dernier, mais il n’avait pas jugé utile de lui rendre visite. À présent, il imaginait sa sœur, penchée au-dessus du berceau, écoutant l’écho assourdi des fusillades, et maudissant les révolutionnaires qui osaient déranger sa quiétude. Jadis, Nicolas eût été troublé par ce rappel de l’existence familiale. Aujourd’hui, la pensée de Tania ne provoquait plus en lui qu’une curiosité amusée. « Je me suis détaché d’eux. Je me suis durci. Plus rien ne peut m’atteindre. Comme c’est bien, comme je suis heureux ! »

Zagouliaïeff, non loin de lui, poussa, en rêve, une sorte d’aboiement tragique et se retourna en froissant la paille. Nicolas se leva, sortit dans la rue. Le bûcher de la cour éclairait vaguement la barricade. Les silhouettes des sentinelles se découpaient, noires et nettes, attentives, sur le mur pâle des maisons. Le drapeau rouge pendait le long de sa hampe. Au ciel, brillaient des étoiles pointues et pures.

— Rien de neuf ? demanda Nicolas en s’approchant de l’homme qui dominait la barricade.

— Non. Mais j’ai envie de fumer.

Nicolas tendit une cigarette.

— C’est demain que ça va barder, reprit l’autre en frottant une allumette. Ils ne sont pas commodes, les Semionovtsy…

Sans répondre, Nicolas posa une main sur l’épaule de l’homme, soupira et s’éloigna lentement. La neige crissait sous ses semelles. Un coup de feu claqua du côté des Étangs. Quelqu’un cria :

— Vous préviendrez les copains pour la relève !

Nicolas demeura un instant dans la cour à se chauffer les mains devant le bûcher. Puis, il entra dans la salle de classe. La lumière avait baissé. De l’eau gluante coulait le long des murs. Planté devant le tableau noir, Nicolas lut machinalement : « J’aime me baigner dans la rivière… » Et, tout à coup, il eut vraiment envie de se baigner dans une rivière. Cela devenait une nécessité presque douloureuse. Il secoua la tête, enjamba quelques corps tendus et se coucha à sa place, la nuque appuyée contre un banc.


Le nez collé à la vitre, l’écrivain Malinoff observait les sentinelles qui montaient la garde sur la barricade. Durant trois jours, il n’avait pas quitté l’appartement qu’il occupait au coin de la rue Sadovaïa. Et tous les habitants de l’immeuble imitaient sa prudence. Malinoff était d’ailleurs fort mal jugé par les locataires, depuis qu’il avait signé la pétition des intellectuels en faveur de la Constitution. Pour toute la maison, il était en partie responsable des troubles insensés que traversait Moscou. Quant à lui, en tant qu’homme de lettres, ami des ouvriers malchanceux, des moujiks au nez rouge et des petits soldats sacrifiés, il ne pouvait raisonnablement qu’applaudir à cette courageuse manifestation de la volonté populaire. Certes, il se cachait comme tout le monde, et comme tout le monde, souhaitait intimement que la révolte prît fin et que l’ordre fût rétabli au plus tôt. Mais, tout en appelant la victoire des forces régulières, il accordait une préférence sentimentale aux vaillants défenseurs de la liberté. Son admiration pour eux était telle qu’il avait résolu même de célébrer leur héroïsme par une série de nouvelles brèves et colorées. Malinoff avait d’autant plus de mérite à former ce projet, que la grève des imprimeurs et l’insurrection de Moscou avaient retardé la publication de son dernier livre. Et, après les événements de décembre, le roman, qui était encore à la composition, risquait fort de paraître douceâtre et démodé. Confusément, Malinoff sentait que l’époque exigeait un style plus précis et plus cruel que le sien : des notations prises sur le vif, des images crues et vraies, une exactitude photographique. Ce n’était pas pour rien qu’il s’était embusqué derrière la vitre, afin de suivre ponctuellement les combats de barricades. Son carnet était déjà plein de remarques pittoresques sur les batailles de rues. Ainsi, pour la première fois de sa vie, il décrivait des événements dont il avait été le témoin oculaire. Nul doute que la critique fût sensible au caractère authentique de son propos. Déjà, il songeait au titre : Du sang sur la neige, ou Coups de feu dans la nuit, ou Vanka sur la barricade

Un moment, Malinoff répéta ce titre en regardant la ville noyée dans une aube sale.

« Vanka sur la barricade, pas mal, pas mal… »

Puis, une décision subite le traversa. Pour bien faire, il eût fallu entrer en conversation avec les gens de la barricade, s’initier de plus près à leur existence, capter au vol des répliques savoureuses. Le devoir d’un écrivain était de se renseigner sur place. D’habitude, il n’y avait jamais d’escarmouches avant le lever du soleil. Qu’attendait-il pour sortir ? Un frisson parcourut son échine à l’idée de quitter la chambre chaude et douillette. Il tourna un moment, désœuvré et peureux, dans son cabinet de travail, feuilleta un livre, alluma une cigarette. Mais, déjà, il savait qu’il descendrait dans la rue.

Ce fut un gamin, au crâne coiffé d’une casquette, aux joues rouges, qui l’aperçut le premier.

— Qui va là ? cria-t-il du haut de la barricade.

Malinoff s’arrêta et dit d’une voix ferme :

— Ami.

Il devait avoir l’air inoffensif, car le gamin abaissa son fusil et le laissa approcher jusqu’au pied de l’obstacle.

— Camarade, reprit Malinoff, je suis un écrivain de votre cause, et je voudrais vous aider dans la mesure du possible.

— On n’est pas de trop, t’as qu’à venir, dit un homme en lévite bleu délavé. Tends-lui la main, Fédia.

Malinoff escalada la barricade en soufflant.

— Qu’est-ce que tu sais faire ? demanda Fédia.

— Rien… j’écris…

— Eh bien, prends toujours un revolver et regarde un peu devant toi. Moi, je vais pisser.

Et Fédia, écartant les jambes, pissa vigoureusement dans la neige. Malinoff songea, avec délices, qu’il rapporterait cet épisode dans son œuvre future. « Rien de tel que le contact direct avec la réalité. » Puis, il pensa à Eugénie Smirnoff, et se dit que ce détail risquait de la choquer. « Au diable Eugénie, et vive la révolution ! » Il sourit à son audace et à la réussite. Les premières lueurs du jour usaient l’ombre où tournoyaient des aiguilles de neige. Un reflet jaunâtre glissait sur les toits. Fédia revint vers Malinoff et lui dit en riant :

— Rien à l’horizon ?

— Ma foi non, dit Malinoff.

— Comment non ? s’écria l’homme à la longue lévite bleue. Et ça ! Et ça !

Il pointait le doigt, et très loin, Malinoff distingua, en effet, un groupe de soldats qui se rapprochaient en rasant les murs de maisons. Un coup de feu claqua à ses oreilles. Fédia venait de décharger son fusil contre la troupe. L’homme à la lévite bleue tirait, lui aussi. Alertés par le bruit, d’autres insurgés sortaient de l’école et arrivaient en courant, leurs armes à la main. Les soldats ripostaient d’une manière inégale, hésitante.

— Tire donc, imbécile ! hurla Fédia en se tournant vers Malinoff.

Et Malinoff, terrifié, appuya sur la gâchette. La fumée et le choc des détonations l’empêchaient de réfléchir. Heureusement, une voix calme s’éleva derrière lui :

— Ça va, ne gaspillez pas les cartouches. Vous voyez bien qu’ils se retirent.

Celui qui avait dit cela était un jeune homme maigre aux vêtements déchirés et au visage exsangue. Il tenait à la main un Mauser fumant.

— Qu’est-ce que c’est que celui-là ? demanda-t-il en désignant Malinoff.

— Un volontaire, dit Fédia.

— Hum, je me méfie ! dit le jeune homme.

— Laisse donc, Nicolas, dit un autre. Avec cette gueule-là, il ne peut pas être dangereux.

Tout le monde, autour de Malinoff, éclata de rire. Malinoff crut poli de rire aussi.

— D’où venez-vous ? Où habitez-vous ? demanda l’homme que ses amis venaient d’appeler Nicolas.

— À deux pas d’ici, dit Malinoff, dans la Sadovaïa.

À ces mots, Fédia poussa un ululement de victoire.

— J’ai une idée ! criait-il.

Et, saisissant Malinoff par la manche, il ajouta :

— Je suis sûr que tu as des provisions chez toi.

— Mais oui, dit Malinoff.

— Eh bien ! tu vas nous en apporter, mon pigeon. On crève de faim ici !

Dans un éclair, Malinoff comprit la chance qui lui était offerte. Depuis un moment déjà, il pensait à se retirer de la barricade, mais ne savait comment prendre congé sans éveiller la méfiance des combattants. Bien entendu, il ne reviendrait pas, mais leur enverrait peut-être un peu de nourriture par la femme de charge. Quant à lui, il avait vu ce qu’il voulait voir. L’expérience était suffisante pour donner matière à une excellente étude de mœurs. Avec joie, avec reconnaissance, Malinoff balbutia :

— Tout ce que vous voudrez ! J’ai du pâté, des harengs, de la viande séchée, des œufs, de la vodka…

— Hourra ! Hourra ! hurlaient les insurgés.

— Vous me remercierez plus tard, dit Malinoff, gêné par leur enthousiasme.

Des mains secourables l’aidaient à escalader la barricade. Une voix amicale lui dit :

— Garde le revolver. Tu pourrais en avoir besoin en route.

Le dénommé Nicolas, abandonnant sa réserve, cria, tandis que Malinoff sautait à pieds joints dans la neige :

— Pour revenir, vous raserez les murs, c’est plus prudent…

— Oui, oui, dit Malinoff, en agitant la main d’une manière cordiale.

Et il se hâta de prendre du champ. Ses galoches glissaient dans la neige fondante. Des chocs désordonnés brassaient le sang dans ses artères. Il avait chaud. Une fierté égoïste lui dilatait le front. « Et voilà… Pas plus difficile que ça… Il suffit de payer d’audace… » Le soleil embrasait un ciel de lait trouble. Des cloches sonnaient pour célébrer des victoires spirituelles. Comme Malinoff approchait de sa maison, il lui sembla apercevoir des têtes aux fenêtres. Il leva le nez vers les étages supérieurs. Et, à ce moment précis, deux ombres se détachèrent d’un porche et fondirent sur lui. Malinoff eut un haut-le-corps et faillit s’étaler de tout son long sur le trottoir. Son cœur avait cessé de battre. Devant lui, se dressaient deux soldats, en capote grise, le bachlik enroulé autour de la tête. Ils le menaçaient de leurs baïonnettes.

— Mais… Qu’est-ce que ça signifie ?… Voulez-vous me laisser passer, bredouillait Malinoff.

Au lieu de lui obéir, les soldats le poussèrent à petits coups de crosse dans le derrière :

— Allons, marche, marche…

Des balles sifflèrent au-dessus d’eux.

— Tes copains qui nous canardent, dit l’un des hommes.

— Ce ne sont pas mes copains, dit Malinoff. Je veux rentrer… J’habite dans cette maison… Demandez au portier… Ivan Kouzmitch, Ivan Kouzmitch !… La canaille, il se cache… Il vous renseignerait… Ivan Kouzmitch !…

— Ta gueule, dit un soldat. Tu t’expliqueras avec les officiers.

— Mais que me reproche-t-on ? gémit Malinoff.

— Simplement d’être monté sur une barricade pour nous tirer dessus…

Malinoff sentit que ses jambes se dérobaient sous lui.

— Ce… ce… c’est une erreur, dit-il dans un souffle.

Ils arrivèrent à l’Étang du Patriarche. Là, devant un bûcher, se tenaient d’autres soldats en capotes sombres. Ils riaient en battant la semelle. Quelqu’un chantait :


Soldats, soldats, mes petits compères,

Où sont donc vos femmes ?


Un jeune officier, au visage bleui par le froid, s’avança vers Malinoff, l’examina d’un bref coup d’œil et dit :

— Où l’avez-vous cueilli, celui-là ?

— Sur la Sadovaïa, dit l’un des soldats gaiement.

— Je rentrais chez moi, Votre Noblesse, dit Malinoff. Et, comme j’arrivais devant ma maison, ces messieurs…

— Fouillez-le, dit l’officier.

Malinoff essaya de protester, mais déjà, des mains rapides et dures dégrafaient ses vêtements, plongeaient dans ses poches, glissaient le long de son ventre et faisaient sauter les boutons de sa braguette. Il éprouva la morsure vive du vent sur sa peau nue. Une peur et une honte intenses le saisirent.

— Un revolver, Votre Seigneurie, dit l’un des soldats en se redressant.

Malinoff eut un éblouissement. Ayant retrouvé ses esprits, il voulut se justifier, mais l’officier n’était plus là, et quatre hommes en armes l’encadraient.

— Marche, canaille, ou on te défonce les côtes.

Malinoff obéit. Dans la rue, il vit les badauds qui s’arrêtaient sur le bord du trottoir pour le regarder passer. Sans doute tous ces gens le prenaient-ils pour un dangereux terroriste ? C’était grotesque. Au poste, il s’expliquerait, il demanderait des excuses. Subitement, il n’aimait plus du tout les petits soldats aux mains calleuses. Pour un peu, il leur eût reproché leur ingratitude envers un écrivain qui les avait si souvent glorifiés.

— Où allons-nous ?

— Tu verras bien, grogna un homme au visage hérissé de poils jaunes.

Le groupe tourna dans une ruelle et s’immobilisa devant la porte d’un commissariat pouilleux. Malinoff profita de la halte pour tenter de refermer ses pantalons. Mais un bouton manquait. Il en fut irrité. Le soldat aux poils jaunes frappa à la fenêtre, de son gros doigt recourbé. Un brigadier ouvrit la porte, de l’intérieur. Tous entrèrent. Dans la salle glacée, deux gardiens jouaient aux cartes sur un coin de table. Aux murs, pendaient des affiches blanches racornies et marquées de chiures de mouches. Le brigadier chuchotait avec les soldats qui avaient escorté Malinoff. Puis, le brigadier disparut et un soldat dit :

— Il est allé prévenir. Ce ne sera pas long.

— Merci, dit Malinoff.

Maintenant qu’il se trouvait dans un local de l’État, il se sentait mieux. N’ayant rien à se reprocher qu’un excès d’imprudence, il songeait même à la façon amusante dont il relaterait cet incident à ses amis du Cercle littéraire. Une voix le fit sursauter :

— Veuillez me suivre.

Malinoff dressa le menton. Le brigadier était devant lui.

— Avec joie, dit Malinoff.

Il essaya même de plaisanter :

— On gèle chez vous.

Mais les soldats le poussaient aux épaules. Au bout d’un long couloir sombre, brillait le rectangle lumineux d’une porte ouverte. La pièce était vaste, propre, avec de hautes fenêtres brouillées de givre. Une table tapissée de drap rouge occupait le fond de la salle. Derrière la table, se tenaient assis un vieux colonel, soufflé, bourgeonnant, aux moustaches d’un gris pisseux, et un adolescent au visage aimable, à l’uniforme neuf, que décoraient des aiguillettes d’aide de camp. Les deux officiers bavardaient entre eux à voix basse. Tout en parlant, le plus jeune manipulait rapidement de petites fiches en carton qu’il tirait d’une boîte. Un poêle en faïence maintenait dans la pièce une chaleur engourdissante. Malinoff remua ses doigts gelés, dénoua son écharpe. Une mare de neige fondue s’arrondissait autour de ses chaussures. Il toussota pour se rappeler au souvenir de ces messieurs. Le colonel leva la tête. Son regard fatigué s’arrêta un instant sur la figure de Malinoff. Il demanda :

— Votre passeport ?

— Je… je n’ai pas de passeport, Votre Haute Noblesse, dit Malinoff. Je l’ai laissé à la maison.

L’aide de camp eut un sourire entendu et chuchota quelques mots à l’oreille du colonel.

— Bien sûr, bien sûr, dit le colonel.

Et il ajouta :

— Pas de passeport ? Peut-être avez-vous un nom, si vous n’avez pas de passeport ?…

Malinoff gonfla les narines, plissa les yeux et, sûr de son effet, prononça d’une voix forte :

— Malinoff, Arkady Grigorievitch Malinoff.

Puis il attendit.

Le colonel n’avait pas bronché. L’aide de camp inscrivait le nom dans un registre.

— Je suis Malinoff, l’écrivain, reprit Malinoff avec insistance.

— Connais pas, dit le colonel.

À ces mots, Malinoff éprouva un sentiment d’humiliation injuste. Il voulut même se fâcher.

— Vous avez sûrement lu des récits de moi, Votre Haute Noblesse, dit-il.

— Possible. Mais qu’est-ce que cela change ? demanda le colonel.

— Cela change… Cela change… tout, Votre Haute Noblesse…

— Que faisiez-vous dans la rue ?

— Je… je sortais pour prendre l’air…

— Ce n’est pas ce qu’on m’a rapporté. Mes hommes vous ont vu sur la barricade…

Malinoff fit une grimace nerveuse.

— J’admets, dit-il, que les apparences sont contre moi. J’étais allé voir les insurgés par curiosité littéraire, oui, pour me renseigner, en vue d’un livre que j’ai l’intention d’écrire…

L’aide de camp nettoyait ses molaires avec un petit cure-dent argenté. Le colonel fronça les sourcils et souffla d’un air mécontent dans sa moustache. Tout à coup, il s’écria :

— Et c’est par curiosité littéraire que vous avez emporté un revolver ? Un revolver qui a servi. Contre les soldats de Sa Majesté. Il manque trois balles dans le barillet !

Malinoff, atterré, ne savait que répondre. Au lieu de se justifier, il répétait lamentablement :

— C’est une erreur… Je ne peux pas avoir tiré… Les autres ont tiré… Il ne faut pas confondre… Je suis un écrivain… L’écrivain Malinoff… Vous avez sûrement lu…

On ne l’écoutait pas, l’aide de camp tapotait de sa main blanche et fine le revolver que la patrouille avait confisqué et qui luisait au bord de la table, sur le drap rouge. Cette pièce à conviction fascinait Malinoff. Peu à peu, il comprenait, avec une précision impitoyable, que son aventure était plus grave qu’il ne l’avait supposé. De toute évidence, pour les soldats qui l’avaient arrêté, pour l’aide de camp, pour le colonel, il n’était pas l’écrivain Malinoff, auteur de romans à succès, mais un individu coupable d’avoir participé à l’émeute. Quoi qu’il fît, à présent, rien ne le distinguait des dizaines, des centaines de malheureux qu’on emprisonnait, qu’on massacrait, qu’on déportait en Sibérie. La réplique à tous ces arguments était simple : un revolver auquel il manquait trois balles. Derrière la fenêtre du bureau, Malinoff perçut le pas cadencé d’une patrouille. Puis, une salve terrible ébranla les vitres. Sans doute venait-on de fusiller quelqu’un dans la cour ? Depuis le début de l’insurrection, la justice militaire était devenue singulièrement expéditive. Un frisson secoua le corps de Malinoff. Il avait beau se raisonner, toute sa chair se hérissait. Il gémit :

— Ce n’est pas possible, je suis… je suis Malinoff.

Le colonel signait des pièces de papier glacé. L’aide de camp, un tampon-buvard à la main, le regardait faire… Il sembla à Malinoff que les lèvres du vieux remuaient faiblement sous la moustache pisseuse. Il crut entendre :

— Exécuté… Séance tenante…

Des spasmes secs lui serraient la gorge. Ses jambes faiblirent. Un soldat lui donna une bourrade dans les reins.

— Tous les mêmes, grognait le colonel. Courageux derrière la barricade, et peureux comme des poules au moment de l’explication.

À cet instant, la porte s’ouvrit d’une volée, et un capitaine des hussards entra dans la pièce. Les deux officiers levèrent la tête.

— Comment va, les amis ? demanda le capitaine. Les Semionovtsky sont à pied d’œuvre. L’artillerie entre en action. Dans quarante-huit heures, Moscou sera nettoyé.

Malinoff dévisageait violemment le nouveau venu. Ce capitaine, mon Dieu, oui, il l’avait déjà vu. On l’appelait Berberoff. C’était un ami d’Eugénie. Était-il possible que cet homme refusât de le reconnaître et de le secourir ? La sueur coulait à grosses gouttes sur sa figure. Ses dents claquaient. Il tortillait nerveusement la pointe de sa barbiche blonde.

— Toujours beaucoup de travail ? demandait le capitaine des hussards.

— Ma foi oui, dit l’aide de camp. On nous en amène en moyenne deux ou trois par heure.

— Monsieur… monsieur Berberoff, murmura Malinoff d’une voix exténuée.

Le hussard se retourna, et son regard rencontra le regard implorant de Malinoff.

— Ah ! bah ! Mais c’est Malinoff ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que vous faites là, mon bon ?

Malinoff, foudroyé par la joie, battit des paupières, essaya de remuer la langue. Mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il chancelait. Deux soldats l’étendirent sur une banquette. Quelqu’un lui jeta de l’eau à la face. Il entendait, à des distances rassurantes, le dialogue des officiers :

— Mais oui, je le connais !… Je me porte garant !… Pensez-vous !… C’est un ami des Jeltoff…

Deux heures plus tard, Malinoff sortait du commissariat en compagnie du capitaine des hussards.

— Je vous dois la vie, disait-il. Sans vous, j’étais victime d’une erreur judiciaire inexcusable. Croyez-vous que je puisse rentrer chez moi sans danger ? Ces barricades m’inquiètent…

Un coup de canon ébranla le ciel.

— Ce ne sera pas long, dit l’officier.


Nicolas, couché derrière la masse du traîneau renversé, examinait le fond de la rue à la jumelle. Les maisons du carrefour étaient bondées de troupe. Çà et là, aux fenêtres, apparaissaient des bonnets de fourrure et des baïonnettes. Au milieu de la chaussée, un canon léger avait été installé en position de tir. Des servants s’agitaient autour de la pièce. Un artificier donnait des ordres en remuant les bras. Tout à coup, un nuage de fumée blanche bondit entre les façades, et un éclatement rageur fendit de bas en haut tout le paysage immobile.

— Couchez-vous, hurla Zagouliaïeff.

Le premier obus avait frappé à vingt pas de la barricade. Personne n’avait été blessé. Mais, déjà, Nicolas savait que l’armée prendrait le dessus et qu’il y aurait beaucoup de morts pour rien. Le second coup souleva, déchiqueta le rempart de tôles et de poutres. Des éclats de bois sautèrent vers le ciel. Fédia, qui se tenait en sentinelle près du drapeau rouge, poussa un juron, serra ses deux mains contre son ventre et se coucha dans la neige. Le canon tonnait toujours. Des shrapnells pétaient sec en sifflant. Une fumée âcre et grise flottait sur les décombres. Nicolas, aveuglé, assourdi, tirait au jugé contre des fantômes. Son Mauser était brûlant. Il planta la crosse dans la neige pour la rafraîchir. À sa droite, il remarqua le portier qui vacillait en dodelinant de la tête. Le sang sortait de sa bouche. Ses yeux étaient blancs. Il répétait en crachant des filaments violâtres :

— Cochons ! Cochons !

Nicolas ne fut ni surpris ni peiné de le voir tomber d’un seul bloc. Il lui semblait subitement que tout cela était normal et sans mystère. Lui-même s’écroulerait ainsi dans quelques instants. Et il ne se trouverait personne pour le plaindre.

La voix de Zagouliaïeff le fit sursauter :

— Ils ont amené des mitrailleuses. On se replie…

— Lâcher la barricade ? demanda Nicolas d’un air égaré.

— Tu préfères qu’on nous extermine jusqu’au dernier ? C’est foutu. Il faut décamper. Attrape le drapeau rouge.

Une cinquantaine de pas séparaient la barricade de l’école. Cet espace libre était labouré par les balles de mitrailleuses et les éclats de shrapnell. Cependant, il fallait le traverser, coûte que coûte.

— En file indienne, commanda Zagouliaïeff.

Mais seuls Nicolas et Antyp lui obéirent. Les autres reposaient, blessés ou frappés à mort, dans un chaos de planches et de tôles démantelées.

— On les laisse ? demanda Nicolas.

— Que veux-tu faire d’autre ? dit Zagouliaïeff avec colère. Pas de sentiment. En route.

Ils partirent en rampant dans la neige. Nicolas tenait le drapeau rouge serré contre sa poitrine. Là-bas, sur la barricade éventrée, gisaient les corps de douze camarades, flasques, souillés de poudre et de sang. Le canon tapait toujours dans cette matière morte.


Le lendemain, 18 septembre, l’usine Prokhoroff tombait aux mains de l’armée. Ce jour-là, Nicolas et Zagouliaïeff partirent pour Saint-Pétersbourg en traîneau. Le 20 du même mois, les derniers révolutionnaires, délogés de leurs retranchements, étaient arrêtés ou exterminés sur place. L’opération avait fait, des deux côtés, dix-huit mille morts et plus de trente mille blessés. Le général Doubassoff publia dans les journaux une proclamation triomphale :

« En m’adressant aux parties de la population et de la presse qui sont restées de bonne foi, je tiens à leur faire remarquer que tout militaire, appelé à agir dans les circonstances actuelles, subit une cruelle épreuve pour l’esprit et pour la volonté : il est déchiré par la lutte entre la conscience de son devoir suprême et de sa parenté avec l’adversaire, follement soulevé contre lui… »

L’insurrection étouffée, Moscou se réveilla de son engourdissement. Ceux-là mêmes qui avaient aidé les révolutionnaires à dresser des barricades n’étaient pas fâchés d’apprendre que l’ordre et la sécurité étaient revenus dans la ville. La Russie avait une Douma, les libertés de réunion et de presse étaient pratiquement acquises. Les autres libertés naîtraient en temps voulu, lentement préparées, pacifiquement proclamées par le tsar sur les instances de la nouvelle Assemblée législative.

Michel et Tania se rendirent à l’église pour remercier le Ciel de leur avoir épargné l’épreuve d’une révolution. Et Volodia accepta de les accompagner. Le péril étant passé, il reprenait un peu d’assurance.

— J’ai confiance dans l’avenir de la Russie constitutionnelle, disait-il. Les partis apprendront à se connaître. Une vie politique naîtra sur les décombres de l’autocratie.

Au mois de janvier, Malinoff remit à l’impression un manuscrit intitulé : Vanka sur ma barricade. De l’avis de son éditeur, ce livre était supérieur à tout ce qu’il avait écrit jusqu’à ce jour.

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