CHAPITRE VII

Après les fêtes de la bénédiction des eaux, Marie Ossipovna ayant accordé un dimanche de liberté à sa demoiselle de compagnie, Volodia s’empressa de décommander les obligations qu’il avait acceptées pour la journée et offrit à Svétlana de la suivre partout où elle voudrait le conduire. Ils s’étaient donné rendez-vous, dès le matin, dans le square de l’église, et Svétlana hésitait à exprimer le projet qui lui tenait au cœur.

— Parlez donc, dit Volodia. Mon temps vous appartient.

Elle rougit et secoua la tête :

— Je n’ose pas… Ce que j’ai à faire n’est guère distrayant pour un homme comme vous…

— Qu’entendez-vous par un homme comme moi ? demanda Volodia en riant.

— Un homme… Un monsieur qui est habitué à s’amuser dans les salons, dans les théâtres… Je voulais rendre visite à mère Alexandrine, au couvent… Elle a toujours été si bonne envers moi, même après la mort de ma tante. Elle me soutenait contre la nouvelle mère supérieure… Ce serait péché de ne pas profiter de cette journée libre pour aller lui dire bonjour…

— Eh bien, dit Volodia, allons voir mère Alexandrine et apportons-lui quelques présents…

— Mais vous ne pouvez pas entrer avec moi.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Ce ne serait pas bien. Personne ne vous connaît là-bas…

— Laissez-moi faire, dit Volodia.

— Vous ne préférez pas que j’aille seule et je vous retrouverai ici même, cet après-midi…

— Nous avons si peu l’occasion de nous voir !

— Je vous assure que ce serait mieux, dit Svétlana avec une moue peureuse.

Mais Volodia se frottait les mains, ravi de sa décision. Ils passèrent acheter des raisins de Corinthe, des oranges et des bonbons « Montpensier » à l’intention de mère Alexandrine, et louèrent un traîneau pour se rendre au couvent situé dans les environs immédiats de Moscou.

La journée était belle, bleue et froide. Un soleil rouge pendait au milieu du ciel. Des reflets de nacre jouaient sur la neige. Au sommet d’une colline farineuse, le couvent dressait ses murailles roses, ses dômes verts, ses croix d’or poudrées à frimas. Les grilles étaient ouvertes. Sous un auvent de tôle, une vieille petite nonne, toute bossue, toute ridée, se tenait assise derrière sa table et égrenait son chapelet entre ses doigts noueux. Devant elle, il y avait une soucoupe d’étain pleine de kopecks, des images de saints empilées et nouées avec un élastique et quelques croix de bois. Dès que Svétlana se fut approchée d’elle, la religieuse poussa un cri et les rides se mirent à danser drôlement sur son visage.

— Svétlana ! Ma petite colombe ! Nous nous languissions de toi ! Es-tu heureuse, ma fillette ? C’est mère Alexandrine que tu voudrais voir au moins ?

— Oui, dit Svétlana. Nous venions voir mère Alexandrine.

Elle paraissait gênée et baissait les paupières. La vieille regarda Volodia avec sévérité :

— Vous aussi, vous voulez voir mère Alexandrine, monsieur ?

Volodia s’inclina d’une manière galante et dit :

— C’est pour un don que je désirais faire à la communauté.

À ces mots, Svétlana devint très pâle et tourna vers Volodia un visage étonné, douloureux. Il ne lui avait jamais parlé de cette intention. S’agissait-il d’une supercherie ou d’un geste généreux préparé en secret ? Péniblement, elle essayait de déchiffrer la figure de son compagnon, mais Volodia demeurait impassible, correct. Cependant, la nonne s’agitait derrière sa table :

— Dans ce cas, que Dieu vous bénisse, monsieur… Je vais sonner pour qu’on vous conduise…

Elle tira sur un cordon, et une clochette tinta, très loin, avertissant la sœur portière que des étrangers attendaient à la grille du jardin.

La sœur portière, rose et potelée, vint à la rencontre des visiteurs et les pria de la suivre. Elle marchait devant, et la neige grinçait sous son pas lourd et plat.

— Vous paraissez fâchée, dit Volodia en prenant la main de Svétlana. Pourtant, il ne s’agit pas d’un subterfuge. J’avais depuis longtemps le désir de consacrer quelque argent à une œuvre pie. Je l’ai déjà fait pour… pour de nombreuses confréries… Vous pourriez demander…

Elle leva sur lui ses yeux gris candides, et il eut honte de son mensonge.

— Alors, c’est très bien, dit-elle, en lui serrant la main.

Rassuré, il poussa un soupir et s’intéressa au paysage.

Dans le jardin déformé, arrondi par la neige, régnait un silence de méditation. Quelques nonnes noires glissaient dans les allées. Elles saluèrent les visiteurs. L’une d’elles reconnut Svétlana et lui sourit avec bienveillance.

— C’est sœur Euphrasie, dit Svétlana.

Sœur Euphrasie s’éloigna en se dandinant comme une mouche dans une flaque de lait. Contournant la chapelle, la sœur portière pénétra dans un bâtiment long et bas, aux fenêtres grillagées. Dans le couloir dallé, Volodia respirait une odeur d’encens et de confitures. On entendait chanter, tout au fond. La religieuse frappa timidement à une porte de bois brun. Une voix enrouée demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des visites pour vous, mère Alexandrine, répondit la sœur.

Et elle poussa la porte qui s’entrebâilla en grinçant. Volodia découvrit une pièce carrée, au plafond voûté, aux murs badigeonnés de couleur lie-de-vin. Une frise d’abeilles jaunes encadrait la fenêtre, profondément encaissée et garnie de barreaux. Des carpettes de corde étaient jetées sur le dallage. Une couchette tendue d’une couverture bise, une table, des chaises en bois blanc meublaient la cellule de mère Alexandrine. Dans l’angle le plus éloigné, se haussait une panoplie d’icônes. Volodia se tourna vers les saintes images et se signa gravement. Mère Alexandrine était assise derrière son bureau encombré de livres à couvertures noires. Elle avait un visage tout petit, à la peau fripée comme du papier de soie. Des lunettes à monture d’argent lui faisaient un regard très doux, rond et vague. En apercevant Svétlana, elle tenta de se lever, retomba dans son fauteuil et gémit :

— Oh ! je me fais si lourde !

Svétlana s’élança vers elle, et la vieille lui ouvrit les bras, l’embrassa sur les deux joues, lui tirailla l’oreille en riant :

— Te voilà ! Te voilà, ma chérie ! C’est bien de ne pas m’oublier. Que deviens-tu, loin de nous ? À quoi emploies-tu tes journées ?

— J’ai trouvé du travail dans une bonne maison. Des amis de ce monsieur…

— Je me présente : Vladimir Philippovitch Bourine, dit Volodia en claquant des talons.

— Très heureuse de vous voir, dit mère Alexandrine en ajustant une seconde paire de lunettes. Vous vous intéressez probablement au sort de notre petite Svétlana ?

Volodia se sentit rougir.

— Pas exactement, balbutia-t-il. Enfin, j’ai beaucoup d’estime pour cette demoiselle dont la piété est un exemple pour son entourage. Et, comme je suis moi-même fort pratiquant…

— Oui, oui, dit mère Alexandrine, et elle plissa les lèvres, comme si elle eût goûté quelque chose d’amer.

Visiblement, la vieille se méfiait de ce visiteur trop bien mis que Svétlana lui ramenait de la ville. Volodia s’en rendait compte, mais ne savait que dire pour gagner la sympathie de la religieuse. Le rôle qu’il jouait était nouveau pour lui. Plus il réfléchissait à son aventure, plus il la trouvait piquante, insensée et digne de sa réputation. Mère Alexandrine l’observait des pieds à la tête, notait au passage – il l’eût juré – la blancheur impeccable de ses manchettes, le nœud trop riche de sa cravate, la chaîne d’or qui barrait son gilet bien coupé. Volodia toussota et dit d’une voix suave :

— Je ne connaissais pas votre saint asile. Et je me félicite de l’avoir découvert grâce à notre protégée…

Il disait exprès « notre », comme pour associer la religieuse à une œuvre de bien.

— J’ai connu un Bourine, autrefois, dit mère Alexandrine. Il était marchand de bestiaux.

— Rien à voir avec ma famille, dit Volodia. Mon père était architecte. Je dirige la publicité d’une grosse entreprise commerciale. Mais les travaux du monde ne me font pas oublier mes devoirs chrétiens…

— Oui, oui, dit la vieille.

Et, de nouveau, elle se mit à mâcher sa salive d’un air mécontent.

— Mère Alexandrine, dit Svétlana, nous vous avons apporté un petit cadeau.

Elle déposa le paquet sur la table et fit deux pas en arrière.

— Ce sont des raisins de Corinthe, des oranges et des bonbons, dit Volodia. Peu de chose…

— Trop de choses, dit mère Alexandrine en fronçant les sourcils.

Svétlana était désolée. Son menton faible tremblait par saccades. Volodia détesta cette nonne acariâtre et soupçonneuse qui osait affliger la jeune fille. Il dit :

— Vous feriez beaucoup de peine à Svétlana en refusant ce modeste présent. Et elle ne mérite pas de souffrir. Je reviendrai sans elle, demain, pour vous entretenir d’un projet qui intéresse votre communauté.

— Quel projet ?

Volodia consulta sa montre :

— Non, non, il est trop tard… Et puis, sans doute, n’accepterez-vous pas ?… Il s’agirait d’un don que j’avais l’intention de faire…

Mère Alexandrine redressa sa taille et plongea un regard profond dans les yeux de son interlocuteur. Volodia soutint l’épreuve sans broncher. Svétlana avait tiré un mouchoir de son réticule et se tamponnait les narines.

— Voulez-vous vous asseoir et vous expliquer, dit mère Alexandrine.

Volodia attira une chaise et s’assit en face de la religieuse. L’argument avait porté net. La partie était gagnée d’avance.

— C’est une idée que j’ai eue, reprit-il avec aplomb, oh ! très vague encore, et que je ne peux réaliser sans votre assentiment. Je voudrais consacrer une petite somme d’argent à embellir l’intérieur de votre chapelle… Mais auparavant, j’aimerais connaître vos besoins… J’avais pensé à une belle icône de… de saint Marc, que j’ai vue chez un artiste de mes amis…

Mère Alexandrine devint grave.

— Nous avons déjà un saint Marc, dit-elle.

— Quel dommage ! s’écria Volodia. Mais il y en a d’autres… Voyons… Il se gratta la nuque :

— Saint Vladimir, par exemple.

— Saint Vladimir, notre soleil rouge, dit mère Alexandrine.

— Notre saint Vladimir est bien abîmé, dit Svétlana. Vous en souvenez-vous ? On l’avait donné à nettoyer, et l’ouvrier a employé un mauvais vernis. Tout le visage de saint Vladimir est noirci. On ne voit plus sa barbe.

— Oui, oui, saint Vladimir, dit mère Alexandrine en suçotant la pointe de son crayon d’un air réfléchi. Surtout que c’est un saint très remarquable.

— Comment donc ! dit Volodia.

— Il faudrait que j’en parle à la mère supérieure. Peut-être nous donnerait-elle une autre idée…

— Moi, je trouve que saint Vladimir s’impose, dll Volodia. On ne saurait trop honorer le patron de notre pays.

Cette réplique enchanta la mère Alexandrine. Ses joues devinrent roses, le bout de son nez se retroussa légèrement. Elle avait oublié ses derniers soupçons. Elle rayonnait :

— Voilà ! Voilà qui est bien parlé, monsieur. J’aimerais que tout le monde vous suivît. Chaque peuple chrétien a son saint patron qu’il révère. La France a la bienheureuse Jeanne d’Arc, l’Angleterre saint Albion, les Serbes saint Sabel. Et nous autres Russes ? Pourquoi n’offrons-nous pas un culte spécial à celui qui nous a tirés des ténèbres de la barbarie et du paganisme ?

Elle parlait avec fièvre, d’une petite voix haletante, sifflante, qui faisait mal. Volodia comprit que, sans le savoir, il avait éveillé une vieille passion dans cette âme pieuse. Mère Alexandrine ne voulait plus qu’il s’en allât. Elle le retenait de la main, du regard. Et Svétlana goûtait une félicité sans mélange à la pensée que Volodia avait gagné les bonnes grâces de la religieuse. Saint Vladimir était – on ne l’ignorait pas au couvent – le point faible de mère Alexandrine. Comment Volodia l’avait-il deviné ? Certainement, il ne s’agissait pas d’un hasard, mais d’une inspiration divine.

— On néglige saint Vladimir, poursuivait la vieille, et que serions-nous sans lui ?

— J’aime mieux ne pas y penser, dit Volodia avec force, des chiens, des porcs de païens…

— Voilà, mon bon, je ne te le fais pas dire, s’écria mère Alexandrine, qui, dans son émoi, n’hésitait plus à tutoyer son interlocuteur. Il y a neuf siècles que saint Vladimir a baptisé notre peuple. Et, depuis, d’autres saints sont venus, nombreux, divers, qui guérissaient les malades, rendaient la vue aux aveugles et acceptaient le martyre. Mais tous ils étaient tributaires de saint Vladimir. Et, comme saint Vladimir avait ouvert les portes, il leur était plus facile d’avancer. Mais lui, il a été le premier. Un débauché, un païen. Et, tout à coup, le voici possédé par la parole du Christ. Ah ! c’est beau, c’est beau !…

Mère Alexandrine tira un mouchoir à carreaux de sa jupe et se moucha bruyamment.

— De la nuit russe, il a fait le jour russe, dans la chair russe, il a fait naître l’esprit russe, dit-elle encore. Tu vois, j’ai accroché son image en bonne place dans ma cellule. À la droite du Sauveur…

— À la droite du Sauveur, répéta Volodia, quelque peu effrayé par cette exaltation qu’il avait involontairement provoquée.

En vérité, il n’était plus à son aise devant cette nonne agitée et volubile. L’enthousiasme, fût-il religieux, philosophique, politique, lui semblait un signe de folie.

— À la droite du Sauveur, répéta la vieille. Et il le mérite. Écoute bien, toi, étranger, qui que tu sois. Nous devons tous prier pour que saint Vladimir prolonge son règne sur notre terre. S’il mourait dans nos cœurs, la Russie serait perdue. Et maintenant approche-toi. Viens ici. Je vais te dire une chose capitale. Tu te souviendras toute la vie de mes paroles. Et toi aussi, Svétlana, tu peux entendre…

Elle haletait.

— Calmez-vous, mère, dit Svétlana.

— Je suis calme. Voici. J’ai beaucoup réfléchi et Dieu m’a éclairée. Et j’ai compris que les sept époques de la vie du Christ correspondaient aux sept époques de l’histoire de la Russie. Nous avons vécu six époques de cette histoire. La septième approche. C’est ainsi. La première époque, c’est la naissance du Christ dans un univers dégradé par les fausses religions, et c’est le premier écho de la parole divine parvenant dans les ténébreuses forêts de la Russie. La deuxième époque, c’est le baptême du Christ par saint Jean-Baptiste, et c’est le baptême de la Russie par saint Vladimir. La troisième époque, c’est la lutte du Christ contre le paganisme, contre le judaïsme officiel de la Galicie, et c’est la lutte du peuple russe, lentement évangélisé, contre la barbarie mongole. La quatrième époque, c’est le mystère de la pénitence, le Christ renouvelant le monde, et c’est la Russie rassemblant ses forces. La cinquième époque est celle du triomphe des Russes, qui secouent le joug mongol, et elle correspond à l’époque du mariage divin. Le Christ est victorieux. De la bataille de Koulikovo jusqu’au règne de Pierre le Grand, la nation, purifiée par ses souffrances, s’unit avec l’Époux céleste. Le christianisme rayonne sur la terre russe, où surgissent des martyrs, des saints nationaux, toute la constellation des gloires de l’Église orthodoxe. Et voici la sixième époque, nous y sommes encore. De même que les pharisiens s’assemblaient dans l’ombre contre le Christ, le jalousaient, le détestaient, se saisissaient de lui et le mettaient à mort, de même voyons-nous, depuis Pierre le Grand, croître le nombre des incroyants, se vider les temples et la menace de la crucifixion planer sur notre sol. On blasphème le tsar, on écoute les faux prophètes, on parle de science ; la luxure, la paresse, l’envie, la haine se déchaînent dans la chair russe, dans l’âme russe. Un jour viendra où la Russie, comme le Christ, sera clouée sur le bois, saignante, couronnée d’épines et souillée de crachats. Les peuples d’alentour se moqueront de notre peuple supplicié, comme ils se moquèrent de notre divin Maître. Ils lui crieront : « Sauve-toi toi-même ! » Et le silence seul répondra à leurs injures.

— Et la septième époque ? demanda Svétlana dans un souffle.

Les yeux de mère Alexandrine étincelèrent derrière ses lunettes à monture d’argent. Elle parut s’allonger, grandir, noire et blanche. Un frisson parcourut son visage de parchemin froissé :

— La septième époque, elle viendra plus tard, après beaucoup de sang et beaucoup d’agonies, beaucoup d’erreurs et beaucoup de passions. Comme le Christ, tenu pour mort, enseveli, oublié, livré à la pourriture, se leva tout à coup de la couche funèbre, le troisième jour, et s’assit à la droite de Dieu, ainsi la Russie, bafouée, méprisée, et dont on parlera comme d’un cadavre puant, renaîtra de ses cendres pour étonner le monde. Et ce sera un grand cri d’un bout à l’autre de la terre : « Christ est ressuscité ! » « La Russie est ressuscitée ! » Un grand cri. Un tonnerre. On l’entendra jusqu’aux confins de la Chine, jusque dans les profondeurs des forêts tropicales. Je ne vivrai plus pour jouir de cette félicité. Pourtant, j’ai la conviction qu’il en sera ainsi. Et voilà pourquoi je suis calme.

Elle se tut. Des larmes descendaient dans les craquelures de sa face. Volodia, désagréablement impressionné par cette prophétie, regardait ses chaussures et ne savait que dire. Svétlana s’approcha de mère Alexandrine et lui baisa la main.

— Alors, dit Volodia, d’une voix mal assurée, nous nous arrêtons à saint Vladimir ? Je n’oublie pas qu’il est mon saint patron.

Mère Alexandrine parut émerger d’un rêve, dressa la tête, arrondit les yeux. Puis, elle soupira :

— Ah ! excuse-moi, mon cher. Je m’étais laissé emporter. Je bavarde ainsi, je bavarde. Que disais-tu ? Saint Vladimir. Eh oui ! c’est notre plus beau saint, et je l’aime avec sa barbe, sa couronne et sa croix baptismale. Mais, d’abord, il faut que j’en parle à la mère supérieure. Je ne suis rien, ici. Rien du tout.

Elle sourit :

— Je t’écrirai. Laisse-moi ton adresse. Mais, déjà, je te remercie. Je suis un peu lasse. Allez en paix, tous les deux. Que Dieu vous bénisse…

Elle ferma les paupières. Son visage se détendit. Volodia crut qu’elle s’était subitement endormie. Mais elle chuchota encore :

— Allez, allez… Et n’oubliez pas que mon regard est sur vous…

Svétlana posa un doigt en travers de ses lèvres et ils quittèrent la pièce sur la pointe des pieds.

Dans le jardin, elle s’arrêta devant Volodia et lui demanda d’une voix altérée :

— Pourquoi lui avez-vous parlé de saint Vladimir ?

Volodia haussa les épaules :

— Je ne sais pas… J’ai dit saint Vladimir comme j’aurais dit saint Joseph, ou saint Paul…

— Vous le croyez, dit-elle. Et moi je sais que non. Quelqu’un vous a conseillé.

— Qui ?

Elle leva les yeux au ciel sans répondre.

— Quelle étrange petite fille ! murmura Volodia. Vous êtes si neuve, si charmante… Dans cette neige, dans ce soleil, dans ce silence…

— Elle vous a béni, dit Svétlana. C’est donc que vous êtes un homme bon et digne. J’avais peur de cette épreuve. Maintenant, je me sens si bien. Je respire…

— Et si je lui avais été antipathique ?

— J’aurais été très malheureuse, dit Svétlana.

— Pourquoi ?

De la chapelle proche venaient le chant des chœurs, le parfum de l’encens.

— Laissez-moi entrer à l’église, dit-elle. Pour un instant.

— Je peux vous accompagner.

— Je voudrais être seule.

Elle baissa la tête et ajouta très vite :

— C’est… pour remercier…

Puis elle s’éloigna en courant vers la porte surmontée d’une croix. Elle revint au bout d’un moment et tendit à Volodia un fragment d’hostie. Il se signa et mangea ce pain fade et mollet. Elle le regardait faire avec des yeux rayonnants de joie.

— Voilà, voilà, répétait-elle. Comme ça, c’est très bien…

Volodia s’étonnait encore de sa propre réussite. Certes, il avait médité d’attendrir Svétlana en offrant une icône au monastère où elle avait été élevée, mais la bénédiction de mère Alexandrine dépassait toutes ses prévisions. Depuis cette visite, il était comme embarrassé de sa chance. Il prit la main de la jeune fille. Elle marchait dans la neige, à petits pas, et annonçait :

— Voici l’entrée de la sacristie. Ici, autrefois, il y avait un potager. Dans la cabane que vous voyez là-bas, vivait une très vieille et très sainte créature qui avait fait le vœu de ne plus parler à personne. Elle était la femme d’un général. Son mari l’avait abandonnée. Elle est morte chez nous. Et, en mourant, elle a ouvert la bouche pour la première fois depuis des années, et elle a dit : « Pardon. » On l’a enterrée derrière l’église. Venez, nous allons prier sur sa tombe et sur la tombe de ma tante…

— À quoi bon aller au cimetière ? Cela va vous attrister inutilement, dit Volodia. Toutes ces croix… Brr… Je n’aime pas de semblables visites.

— Vous avez peur des croix ? dit Svétlana, et elle se mit à rire. Comme c’est drôle ! Un païen peut avoir peur de la croix. Mais un chrétien ne vit que pour la croix. Derrière la croix, derrière la mort, commence le véritable bonheur.

— Et cela, n’est-ce pas le bonheur ? dit Volodia en désignant le ciel rose, les arbres alourdis de neige.

— Si. Cela aussi, c’est le bonheur. Mais, là-bas, tout est encore plus beau et mieux mérité.

Ils étaient arrivés au cimetière. Un enclos de pieux encadrait quelques tombes dispersées. Le sable du chemin transparaissait à travers la mince couche de neige. Il y avait de la neige sur les petits toits de zinc qui protégeaient les croix. Des pigeons s’envolèrent à l’approche de Svétlana. Elle s’agenouilla et pria un moment, tandis que Volodia demeurait à l’écart et se demandait s’il avait le droit d’allumer une cigarette. Enfin, elle se releva et dit :

— N’est-ce pas qu’il est joli ce cimetière ? Si calme, si simple. On voudrait être enterré là.

— Taisez-vous, dit Volodia. Je ne peux plus vous entendre parler de la sorte. Il faut partir d’ici. Oublier ! Oublier ! Vous êtes si jeune, si jolie…

De petites vieilles les rejoignirent au cimetière. Des pèlerins aussi, vêtus de houppelandes, chaussés de bottes, et qui portaient une boîte à sel sur le ventre.

— Ils viennent révérer la femme du général, la muette, dit Svétlana.

Volodia voulut risquer une plaisanterie.

— Je comprends qu’on admire une femme qui ne parle pas, dit-il.

Mais Svétlana eut un regard sévère et répondit :

— Il ne faut pas rire de ces choses.

Et il n’eut plus envie de rire.

À la grille du couvent, ils retrouvèrent la nonne derrière sa table, et lui achetèrent deux croix de bois peint et des vues du pays.

Des traîneaux attendaient devant la porte.

— J’ai faim, dit Volodia. Et vous ?

— Moi aussi, dit-elle gaiement.

— Alors, à l’Ermitage, cocher, et vite, cria Volodia.

Il était heureux de s’être évadé de cet univers de croix, de cellules, d’icônes, d’encens, de prière et de mort. Le cocher fouetta ses bêtes. Le traîneau glissa en grinçant sur la route courbe qui descendait de la colline. Svétlana s’était retournée et regardait disparaître derrière la cime des arbres, les coupoles vertes et les croix dorées du couvent.

Tandis que le traîneau traversait les premiers faubourgs de Moscou, Volodia devenait perplexe. Il avait été bien léger en proposant à Svétlana de l’emmener déjeuner à l’Ermitage. Dans cette salle trop fameuse, il risquait de rencontrer des amis de Tania, peut-être Tania elle-même. Or, son aventure avec Svétlana devait demeurer secrète. Il imagina un instant la stupeur du ménage Danoff en le voyant pénétrer dans le restaurant avec la demoiselle de compagnie de Marie Ossipovna. Indignation. Regards glacés. Explications larmoyantes. Il avait horreur des scènes. À tout prix, il importait d’éviter celle-là. Brusquement, il lui semblait inconcevable que Svétlana n’eût marqué aucune appréhension de paraître avec lui dans un lieu public. Elle n’était plus une enfant. Elle pouvait prévoir l’interprétation que les étrangers donneraient de leur tête-à-tête. Fallait-il croire qu’elle ignorait le péril de cette fréquentation ou qu’elle acceptait de se compromettre par excès de tendresse ? Volodia se pencha vers elle.

— J’ai réfléchi, dit-il. Il vaut mieux éviter l’Ermitage. Là-bas, il y aura du monde, du bruit, nous pourrons à peine parler. Et j’aimerais bavarder longuement avec vous. Nous irons chez Basile. C’est moins élégant, mais plus discret. Et la cuisine y est excellente. D’accord ?

— Mais oui, dit-elle.

Il songea que, s’il lui avait offert de se passer de déjeuner, elle aurait acquiescé avec la même voix chantante et le même regard affectueux. « Voilà des femmes comme je les aime. Pas compliquées, satisfaites d’un rien, soumises enfin aux volontés de l’homme. »

— Vous êtes un ange, murmura-t-il.

Mais elle ne l’entendit pas. Inconsciemment, il se rappela Olga Varlamoff, sa peau de lait, sa tignasse rousse, ses répliques intelligentes, ses fausses pudeurs, son sourire moqueur. Lui en avait-elle donné des soucis, cette femme-là ! Sans l’insistance de Tania, il l’aurait peut-être épousée. À présent, Olga Varlamoff vivait à Goursouf, avec son mari. On racontait qu’elle attendait un enfant. Tant mieux. Volodia ne lui voulait pas de mal. Simplement, il était heureux d’avoir rompu avec elle. En vérité, il eût cédé dix Varlamoff pour une seule Svétlana. La preuve ? Quand donc auprès de la Varlamoff avait-il connu cet émoi de tout le cœur, de tout le corps, ce tremblement, ce manque d’air, ce vertige béat ? Il ne croyait pas se tromper : pour la première fois de sa vie, il était amoureux. « On souffre toujours quand on est amoureux. Et je n’aime pas souffrir. Bah ! On verra plus tard. » Frileusement, Volodia remonta son col de fourrure jusqu’à ses lèvres gelées et cria :

— Eh, cocher ! Changement d’itinéraire. Nous allons chez Basile. Tu connais ?

— Qui ne le connaît pas, barine ?

— Voilà un cocher sérieux, dit Volodia en se tournant vers la jeune fille.

Chez Basile, le maître d’hôtel, barbu et sautillant, conduisit les jeunes gens dans un cabinet particulier. Par une baie grillagée et décorée de feuilles de vigne en toile cirée verte, le local prenait jour sur la salle du restaurant. Volodia connaissait ce réduit pour y avoir amené quelques femmes de petite vertu. Il savait qu’un ressort manquait au divan, et que des épingles à cheveux traînaient toujours dans la vasque d’albâtre qui décorait la cheminée. Le maître d’hôtel, qui se souvenait de Volodia, lui souriait d’une manière significative. Volodia en fut gêné pour Svétlana. En présence de la jeune fille, ces réminiscences galantes lui devenaient pénibles. Il avait envie d’oublier tout ce qu’il avait entrepris de laid, de lâche, de commun, avant de la rencontrer.

Svétlana, cependant, ne paraissait nullement offensée par le caractère douteux de l’endroit. Incapable de concevoir le mal, elle s’amusait à inspecter la pièce et posait des questions naïves :

— Pourquoi a-t-on mis ce grillage ? Pourquoi y a-t-il des épingles à cheveux dans la vasque ?

Le maître d’hôtel se mordait les lèvres. Volodia était mécontent. Ayant tout examiné, tout admiré, depuis les girandoles jusqu’aux lithographies des murs, Svétlana consentit à s’approcher de la table. Mais, avant de s’asseoir, elle se signa et récita une courte prière à voix basse. Volodia se demanda s’il devait l’imiter. Le maître d’hôtel, stupéfait, avait reculé de deux pas. Enfin, Svétlana déplia sa serviette.

— Mais c’est trop, c’est beaucoup trop, murmura-t-elle, tandis que Volodia composait le menu.

Il fut enchanté de son étonnement devant les hors-d’œuvre, le turbot nappé d’une sauce odorante, le chapon doré et craquelé. Au dessert, qui était une glace à la framboise arrosée de jus de groseille, elle se pâma. Elle n’en pouvait plus. Le champagne lui montait à la tête. Elle regardait Volodia avec admiration et presque avec terreur. Elle répétait :

— Mais c’est une débauche ! Ce doit être mal, sûrement !

— Et pourquoi serait-ce mal ?

— Parce que cela fait trop plaisir.

Après le dessert, Volodia déplaça sa chaise et vint s’asseoir à côté de la jeune fille. Comme il approchait son pied du pied de Svétlana, elle devint songeuse.

— Mère Alexandrine ne mange que de la bouillie, dit-elle tout à coup.

Il se mit à rire :

— Est-ce une raison pour que nous l’imitions ? Il n’est que trois heures et demie, et nous avons tout l’après-midi, toute la soirée devant nous. Qu’allons-nous faire ?

Svétlana hocha la tête :

— Je ferai ce que vous voudrez.

Il lui prit les mains et la regarda gravement dans les yeux :

— Vous n’avez pas le droit d’être triste. Dieu a créé le monde pour que l’homme en jouisse. Ce serait faire injure à Dieu que refuser les satisfactions qu’il nous offre…

— Étes-vous sûr que ce restaurant, ce repas, ces vins nous soient offerts par Dieu ? demanda-t-elle.

— Et par qui donc ?

— Il y a le diable aussi.

— Entre deux êtres comme nous, le diable est perdu d’avance, s’écria Volodia.

Elle baissa les paupières et parut réfléchir profondément. Un garçon apporta le café et se retira sur la pointe des pieds, referma la porte.

— Il est comme lui, le diable, dit Svétlana. Il entre sur la pointe des pieds, tout serviable, tout ordinaire. Il dispose devant vous ses tentations, et se retire, et referme la porte.

Volodia, imperturbable, sucra son café, le huma et en but une longue gorgée.

— Ce breuvage-là ne vient pas du diable, dit-il avec un grand sérieux.

Puis il demanda l’addition.

— Il commence à faire nuit, reprit-il après avoir payé. C’est l’heure rêvée pour les patineurs de l’étang du Patriarche. Voulez-vous que nous y allions.

— Je ne sais pas patiner, dit Svétlana.

— Raison de plus. Je vous apprendrai. C’est bien mon tour de vous apprendre quelque chose, après tout ce que vous m’avez appris…

— Que vous ai-je appris ?

— À être heureux, dit Volodia, et il se leva en rejetant sa serviette froissée sur la table.

Dans la rue, le soir tombait d’un ciel sans profondeur et sans nuages. Une brume froide et grise, un infime poudroiement de givre, déliaient le contour des maisons et les faisaient ressembler à de molles constructions de sable. La neige était phosphorescente, au pied des réverbères. Du restaurant Basile à l’étang du Patriarche, le chemin était court, et la jeune fille supplia Volodia de la laisser marcher un peu. Ils se mêlèrent à la foule. Les vitrines des magasins étaient illuminées. La chaussée canalisait un flot de véhicules hétéroclites. Des traîneaux anglais, des troïkas, des calèches, quelques autos aux roues garnies de chaînes. Les cochers énormes, impassibles, les bras tendus, la barbe déployée, glissaient dans le brouillard.

— Que c’est drôle, que c’est gai ! répétait Svétlana.

Au loin, on entendait les traîneaux du jardin zoologique qui dévalaient en grondant les montagnes russes, le grincement des chaînes qui remontaient les luges, les rires, les cris du public, et la musique militaire jouant des valses pour les patineurs.

Devant l’étang du Patriarche, stationnait une file de voitures élégantes. Volodia les examina en passant, car il craignait de reconnaître les attelages de ses amis. Sa peur du scandale devenait de plus en plus intense à mesure qu’il approchait de la cabane où les patineurs chaussaient leurs patins. Puis, soudain, et d’une manière absolument inexplicable, il se sentit prêt à affronter toutes les épreuves. Une voix intérieure lui affirmait qu’il ne devait pas avoir honte de se montrer avec Svétlana. Il ne s’agissait pas entre eux d’une passade, mais d’un amour sérieux, devant lequel les contingences sociales étaient vaincues d’avance. Si on les remarquait, s’il se brouillait avec les Danoff, si Svétlana perdait sa place, le fond de leur bonheur ne serait pas atteint. Il saurait dédommager la jeune fille de tous les ennuis qu’il aurait attirés sur elle. Comment ? Il y songerait plus tard. Mais la certitude était là. Tout de même, il poussa un soupir de soulagement, lorsque l’employé chargé de visser les patins lui répondit qu’il n’avait vu personne qui, de près ou de loin, ressemblât aux compagnons habituels de M. Bourine.

— Le dimanche est un jour populaire, barine. Vos amis sont venus vendredi dernier.

Des globes lumineux cernaient la glace lisse et luisante de l’étang. Tout au fond, sous l’auvent d’un vaste coquillage à nervures, jouait un orchestre de cuivres. Les patineurs glissaient comme des oiseaux légers dans la brume du soir. Il y avait les champions qui s’entraînaient sur le pourtour de l’étang, et les débutants qui s’agitaient au centre de la piste. Des dames, cramponnées à une chaise, jetaient de petits cris affolés, tandis qu’un militaire tourbillonnait autour d’elles, les poings aux hanches, les dents brillantes. Quelques enfants passaient en se tenant par la main. Ailleurs, de gros messieurs, penchés en avant, galopaient sur la glace, dans l’espoir de faire tomber leur ventre. Et, autour de ce monde actif et rieur, le miroitement du givre, la réverbération de l’eau gelée, maintenaient une aurore artificielle, rose et tremblante. Svétlana, qui n’était jamais venue à l’étang du Patriarche, était saisie d’admiration par le spectacle de cette fête en plein air. Elle murmurait :

— Regardez celui-ci ! Comme il glisse vite ! Et l’autre va le dépasser ! Et là, cette dame avec ce grand chapeau ! Elle est accrochée à la barrière ! Elle va tomber ! Elle tombe !

Et elle poussa un éclat de rire en se cachant le visage derrière son manchon. Volodia commanda un fauteuil à patins pour la jeune fille et des patins pour lui-même. Ayant installé Svétlana dans le fauteuil, il prit son élan et la guida devant lui sans effort. Il patinait assez bien mais, surtout, il avait su observer le style des champions et les imitait avec une fidélité qui lui valait la faveur des profanes. Tour à tour accélérant ou ralentissant son allure, virant court, glissant sur un pied, il conduisait sa « dame » entre les patineurs qui entouraient le couple de leurs trajectoires folles. Svétlana, étourdie par la course, tournait vers lui son beau visage nu, éclairé par les globes électriques.

— Vous patinez si vite ! Mais je n’ai pas peur avec vous, dit-elle.

Il se rengorgea :

— Je crois que vous avez raison. Sans être un as du patinage, je peux dire…

— Il ne s’agit pas de votre habileté, reprit-elle d’une voix douce. C’est autre chose. Même si vous étiez très maladroit, je me sentirais en sécurité.

À ces mots, Volodia donna un coup de talon victorieux et dépassa une grosse dame, qui chancelait sur ses hautes bottines et gazouillait en remuant les bras :

— Je perds l’équilibre ! Soutenez-moi !

L’orchestre jouait un pot-pourri dEugène Onéguine et de La Dame de pique. Des étincelles d’argent brillaient dans l’atmosphère glacée du soir. Volodia se sentait très jeune, plein de force, d’enthousiasme, de naïvetés fécondes. Soudain, une certaine mollesse se fit dans l’air, et des papillons de neige tombèrent du ciel noir. Svétlana, pelotonnée dans son fauteuil, ouvrait la bouche, happait au passage les flocons légers.

— Selon les endroits, selon les jours, ils ont une saveur différente, dit-elle. Ils sentent la pomme, la pastèque, le muguet… Au couvent, la neige avait le goût des roses… Toutes, nous avions remarqué cela… Que jouent-ils maintenant ?…

Volodia, tout en patinant, se mit à chanter de sa voix juste et pure de ténor :


Un autre ? Non. Personne au monde

Ne saurait prétendre à mon cœur.

C’est une décision suprême.

C’est le vœu du Ciel : je suis tienne.

Elle ne l’entendit pas, ou feignit de ne pas l’entendre. Volodia se tut, conscient d’avoir commis une gaffe, et redoubla d’ardeur à pousser le fauteuil, dont l’armature en bois craquait au moindre effort.

— Pas si vite, gémit Svétlana.

Il ralentit le train. Il haletait un peu.

— J’aime beaucoup Eugène Onéguine, dit Svétlana. Je crois que toutes les jeunes filles russes portent dans leur cœur l’image de Tatiana.

— Mais tous les hommes russes ne sont pas des Onéguine, Dieu merci ! dit Volodia.

Elle le regarda, de cette manière directe, profonde, qui le gênait toujours et murmura :

— Je veux croire que vous avez raison.

Volodia remarqua qu’elle frissonnait et remontait le maigre col de fourrure jaune qui garnissait son manteau.

— Allons prendre le thé, dit-il. Sinon, vous attraperiez froid et ne me pardonneriez plus ce dimanche.

Elle secoua la tête et ses yeux étincelèrent de gratitude :

— Comment pouvez-vous dire cela ? Ce dimanche, je n’en ai jamais eu de pareil ! Tant de distractions !

— Et ça ne fait que commencer, s’écria Volodia, en poussant le fauteuil vers la cabane des patineurs.

Ils prirent le thé chez Philipoff et, pour le soir, Volodia offrit à la jeune fille de l’emmener au théâtre. Il était tout à fait à l’aise dans son aventure, et ne craignait plus les rencontres fâcheuses. Même le fait que Svétlana fût humblement vêtue ne le retenait pas au bord de son projet. Quelles que pussent être les conséquences de leur apparition, côte à côte, dans une loge, il les acceptait d’avance. Tel était son amour. Telle était sa fierté. Cependant, Svétlana hésitait à accepter son invitation. Elle semblait honteuse, perplexe. Enfin, elle avoua timidement qu’elle préférait le cirque au théâtre :

— Je n’ai jamais été ni au théâtre ni au cirque. Mais le théâtre, cela me paraît, comment dire ? plus pervers comme distraction…

Volodia haussa les sourcils d’un air amusé. La jeune fille remarqua son expression moqueuse et poursuivit, avec gravité :

— Oui. On disait, au couvent, que les acteurs ne croyaient pas en Dieu et qu’ils menaient une vie dissolue. On disait aussi qu’ils jouaient des pièces inconvenantes, des comédies traduites du français. Au cirque, il y a des animaux savants, des chevaux, des clowns. Ce doit être si bien !…

Volodia exultait. Tant de pureté ! Tant d’innocence ! C’était incroyable ! Jamais pareille chance ne s’était proposée à lui !

— Le cirque ! dit-il. Bien sûr, le cirque ! Comment n’y avais-je pas songé ? Voilà ce qu’il nous faut !

Et, sur-le-champ, il appela un commissionnaire, et l’envoya louer une loge au cirque Salomonsky. Lorsque le commissionnaire revint, Svétlana voulut voir les billets et se récria en apprenant que Volodia avait payé dix roubles cinquante pour une loge à la barrière.

— C’est si cher ! Et pourquoi une loge entière, puisque nous ne sommes que deux ?

— Quand on veut être bien placé, il faut y mettre le prix, dit Volodia.

— Et qu’aurait coûté une loge au théâtre ?

— Au Grand Théâtre, quinze roubles, au Petit Théâtre, quatorze roubles, si je ne me trompe. Et je ne parle pas des soirées de gala !

— Alors, nous avons bien fait de choisir le cirque, dit-elle en soupirant.

Volodia eut envie de la saisir dans ses bras et de la couvrir de baisers. Il lui plaisait de jouer auprès d’elle le rôle d’un prince charmant, dispensateur de miracles. Il demanda :

— Je suis peut-être indiscret, mais j’aimerais savoir ce que vous gagnez au service de Marie Ossipovna.

— Oh ! je suis bien payée, dit-elle. Logée, nourrie, blanchie, je reçois soixante-dix roubles par mois.

Soixante-dix roubles ! Pour une aussi jolie fille ! Volodia était indigné. Il se promit de cuisiner Marie Ossipovna pour une augmentation de salaire.

— Un traitement de famine, disait-il. Vous ne devriez pas avoir besoin de compter votre argent, de surveiller vos dépenses.

— Mais je ne compte pas mon argent, dit-elle. J’en ai toujours de trop.

— Parce que vous ne savez pas encore tout ce qu’on peut faire avec de l’argent, dit Volodia.

Puis il consulta sa montre d’un geste péremptoire et déclara qu’il était l’heure de partir. Le traîneau qui les emmenait allait au petit trot à travers les rues aux façades riches. Au coin du boulevard Tsvétnoï et de la place Troubnaïa, Svétlana poussa un cri d’admiration en apercevant, derrière les châssis en verre des fleuristes, une profusion de roses et d’œillets engourdis dans la buée lumineuse de l’échoppe. Un carré de chaleur estivale s’incrustait dans la nuit neigeuse. Volodia arrêta le traîneau, courut vers le premier marchand de la rangée, et revint en tenant une boutonnière d’orchidées dans un cornet de papier transparent. Il exigea que la jeune fille épinglât les fleurs à son corsage. Et elle lui obéit, rouge, boudeuse, la lèvre humide, l’œil fuyant.

— Il ne fallait pas. Elles étaient mieux là-bas, je vous assure.

Devant le cirque Salomonsky, le va-et-vient des voitures encombrait la chaussée sur toute sa largeur. Les cochers juraient. Les agents de police criaient. Par la grande porte illuminée, s’engouffraient pêle-mêle des châles, des chapeaux à plumes, des crânes nus, des manteaux de fourrure, des épaulettes, des visages et des mains, tant de visages et tant de mains que Svétlana en avait le vertige. Comme à travers les fumées d’un rêve, elle longea des couloirs, frôla des gens, descendit des marches et se retrouva installée dans une loge de velours rouge. La foule grondait sur les bords de cet entonnoir gigantesque, agitait des lorgnettes, des programmes, tout un infime bric-à-brac de paillettes, de joues roses et de regards. Le sable jaune de l’arène sentait le fauve, le crottin et le bonbon acidulé. Très haut, vers les régions inaccessibles du plafond, où régnait un clair-obscur de poussière et de lumière opalescente, des fils blancs entrecroisaient leurs molles arabesques. Tout à coup, la musique tonna et Volodia dit :

— Regardez les clowns.

Pendant toute la durée du spectacle, Svétlana douta de ses yeux et de son intelligence. Il y avait trop à voir, et elles se succédaient à un rythme trop accéléré pour qu’il fût possible de les apprécier au passage. Des pitres au museau enfariné et aux tuniques éclaboussées d’étoiles déchaînaient le rire énorme de la foule par une explosion de claques, de coups de pied au derrière et de cabrioles élastiques. Puis, c’étaient des rugissements de fauves, et un ours savant se tenait en équilibre sur une boule, tandis qu’autour de lui les fouets claquaient comme des pétards. Des ballerines en paillettes bleues chevauchaient de nobles coursiers aux crinières de soie, des adolescents aux maillots roses construisaient une pyramide de bras et de jambes qui s’écroulait soudain, et ils se retrouvaient au complet, l’un à côté de l’autre, souriants, moustachus, avec des joues de porcelaine et des yeux de diamant. Et, de nouveau, accouraient les clowns dans leurs habits trop larges.

À l’entracte, Volodia entraîna la jeune fille vers les écuries pour donner du sucre aux chevaux. Après, ce fut mieux encore. Mais Svétlana, gavée de prodiges, ne pouvait plus s’étonner de rien. Volodia, assis près d’elle, lui offrait des chocolats, comme si c’eût été là un passe-temps naturel pour une jeune fille de sa condition. Il lui disait :

— Maintenant vont venir les Chipps, les meilleurs gymnastes du monde.

Et, en prononçant ces paroles banales, il la regardait avec des yeux si bons, si tendres, qu’elle en était toute remuée. Lorsque les acrobates se hissèrent le long des agrès, il lui passa le bras autour des épaules en chuchotant :

— N’ayez pas peur. Ils sont bien entraînés. Surtout, je ne veux pas que vous ayez peur !

Et elle n’eut pas peur. Elle se sentait bien auprès de lui. Mais, tout à coup, l’un des acrobates se laissa tomber dans le vide, et elle poussa un cri, car elle le voyait déjà s’écraser au milieu de l’arène. Volodia la serra contre lui de toutes ses forces :

— Svétlana ! Ma chérie !

L’acrobate s’était rattrapé à un autre trapèze et se balançait en souriant à quelques mètres du sol.

Svétlana était molle et contente, parce que l’acrobate n’était pas mort, parce que Volodia se montrait si gentil avec elle, parce que les jeux terribles avaient pris fin, et que, de nouveau, entraient en piste les chevaux savants, aux larges selles de pierreries, et les clowns cabrioleurs. Des mots de confiance et d’amitié bourdonnaient à ses oreilles. Son cœur remontait dans sa gorge. Elle battait des mains à contretemps. Elle riait. Puis, soudain, elle eut envie de dormir.

À la fin du spectacle, comme Volodia et Svétlana quittaient leur loge, Volodia reconnut dans la foule Ruben Sopianoff, son ami d’autrefois, le témoin de ses anciennes folies. Jouant des coudes, Ruben Sopianoff se rapprochait de lui et criait :

— Volodia ! Vieille crapule ! Tu hantes les coulisses des cirques, maintenant ? C’est l’écuyère à panneau qui t’a ensorcelé, sans doute ? Quel râble !

Volodia, furieux, tentait de lui faire comprendre, par une mimique désespérée, qu’il n’était pas seul et que ces propos n’étaient pas du goût de sa compagne. Mais Ruben ne voulait rien entendre et vociférait, par-dessus deux ou tois rangées de têtes :

— Tu nous as laissé tomber, cochon ! C’est bon de rompre avec les femmes, mais pas avec les copains ! Je ne suis pas une Varlamoff, moi…

Il aperçut enfin Svétlana, tira son gilet, claqua des talons, cligna de l’œil à Volodia et dit :

— Mes compliments. Elle est ravissante.

Ruben Sopianoff avait engraissé depuis sa dernière rencontre avec Volodia. Énorme, noir, velu, rigolard, il écrasait la jeune fille de toute sa taille et répétait :

— Par exemple, par exemple, sacré farceur !

Volodia sentit qu’il fallait à tout prix abréger l’entretien.

— Nous sommes pressés, dit-il. Je dois reconduire mademoiselle.

— Faisons route ensemble, dit Sopianoff.

— Non.

— Et moi qui avait tant de choses à te dire ! Sais-tu que je me lance dans le théâtre ?

— Comme jeune premier ?

— Non. Je commandite une nouvelle entreprise. C’est un dénommé Prychkine qui m’en a donné l’idée.

— Quel Prychkine ?

— L’acteur. Celui qui est avec la sœur de Tania Danoff. Tu dois le connaître.

— Vaguement, dit Volodia.

— Eh bien, voilà, s’écria Sopianoff. À Moscou, on est écœuré par les spectacles de gala, l’or, le velours, les fauteuils confortables et la bonne société. Pour réagir contre ces fastes officiels, nous avons eu l’idée de créer un tout petit théâtre, avec des bancs de bois, une scène en miniature, des spectacles gais. Pendant la soirée, on pourra manger, boire de la bière. On sera très mal assis. Les places coûteront horriblement cher. Et tout le monde se ruera pour nous applaudir.

— C’est astucieux, dit Volodia.

Ruben Sopianoff éclata de rire :

— N’est-ce pas ? Si tu as de l’argent à placer, ou si tu veux faire débuter mademoiselle…

Svétlana, qui ne comprenait rien à cette discussion, regardait les deux hommes à tour de rôle et souriait d’un air ahuri.

— Elle a sûrement une nature artistique, dit Sopianoff en claquant des doigts.

— Je ne le crois pas, dit Volodia sèchement.

À la sortie du cirque, des commissionnaires criaient :

— La voiture du baron Stoff ! La voiture du prince Baranoff !

Ruben Sopianoff gémissait en s’accrochant au bras de Volodia :

— Toute la bande s’est décollée… Stopper s’est marié… Elle a dix ans de plus que lui et elle fume le cigare… Khoudenko est dans sa propriété, sans un rond… Toi, tu cours les cirques…

Il ajouta à voix basse :

— Où l’as-tu dénichée ? Elle est fraîche comme une petite pomme !

— Ça ne te regarde pas, dit Volodia avec humeur. Et je te conseille de ne parler à personne de notre rencontre.

Ruben Sopianoff haussa ses larges épaules :

— Dieu, qu’il est compliqué ! On les a tous changés, ma parole ! Il n’y a plus d’hommes !

Sur ces mots, il baisa galamment la main de Svétlana et fonça, tête en avant, dans la nuit.

Volodia fut heureux de le voir partir. Il avait redouté, de la part de Sopianoff, une de ces gaffes irréparables dont son ami avait le génie. Mais, sauf les allusions à l’écuyère et à la Varlamoff, tout s’était bien passé.

Craignant une nouvelle rencontre, Volodia se hâta de pousser la jeune fille dans un traîneau.

— Dimanche, si vous le voulez bien, nous recommencerons, dit-il.

— Mais peut-être que Marie Ossipovna ne me laissera pas sortir, dimanche prochain.

— Celle-là !

Volodia grinça des dents.

— Vous avez l’air méchant, dit-elle.

— Non. Je réfléchis.

Svétlana soupira :

— C’est égal, Marie Ossipovna sera bien étonnée quand elle apprendra que j’ai passé la journée avec vous !

— Vous n’allez pas le lui dire ? s’écria Volodia.

— Pourquoi pas ?

Volodia, troublé, ne savait que répondre. Tant d’innocence le désarmait.

— Ce n’est pas bien de mentir, reprit Svétlana. On n’a pas le droit. Et que faisons-nous de mal, de quoi nous cacherions-nous ?

Après une brève hésitation, Volodia opta pour une attitude mystérieuse.

— C’est exact, dit-il, nous ne faisons rien de mal, mais il est des choses que je ne peux vous expliquer, et qui, en quelque sorte, m’obligent à vous demander le secret le plus absolu sur nos entrevues. Si vous avez de l’amitié pour moi, il faut vous conformer à cette consigne. Vous me rendriez un mauvais service en parlant. Ne me questionnez pas davantage.

Elle le regardait, inquiète :

— Mon Dieu, vous m’effrayez…

— Il ne faut pas vous effrayer. Plus tard, vous comprendrez tout.

Svétlana baissa la tête.

— Je n’ai jamais menti, dit-elle. Mais, pour vous je le ferai.

— Merci, dit-il avec sentiment.

Et il en profita pour lui baiser la main.

Elle ne se défendait pas, mais semblait inerte, absente. Des flocons de neige fondaient sur ses joues. Elle murmura enfin :

— La fête est finie.

— Ma petite fille, mon enfant chérie, bredouillait Volodia. Nous irons encore au cirque. Souvent, souvent ! Et ailleurs. Où vous voudrez. Je vous abandonne tous mes loisirs. Je ne vis que pour vous… Je vous…

— Nous sommes arrivés, dit Svétlana.

Comme d’habitude, ils arrêtèrent le traîneau à quelque distance de la maison. Svétlana fit le chemin à pied jusqu’à la porte des Danoff. Marie Ossipovna l’attendait dans le vestibule. Dès qu’elle vit sa demoiselle de compagnie, elle se mit à crier :

— J’avais dit minuit, il est minuit et quart ! Tu n’as pas tenu parole ! Tu ne sais pas reconnaître les bienfaits ! Rends-moi le manchon que je t’ai donné ! Tu ne l’auras plus ! Et pour faire quoi ! Un imbécile quelconque et elle est folle ! Crachat ! Voilà, ce que c’est !

Svétlana gagna sa chambre en courant, se coucha vite, et rêva toute la nuit de patineurs phosphorescents, de chevaux marins aux narines de feu et d’acrobates aux cuisses mordorées. Mais c’était Volodia qui devenait tour à tour patineur, cheval, acrobate. Elle le reconnaissait facilement à travers ces métamorphoses.

Загрузка...