CHAPITRE VIII

À la fin du mois de février 1913, la compagnie indépendante de combat, sous les ordres de Zagouliaïeff, groupait cinq membres actifs et deux agents de renseignements. Tous, ayant rompu avec le parti et sa politique prudente, avaient juré de risquer leur vie pour hâter le triomphe de la révolution. Pour les débuts de l’association, Zagouliaïeff cherchait une entreprise audacieuse et spectaculaire. Deux affaires le séduisaient également : une expropriation dans un bureau de poste et l’assassinat d’un dénommé Koudriloff, procureur militaire et député de la droite constitutionnaliste-démocrate à la Douma. Le général Koudriloff était détesté par tous les révolutionnaires, à quelque groupement qu’ils appartinssent. Lors des interpellations relatives aux atrocités commises dans les prisons, en 1906, il avait défendu les administrateurs pénitentiaires et déclaré que le seul moyen de sauver l’empire était d’exécuter, séance tenante, les condamnés politiques et leurs avocats. Il avait été lui-même, autrefois, directeur de prison, et s’était signalé par des mesures d’une cruauté maniaque envers les détenus. À présent, vieillard vicieux, chancelant, hébété, il protégeait ouvertement tous ceux qui rêvaient d’étouffer dans le sang la révolution naissante. On citait de lui des répliques célèbres. « Un homme arrêté est un homme condamné… » « Un soufflet de plus sur la face d’un détenu, c’est un soufflet de moins sur la face du Christ… »

Les journaux clandestins le menaçaient régulièrement des plus terribles vengeances. Mais il n’en avait cure. Il habitait, entre sa femme et sa fille, un hôtel particulier d’apparence modeste, dans le quartier de l’Amirauté, à Saint-Pétersbourg, ne sortait que pour se rendre aux séances des commissions, et une demi-douzaine de mouchards étaient attachés à ses pas. Malgré la surveillance de la police, Zagouliaïeff avait juré de « liquider » Koudriloff, et Nicolas l’encourageait à tenter cette affaire avant celle de l’expropriation.

Il y eut des conférences nombreuses au logis de Nicolas. Les moindres détails de l’exécution y furent discutés avec fièvre. Fallait-il user de la bombe ou du revolver ? Fallait-il se présenter au domicile de Koudriloff avec une fausse pétition ou l’attaquer dans la rue ? Fallait-il que toute la compagnie prît part à l’attentat ou charger un seul de le perpétrer à ses risques et périls ? Zagouliaïeff tempérait l’ardeur de ses hommes. Il les avait choisis avec discernement, suivant leurs qualités et leurs défauts, comme on choisit les chiens d’une meute. Nicolas était le rêveur aux mains soignées, qui pouvait emporter la décision d’une affaire dans un moment d’enthousiasme mystique, mais on ne devait pas l’employer à des tâches de longue haleine qui lui eussent donné l’occasion de s’interroger. Il trouvait son adjuvant naturel en la personne de Bloch, petit Juif ratiocineur, méthodique et patient. Alleluïeff, lui, était une brute énorme, un ancien boucher, tueur exemplaire, que Zagouliaïeff réservait pour les grosses besognes. Gédéonoff, chimiste de la compagnie, s’occupait de la fabrication des bombes, mais la vue du sang le rendait malade. Quant à Dora Rouboff, l’exaltée, la folle, elle entretenait, parmi ces hommes sacrifiés d’avance, une sorte d’émulation funèbre. Bloch, Gédéonoff et Alleluïeff étaient vaguement amoureux d’elle. Et Zagouliaïeff se félicitait de cette passion collective. Car, grâce à Dora, dans le cœur de chaque compagnon, la sotte vanité du mâle s’ajoutait à la vanité sacrée du révolutionnaire.

Nicolas connaissait bien Dora Rouboff pour avoir été recueilli et soigné par elle, un soir, qu’il avait trop bu. Il se souvenait de la chambre, des canaris dans leur cage, de la toile cirée rouge sur la table, du visage pâle penché sur le sien. Il aurait pu, ce jour-là, devenir le maître de cette créature étrange, qui avait tué et qui prétendait encore à l’amour des hommes. Mais une répulsion glacée l’avait détourné de ce corps. Depuis, Nicolas reprochait à Dora d’avoir oublié, l’espace d’un instant, qu’elle était un soldat de la révolution. Et Dora ne pardonnait pas à Nicolas de lui avoir rappelé qu’elle trahissait son rôle. Cette hostilité silencieuse était connue d’eux seuls. Ils avaient leur secret dans le grand secret. Aux réunions, par un accord tacite, ils affectaient de se traiter avec bienveillance. Cependant, leurs rapports manquaient de naturel. Zagouliaïeff disait :

— Il suffit que le camarade Arapoff soit en face d’une femme pour qu’il lui pousse un faux col amidonné autour du cou. J’espère que tu seras moins timide en face de Koudriloff.

Nicolas rougissait. Dora inclinait la tête, et ses yeux étincelaient de façon cruelle. Un jour, pendant une suspension de séance, elle s’approcha de Nicolas et lui dit à voix basse :

— Vous me détestez, n’est-ce pas ?

— Non, dit-il, pourquoi ?

Elle se mit à rire :

— On déteste toujours les femmes qu’on n’a pas pu aimer.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutiait Nicolas,

— Autrefois, nous étions séparés par le sang, dit-elle encore. J’avais tué. Vous étiez d’un autre bord. Vous me regardiez avec horreur. Mais, demain, vous aussi serez un assassin. Nous pourrons mieux nous comprendre…

Vers le début du mois de mars, Zagouliaïeff, ayant arrêté son plan, résolut de passer à l’exécution. Les camarades étaient tombés d’accord sur la tactique de l’attentat : surveillance des allées et venues du procureur militaire ; emploi de la bombe ; nécessité d’attendre que Koudriloff se trouvât seul dans sa voiture, afin d’éviter que des innocents fussent frappés en même temps que le coupable. Alleluïeff se laissa pousser la barbe, acheta un cheval et une calèche sur les fonds du groupe de combat, et s’établit cocher à Saint-Pétersbourg. Nicolas se déguisa en vendeur de cigarettes, et Bloch en cireur de bottes. Dora et Gédéonoff partirent pour la Finlande où ils devaient se procurer du fulminate de mercure. Zagouliaïeff centralisait les renseignements.

Des heures entières, Nicolas stationnait devant la villa de Koudriloff, le ministère de la Guerre, le Conseil d’Empire, le palais de Tauride, l’état-major. Coiffé d’une casquette crasseuse, vêtu d’une blouse en peau de mouton, il déambulait dans la boue et criait honteusement sa marchandise. La courroie de l’éventaire lui sciait le cou. Ses doigts étaient gelés. L’eau des flaques clapotait dans ses bottes percées. Parfois, des agents de police ou des portiers lui criaient des injures et le chassaient d’un trottoir à l’autre. Alors, il s’enfuyait, le dos rond, le regard peureux. Et les autres riaient et se claquaient les cuisses. Mais il était payé de son humiliation, lorsqu’il voyait surgir, dans le flot des voitures disparates, la calèche élégante de Koudriloff, avec ses deux chevaux bais, son cocher à la barbe blonde et ses lanternes d’argent. Le procureur n’était jamais seul. Toujours l’accompagnaient sa femme ou sa fille. Les aimait-il au point de ne pouvoir se séparer d’elles ? Ou avait-il deviné que leur seule présence le garantissait de la mort ? Nicolas observait ce petit homme lourd, en manteau gris de général. Il savait la dimension de ses épaulettes et le nombre de ses décorations. Les moindres verrues de son visage lui étaient familières. Même, il imaginait l’odeur de ce corps vieillissant. La nuit, il lui arrivait de rêver à l’affreux Koudriloff, pesant, bilieux, renfrogné, comme un adolescent rêve à sa maîtresse. Koudriloff lui appartenait, était devenu son bien, sa chose, une partie indispensable de lui-même. Il était jaloux de Koudriloff, amoureux de Koudriloff. Et, en même temps, il avait honte de guetter dans l’ombre un ennemi désarmé. Cette besogne n’était-elle pas indigne d’un champion de la liberté ? Le révolutionnaire tue et risque sa vie. Il ne se déguise pas pour épier sa proie derrière une colonne. Mais peut-être fallait-il que le vrai combattant, avant de porter le coup, sacrifiât en lui jusqu’à cette dernière fierté ? Tout s’achète. Même le droit d’exécuter un coupable.

Un jour, enfin, Zagouliaïeff annonça que les renseignements recueillis étaient suffisants et que l’attentat aurait lieu dans quarante-huit heures. Ainsi, ce jeu de cache-cache puéril, cette mascarade, ces attentes n’avaient pas été vains. Koudriloff se débattait comme un gros poisson argenté dans un réseau de regards et de pensées hostiles. Koudriloff était condamné. Koudriloff était mort déjà. Et, cependant, il continuait de rouler dans sa calèche à flambeaux, avec sa femme, sa fille, son cocher barbu. Il compulsait des papiers, donnait des signatures, se croyait quelqu’un. C’était comique et sinistre. Nicolas fut attristé lorsque Zagouliaïeff lui signifia qu’il n’aurait aucun rôle dans l’exécution. Alleluïeff, Dora et lui-même se réservaient cette première affaire. On emploierait le camarade Arapoff pour l’expropriation du bureau de poste. Après tout n’était-il pas un débutant qui devait faire ses preuves avant de s’attaquer à un morceau de choix ? Selon les dernières informations, Koudriloff comptait se rendre seul au théâtre impérial, pour assister à un spectacle de gala donné au bénéfice de la Croix-Rouge. Bloch, ayant interrogé quelques portiers du voisinage, avait appris que la femme et la fille du procureur étaient parties la veille pour Baden-Baden. L’occasion était inespérée.

Nicolas passa une mauvaise nuit. Sans doute était-il furieux d’avoir préparé un travail que d’autres achèveraient sans lui. Mais, en même temps, il n’était pas fâché qu’on lui refusât l’affreux privilège d’assassiner un homme. Un lâche soulagement lui venait à l’idée que, cette fois, encore, il n’aurait rien à se reprocher.

Le lendemain, à dix heures du soir, Zagouliaïeff, Alleluïeff et Dora se retrouvaient dans un square proche du théâtre Marie. Nicolas les rejoignit pour leur annoncer que Koudriloff était arrivé au théâtre peu après huit heures.

Tous étaient calmes. Dora cachait sa bombe dans un carton à chapeaux. Alleluïeff, toujours vêtu en cocher, tenait la sienne sur les genoux, enroulée dans un plaid. Celle de Zagouliaïeff reposait au pied du banc, dans un paquet de journaux mal ficelés. Ils étaient là, avec leurs bombes, et nul ne songeait à les arrêter. Cette circonstance paraissait à peine croyable. De nouveau, Nicolas regretta de ne pouvoir participer à leur aventure. La nuit était calme et froide. Des flaques de boue blanchâtre luisaient au tournant d’une allée. Zagouliaïeff regarda sa montre.

— Il est temps, dit-il. Alleluïeff se postera au coin de la rue Glinka et de la rue des Officiers. Dora se tiendra à l’autre extrémité de la place, entre le tronçon sud de la rue Glinka et le Conservatoire. Moi, je surveillerai la sortie du théâtre. En cas d’échec, rendez-vous ici. Nicolas nous attendra.

Ils se levèrent. Ils s’en allèrent un à un. D’abord Alleluïeff. Puis Dora. Elle avait du mal à porter sa bombe qui était lourde. Avant de disparaître, la jeune femme se retourna. Nicolas la vit sourire d’un air absent, égaré.

— Bonne chance, cria-t-il.

Il avait le cœur serré d’angoisse, de compassion. Elle lui fit une grimace de fillette, haussa les épaules, poursuivit son chemin en boitant.

Zagouliaïeff ramassa son paquet de journaux, l’éleva jusqu’aux oreilles de Nicolas. Nicolas entendit le mécanisme régulier de la fusée. Ce tic-tac funèbre absorbait toute son attention : « Au moindre choc, le tube éclate et la mélinite explose. Et c’est la mort. La mort de Koudriloff. La mort de Zagouliaïeff. » Nicolas ne pouvait s’habituer à l’idée qu’il voyait Zagouliaïeff pour la dernière fois. Il le trouvait tout à coup très grand et très beau. Pas un assassin. Mais un messager de la colère divine.

— À bientôt, dit Zagouliaïeff.

Nicolas se dressa d’un bond, le prit dans ses bras, le baisa sur ses joues froides et rêches. Zagouliaïeff se débattait :

— Allons, laisse-moi. Tu vas gâcher mon plaisir.

Il ricanait, les dents serrées, les yeux plissés de haine :

— La plus belle heure de ma vie… Je n’ai vécu que pour ça, tu comprends ?… Et, tout à coup, voilà, c’est pour maintenant… Le dénommé Zagouliaïeff reçoit sa raison d’être… Si j’en réchappe… Non, je ne veux pas y penser…

Il grommela encore :

— Les chiens, les chiens, les salauds !…

Puis il s’éloigna d’un pas rapide, sa bombe sous le bras,

Nicolas demeura seul dans le jardin noyé d’ombre. Des festons de neige pendaient aux branches des arbres. Le vent apportait l’odeur puissante de la mer. On entendait craquer la glace de la Néva. Un instant, Nicolas pensa qu’il émergeait d’un rêve, que Zagouliaïeff, Alleluïeff, Dora, n’avaient pas l’intention de tuer Koudriloff, que les bombes n’existaient pas, que Koudriloff n’existait pas. Machinalement, il sortit du square et déboucha sur la place du théâtre.

Le théâtre était illuminé. Des policiers descendaient, remontaient les longues marches miroitantes. Les badauds circulaient entre les calèches. Nicolas chercha Zagouliaïeff des yeux, ne le trouva pas dans la foule et rebroussa chemin. Dans le square, il prit le parti de marcher un peu pour apaiser son impatience. Puis, il s’assit sur un banc, somnola, se réveilla en sursaut, honteux d’avoir succombé à une fatigue banale. Il regarda sa montre. Onze heures. Transi de froid, le cœur faible, il se mit debout et poursuivit sa promenade. À plusieurs reprises, il crut entendre une détonation. Et, tout à coup, Zagouliaïeff fut devant lui. Avant même que Zagouliaïeff eût parlé, Nicolas savait que l’attentat n’avait pas eu lieu. Zagouliaïeff tenait la bombe sous son bras. Son visage était figé dans une expression de dépit. Des aiguilles de givre hérissaient son menton pointu.

— Alors ? Quoi ? Qu’est-il arrivé ? cria Nicolas.

— Il était avec sa femme, dit Zagouliaïeff.

— Mais Bloch nous avait dit…

— Le voyage à Baden-Baden ?… Oui, il s’était trompé, ou on l’avait trompé, voilà tout… Quand sa calèche est passée devant moi, j’allais jeter la bombe, et je les ai vus à l’intérieur, tous les deux…

— Et Alleluïeff ? Et Dora ?

— La calèche s’est dirigée du côté de Dora. Et Dora non plus n’a pas jeté la bombe. Parce que Koudriloff n’était pas seul. C’est raté ! Une fois de plus !

Nicolas eut l’impression que Zagouliaïeff allait éclater en sanglots, comme un élève refusé à son examen. Lui-même avait la gorge serrée. Tant de travail, tant de précautions, pour aboutir à cet échec lamentable. Il ne voulait pas le croire. Il parlait vite pour s’étourdir :

— On pourrait les rattraper en chemin… Prendre une voiture…

— Ne dis pas de sottises, souffla Zagouliaïeff.

Nicolas se tut, regarda Zagouliaïeff un long moment et murmura enfin :

— Je n’aurais pas cru que tu renoncerais à jeter ta bombe pour épargner cette… cette femme qui ne nous est rien…

— Moi non plus, je ne l’aurais pas cru, dit Zagouliaïeff.

Il soupira, cracha par terre. Dora et Alleluïeff apparurent au bout de l’allée. Elle avait un visage mince, fatigué, et c’était son compagnon qui portait les deux bombes, une sous chaque bras. Alleluïeff grondait dans sa barbe :

— En voilà des histoires ! Il fallait taper dans le tas ! Lui et elle ! Ils se valent ! Alors, pourquoi hésiter ? Moi, je ne vous comprends pas. Si c’est ça la terreur ! Une occasion unique ! Et on la laisse échapper pour ne pas abîmer une madame !

— Notre premier attentat doit être tel qu’on ne puisse rien nous reprocher, dit Zagouliaïeff d’une voix brève. Tuer l’ennemi, et rien que lui. C’est une question de propreté morale. Si tu ne saisis pas ça, tu es un porc et tu ne m’intéresses plus.

Alleluïeff se mit à rire :

— Ne te fâche pas, mon pigeon. On t’obéit. Mais on aime savoir…

Dora s’était assise sur le banc, la tête basse. Elle pleurait. Nicolas s’approcha d’elle.

— J’étais tellement sûre que je le tuerais ! dit-elle.

— Ne restons pas là, dit Zagouliaïeff. Dès demain, à dix heures, rendez-vous chez Dora, afin d’envisager la possibilité d’un nouvel attentat contre Koudriloff. Alleluïeff portera les bombes chez Gédéonoff pour qu’il retire les détonateurs. Compris ?

Et sans saluer personne, il tourna les talons et s’enfonça dans la nuit.

Le lendemain, après de longues discussions, il fut décidé de renoncer à une exécution en pleine rue, à la bombe. Pour surprendre Koudriloff seul, il était indispensable de l’attaquer chez lui. À cet effet, Zagouliaïeff se ferait engager chez le procureur militaire à titre de valet de chambre ou de palefrenier. Dora et Nicolas se présenteraient au domicile de Koudriloff un jour d’audience. Et, à eux trois, ils finiraient bien par abattre « le vieux ».

Il fallut deux semaines de démarches à Zagouliaïeff pour être embauché parmi le personnel de Koudriloff. Une place d’aide-jardinier était vacante. Zagouliaïeff l’obtint par l’entremise d’un horticulteur des environs, révolutionnaire convaincu et fournisseur du procureur militaire. Mais, d’après les instructions de Koudriloff, le jardinier principal avait seul le droit de tailler les buis disposés contre le mur de la maison. Ainsi, Zagouliaïeff ne pouvait-il s’approcher des fenêtres du bureau qui était au rez-de-chaussée. Une fois seulement, profitant d’une absence du jardinier principal, il se faufila le long des massifs, jeta un coup d’œil dans la pièce où Koudriloff dictait le courrier à son secrétaire. Ayant noté la topographie des lieux, il eut une réunion avec Nicolas et Dora pour arrêter définitivement les modalités de l’opération.

Au jour dit, Nicolas devait se rendre chez le procureur en uniforme de scribe du tribunal militaire. (Cet uniforme, Bloch l’avait déjà commandé à un tailleur de ses amis.) Peu après, Dora, déguisée en lycéenne, viendrait se joindre aux solliciteurs parqués dans la salle d’attente. Lorsqu’elle serait en place, Nicolas déclarerait à l’huissier de service qu’il avait un pli urgent pour son Excellence. Koudriloff, abusé par le titre administratif du visiteur, le recevrait probablement sans difficulté. Une fois seul avec le procureur militaire, Nicolas tirerait un revolver de sa poche, foudroierait le bonhomme à bout portant et sauterait par la fenêtre. Zagouliaïeff, posté dans les buissons, protégerait sa fuite. Si le procureur militaire évitait le coup et s’évadait du bureau dans l’antichambre, Dora se précipiterait sur lui et l’abattrait au passage. Enfin, si Koudriloff, par miracle, échappait à ce double attentat et cherchait refuge dans le jardin, Zagouliaïeff le poursuivrait et lui jetterait sa bombe dans les jambes. Sauf par malchance exceptionnelle, le plan ne pouvait pas rater. Les lieux étaient connus. Les armes étaient bonnes. Les mouchards qui défendaient la demeure de Koudriloff n’observaient guère les allées et venues de l’aide-jardinier, et leurs soupçons ne seraient pas éveillés par des personnages aussi notoirement inoffensifs qu’une lycéenne et un scribe du tribunal militaire.

L’uniforme de Nicolas fut prêt dans les derniers jours du mois d’avril. Il l’essaya chez lui, devant la glace, et s’étonna de ne pas se reconnaître dans ce fonctionnaire maigrichon et falot. Se pouvait-il qu’une simple livrée modifiât à ce point l’apparence physique et morale d’un individu ? Sans doute y avait-il, de par le monde, des scribes que Nicolas méprisait sur leur seule mine, mais qui n’étaient ni plus mauvais, ni meilleurs que lui. Et, ce qui était vrai pour un uniforme de scribe, devait l’être pour un uniforme de général. En condamnant un général, on condamnait d’abord l’uniforme. On oubliait l’homme. À la faveur de ce déguisement, Nicolas comprenait soudain toutes sortes d’injustices dont les révolutionnaires se rendaient probablement coupables. Il eut peur de cet accès de pitié tardive. Il refusa d’y réfléchir. Mais, dans la glace, un petit fonctionnaire inconnu, triste, anxieux, le regardait avec une fixité gênante. Ce petit fonctionnaire lui demandait des comptes au nom de tous les fonctionnaires qui étaient tombés et qui tomberaient encore sous les balles et sous les bombes. Rageusement, Nicolas dégrafa son col, déboutonna sa tunique. Toujours trop de pensées avant l’action. Il étoufferait, un jour, dans la forêt de ses rêves. L’attentat contre Koudriloff était prévu pour le 13 mai. Nicolas passa aux Îles la dernière nuit avant l’exécution.

Aux Îles, régnait une fraîcheur humide. Le parfum de l’herbe jeune se mêlait à l’odeur âcre de la mer. Des feux multicolores palpitaient dans les branches nues. Nicolas se dirigea vers ces lumières, pénétra dans une salle de spectacle pleine de monde. Sur la scène, une diseuse, très décolletée, très maquillée, faisait des grâces, ondulait de la hanche. Des bourgeois, des officiers, l’applaudissaient frénétiquement. Nicolas s’assit parmi ces gens bien nourris, bien peignés, écouta leurs rires avec un sentiment d’envie. « J’aurais pu vivre comme eux, manger, dormir, avoir une femme, des enfants, aller aux Îles pour me distraire. J’ai préféré la voie dangereuse. » Il répéta doucement :

« La voie dangereuse. »

Une angoisse laide montait en lui. « Est-ce que j’aurais peur ? Peur de mourir ? Ou peur de tuer ? » Non, il ne craignait pas de mourir. Il ne tenait pas à la vie. Ce qui l’effrayait, c’était la mort de l’autre. De nouveau, la vieille question obsédante barrait sa tête : « De quel droit, moi, Nicolas Arapoff, vais-je supprimer un homme ? » Les réponses classiques ne satisfaisaient plus sa raison : « Un soldat de la révolution peut tout se permettre dans l’intérêt de la révolution. Le bonheur du peuple est une excuse valable aux erreurs que l’on commet en son nom. Un combattant n’a pas de volonté propre. Il exprime la volonté du Parti. » Eh bien, le peuple, le Parti, ne suffisaient pas à justifier le meurtre de Koudriloff. Au-dessus du peuple, au-dessus du Parti, il y avait Dieu. Dieu ordonnait-il que Nicolas devînt un justicier ? De toutes ses forces, Nicolas souhaitait qu’un signe irrécusable le renseignât sur la pensée de Dieu. Il interrogeait la scène, la salle, comme pour y découvrir une approbation secrète à la mission qu’il avait acceptée. Les verres tintaient. Un bouchon de champagne claqua sec au milieu des rires. Les serveurs flottaient dans un cercle de visages congestionnés. Dans le verre de thé que Nicolas tenait à la main, nageaient des pastilles de lumière. « Dois-je tuer vraiment ? N’est-ce là que mon désir ou le désir de Dieu ?… » Une tzigane, vêtue de haillons verts et rouges, harnachée de médailles d’or, la face sombre, la bouche souple, chantait :


Dis-moi, pourquoi t’ai-je rencontré ?

Pourquoi suis-je amoureux de toi ?…


Nicolas ferma les yeux, et, brusquement, sur le fond flamboyant de ses paupières, se dessina la figure blafarde et boursouflée de Koudriloff. Un filet de sang coulait hors des narines béantes. Les lèvres écartées laissaient voir une rangée de dents mortes et jaunes. Nicolas frémit, secoua la tête pour chasser la vision. Déjà, son âme immortelle était perdue, souillée. Et il lui faudrait vivre avec cette âme jusqu’au Jugement dernier. « Mon Dieu, conseillez-moi ! » murmura-t-il.

Des voisins le considéraient avec surprise. Mais il n’y prenait pas garde. Il se sentait faible, vulnérable, anéanti, comme un petit enfant. « Un signe, je demande un signe… » Il regretta de n’avoir pas emporté avec lui sa vieille Bible reliée en toile noire. Il récita : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?… » Puis encore : « Celui qui aime son âme la fera périr, et celui qui hait son âme en ce monde la conservera pour la vie éternelle… »

Cette dernière pensée lui fit du bien. Il haïssait son âme en ce monde. Volontairement, il la chargeait de remords innombrables. Donc, la rédemption lui serait accordée, comme à tous ceux qui avaient fait bon marché de leur réputation terrestre pour n’aspirer qu’au royaume de Dieu. Maintenant, il savait qu’il tuerait sans faute le procureur, que ce geste ne dépendait pas de lui, qu’il n’était plus en son pouvoir de le refuser ou de le retarder d’un jour, que tout était décidé pour lui, depuis longtemps, depuis sa naissance, depuis le commencement des âges. Une femme lui toucha la main en passant. Il lui sourit. Il avait envie de sourire à tout le monde.

Le lendemain matin, à huit heures, il revêtit son uniforme de scribe et se rendit dans le square Alexandre ou Zagouliaïeff l’attendait pour régler les derniers détails de l’affaire. À onze heures, il se présentait au domicile de Koudriloff. Quelques mouchards, coiffés de chapeaux melons, chaussés de caoutchoucs solides, déambulaient devant le porche. Un agent de police bavardait avec le portier sur le perron à colonnettes.

— Pour l’audience, dit Nicolas en passant devant eux.

Et ils ne songèrent pas à le retenir. On eût dit vraiment que son uniforme lui valait la confiance immédiate des petites gens. Dans l’entrée, un suisse à cravate blanche l’accueillit et lui fit l’honneur d’un sourire.

— Son Excellence ne vous attendait que pour midi, dit-il.

Sans doute Koudriloff attendait-il effectivement la visite d’un scribe du tribunal militaire, porteur de papiers importants. Et il avait prévenu son personnel d’introduire le messager au plus vite. Cette coïncidence favorable réjouit Nicolas. Il se sentait merveilleusement lucide et dispos. Ses craintes avaient disparu avec les dernières ombres de la nuit. Il avait l’impression d’accéder à une joie qu’il avait longtemps espérée. Sa consécration, son ordination n’étaient plus qu’une question de minutes. Machinalement, il tâta le browning, au fond de sa poche. Le contact de l’acier froid n’était pas désagréable. Tout était pur, clair, mécanique, dans cette affaire. Le rêve n’avait plus de place entre cette main et cet objet, entre lui et la mort de l’autre.

Tandis qu’il marchait, il se vit dans la glace, avec son uniforme, sa serviette bourrée de dossiers. Les murs de l’antichambre étaient tendus de soie mauve. Des sièges dorés encadraient les fenêtres. Le suisse poussa une porte, et Nicolas se trouva dans le petit salon qui servait de salle d’attente. Une dizaine de personnes étaient rassemblées là. Des fonctionnaires, des marchands, une femme en manteau de fourrure. Tous semblaient oppressés par la solennité du lieu et la présence invisible du maître.

— Asseyez-vous, dit un secrétaire. Je vais faire prévenir Son Excellence.

Lui aussi était au courant. Nicolas s’assit, se releva, n’approcha de la fenêtre. À travers les rideaux de tulle, il découvrit un jardinet à l’herbe rare, aux plates-bandes retournées. Tout au fond, près d’une cabane à outils, se tenait un homme en tablier bleu. C’était Zagouliaïeff. Zagouliaïeff ne quittait pas des yeux la maison. En apercevant la silhouette de Nicolas derrière les carreaux, il fit quelques pas, s’arrêta et cracha dans ses mains avec désinvolture. C’était le signal. Tout marchait bien. Dora seule manquait au rendez-vous. Nicolas consulta sa montre. Tandis qu’il se rasseyait devant une petite table chargée de porcelaines, la porte s’ouvrit et Dora pénétra dans la pièce. Elle était très calme, très belle. Son regard glissa sur Nicolas avec indifférence, et, comme le secrétaire s’avançait à sa rencontre, elle sourit et tira un petit papier de son sac :

— C’est pour une intervention un peu délicate… Mon frère, n’est-ce pas ? était étudiant et se destinait à…

Nicolas n’entendit pas la suite. Le secrétaire hochait la tête. C’était un tout jeune homme au visage poupin et rose, aux douces moustaches laineuses.

— Je ne sais si Son Excellence aura le temps de vous recevoir aujourd’hui, dit-il. Attendez toujours…

Elle s’installa sur une banquette, sortit un roman de son réticule, l’ouvrit sur ses genoux, feignit de lire. Son attitude était si naturelle que Nicolas pensa, une seconde, qu’elle était une vraie lycéenne et qu’il la voyait pour la première fois.

Les minutes coulaient avec lenteur. On entendait des éclats de voix derrière la cloison. Le secrétaire allait et venait, important, inutile. Des mouches se promenaient au plafond. Était-ce là un décor convenable pour la mort ? Tout à coup, la porte du fond s’ouvrit avec lenteur, livrant passage à un lieutenant en grande tenue. Son pas rapide et sec fit tinter les pendeloques d’un lustre en verre de Venise. Le secrétaire s’approcha de Nicolas et lui dit à voix basse :

— Son Excellence vous attend.

Nicolas sentit un léger spasme à la gorge, et il lui sembla que tout le monde le regardait. Sûrement, « ils » allaient se saisir de lui, le fouiller, l’arrêter, le frapper au visage.

Une sonnette tinta :

— Vous venez ? dit le secrétaire. Son Excellence s’impatiente.

Nicolas eut l’impression que les draperies de l’éternité s’écartaient devant lui. Il se mit debout et traversa le salon, pas à pas, solennellement. Ses jambes étaient faibles. Son corps n’avait plus de poids. En passant devant Dora, il vil qu’elle relevait le front et le considérait fixement, amoureusement, comme elle ne l’avait jamais fait encore. Il eut envie de tousser. Un tremblement nerveux agitait sa lèvre inférieure. Le secrétaire tourna une poignée de cuivre, poussa un battant de chêne poli et murmura :

— Je vous laisse.

De lourds rideaux verts maintenaient dans la pièce une lumière profonde et fraîche d’aquarium. Aux murs, pendaient des portraits de Nicolas II et de l’impératrice. De chaque côté de la fenêtre, se dressaient deux étagères d’acajou, chargées de livres aux reliures précieuses. Nicolas se rappela que Koudriloff collectionnait les érotiques français du XVIIIe siècle. Le bureau Empire, aux bronzes massifs, était encombré de paperasses, de dossiers, de télégrammes. Au bout de la table, deux petits vases, garnis de roses rouges, encadraient une photographie de femme. Nicolas vit tout cela, et, cependant, il croyait ne regarder que Koudriloff. Il le regardait avec stupeur, avec intensité. Jamais encore il ne l’avait observé à une aussi courte distance. De près, il le reconnaissait à peine. Au-dessus de l’uniforme, se balançait une grosse tête blanchâtre, à la lippe pendante, aux yeux gonflés de larmes jaunes. Des veinules ramifiées divisaient la masse adipeuse des joues. Les oreilles s’écartaient du crâne. Et, sur le front, sur les tempes du vieillard, flottait une mousse de cheveux gris. Nicolas remarqua aussi, avec une répulsion inexplicable, qu’un saphir d’une eau très pure ornait la main large du procureur. Dans cet éclairage verdâtre, Koudriloff semblait un monstre marin, repu et somnolent. Une respiration sifflante s’échappait de ses lèvres. Sans s’occuper de Nicolas, il achevait la lecture d’un rapport et cochait des passages au crayon rouge. Puis, tout à coup, il se renversa dans son fauteuil, allongea les jambes et dit :

— Simon Andréïevitch m’avait annoncé votre visite pour midi. Les états sont prêts ?

Nicolas entendit sa propre voix qui répondait :

— Oui, Excellence.

— Mes compliments. Vous avez fait vite. Quel est votre nom ?

— Gleboff, dit Nicolas.

Et il songea : « Maintenant, il faut que je le tue. Sinon, il va me demander ces fameux états. »

Mais, tout en raisonnant de la sorte, il se sentait engourdi par un charme puissant. Son esprit travaillait vite, mais sa main refusait d’obéir. Il y avait rupture de contact entre l’âme et le corps. Koudriloff s’était levé et se promenait de long en large dans la pièce. Il paraissait d’excellente humeur. Un peu de rose était venu à ses joues.

— J’ai connu un Gleboff, autrefois, dans l’administration pénitentiaire. Ce n’était pas votre père ?

— Non, Excellence, dit Nicolas. Je regrette…

Et, pour retarder l’instant fatidique, il ajouta précipitamment :

— Mais j’avais un oncle qui était directeur de prison, Excellence. Un Gleboff aussi.

— À Tambov ?

Nicolas feignit de chercher dans ses souvenirs. En même temps, il pensait : « Ce que je fais est absurde. À quoi bon lui accorder quelques secondes de sursis ? Qu’aura-t-il de plus s’il ne meurt qu’à onze heures vingt-deux du matin, au lieu de mourir à onze heures vingt et une ? Une gorgée d’air frais en supplément. Un ultime sentiment d’importance. Ou la conviction subite que ses chaussures lui font mal aux pieds ? Une ligne rajoutée dans une addition de mille pages, est-ce que ça change le total ? » Les idées tournoyaient dans sa tête, sans se poser. Il voyait que le général le considérait avec surprise, attendait sa réponse. Mais il ne voulait pas lui répondre. « Le total de la vie… Le total de la vie… Il dépend de moi que le procureur militaire Koudriloff vive jusqu’à onze heures vingt-deux ou succombe dès maintenant. J’ai le pouvoir d’arrêter l’addition à la somme voulue. Moi, Nicolas Arapoff… » Devant cet homme qui allait mourir, Nicolas comprenait soudain la valeur inestimable, irremplaçable du temps humain. Chaque battement de cœur était un don de Dieu. Entre deux clignements de paupières, le monde était renouvelé pour le dernier d’entre nous, avec son ciel, ses arbres, sa lumière.

— À Tambov. En 1890, il me semble, non ? disait Koudriloff.

— Exactement, Excellence, murmura Nicolas d’une voix blanche.

— Ah ! vous voyez !

Koudriloff paraissait ravi de constater à quel point sa mémoire était restée fidèle. Il se frottait les mains. « Il ne sait rien, pensa Nicolas. Et moi, je ne dois plus attendre. D’ailleurs, est-ce par pitié pour lui que je retarde mon geste, ou par pitié pour moi ? Est-ce à lui que j’accorde un délai, ou à moi-même ? »

Koudriloff s’étira et revint à sa table.

— Au travail. Montrez-moi ces papiers, dit-il.

Nicolas inclina la tête en signe d’assentiment. Un froid mortel entourait son cœur. Ses poumons étaient vides. Ses genoux tremblaient.

— Alors ? répéta Koudriloff.

Et il fronça les sourcils. Nicolas eut l’impression qu’une lueur de méfiance passait dans les prunelles troubles du procureur. Alors, il fourra la main dans sa poche, tâta le revolver, l’empoigna fortement. Il se répétait pour reprendre courage : « C’est une canaille… Il faut l’abattre… Déjà, il se doute… Il va crier… » En même temps, il remontait l’arme le long de sa cuisse. « Pas de pitié… La sale gueule… Et ce saphir au doigt… » Il regardait le saphir. Il le voyait grossir et cligner comme un œil.

— Vous êtes sourd ? glapit Koudriloff. Je vous ai demandé les états !

Nicolas, sans répondre, assura son index sur la gâchette. À ce moment la porte s’ouvrit à toute volée. Une voix étouffée criait :

— Excellence, il y a erreur ! Le scribe de Simon Andréïevitch vient d’arriver ! Celui-ci…

Le procureur tressaillit, tendit les bras, avança son torse chamarré de décorations. Un coup de poing frappa Nicolas à la nuque. Il chancela, fit un pas de côté, et, sans réfléchir, sans viser, déchargea son arme dans la direction de la table. Mais le procureur n’était plus là. Quelqu’un braillait :

— Je le tiens !… Je le tiens !… À l’aide !…

Comme un forcené, Nicolas mordit une main qui s’agrippait à sa manche, cogna de la tête dans un visage mou. Puis, oubliant les recommandations de Zagouliaïeff, il fonça dans la salle d’attente en hurlant :

— Place ! Place !

Des gens s’écartaient devant lui avec des gestes d’épouvante. Une dame en manteau de fourrure gisait, évanouie, au milieu du passage. Le suisse, livide, l’œil hagard, ouvrait les bras pour barrer la route et vociférait :

— Tu ne t’échapperas pas !

Nicolas poussa une porte et se trouva dans une salle de bains. Alors seulement, il s’aperçut que Dora l’avait suivi.

— Bouclez la porte à double tour. Ouvrez la fenêtre, dit-elle brièvement.

Il tourna la clef dans la serrure, ouvrit la fenêtre, enjamba la balustrade et sauta dans le vide, de la hauteur d’un étage à peine. Dora se laissa descendre en prenant appui sur ses épaules. Autour d’eux, un verger. Des plantes chétives. Contre le mur de clôture, une échelle. Sans doute était-ce Zagouliaïeff qui l’avait placée à leur intention. Mais où était Zagouliaïeff ? Nicolas et Dora escaladèrent le mur et atterrirent dans un jardin abandonné. Derrière eux, résonnaient des voix discordantes, une rumeur de galopades et de branches cassées. Devant eux, s’étalait un terrain vague, envahi de ronces, où luisaient des boîtes de conserves et des tessons de bouteille. Ils le franchirent en titubant. Une porte. La rue. Des gens qui passent. Et personne pour les arrêter.

— Il ne faut pas courir, dit Dora. Sinon, on nous remarquera. Nous serons perdus.

Ils montèrent dans un tramway, et furent aussitôt des voyageurs parmi les autres. Puis, ils prirent un fiacre Enfin, ils traversèrent à pied un quartier pauvre aux longues palissades de bois. Nicolas se laissait guider par la jeune femme. Sa tête était lourde et douloureuse. Un point de côté lui coupait le ventre.

— Entrons ici, dit Dora.

Elle ouvrit une porte tapissée d’affiches en lambeaux, la referma. Nicolas vit une grande cour boueuse avec des tas de planches, un peu partout. Les lattes étaient empilées les unes sur les autres pour former des cubes réguliers. Sur le faîte de ces constructions étaient posées des plaques de carton goudronné ou de tôles. L’ensemble avait un air irréel de cité morte, avec ses rues, ses ruelles, ses places.

— Je connais l’endroit, dit Dora. C’est le dépôt d’une scierie. Nous n’y serons pas dérangés.

Ils s’assirent côte à côte sur un tronc d’arbre. Dora retira son chapeau, ses gants. Des gouttes de sueur perlaient à son front. La fièvre enflammait ses joues. Elle parlait avec volubilité :

— C’est une chance inespérée, incompréhensible que nous ayons pu fuir. Je ne m’explique pas encore ce qui s’est passé. Peut-être Zagouliaïeff a-t-il détourné les mouchards ? Nous le saurons plus tard, s’il n’a pas été pris…

Elle réfléchit un moment :

— Je suis sûre qu’il n’a pas été pris. Il est trop fort. Mais nous deux, toi et moi, sommes fautifs.

Elle le tutoyait tout à coup, comme si leur besogne les avait rapprochés.

— Oui, nous sommes fautifs, dit Nicolas.

— Tu aurais dû tirer, dès qu’on t’avait introduit dans le bureau. Mais tu as eu peur. Tu as retardé ton geste. Et l’autre est venu.

— Oui.

— Ah ! quand j’ai vu arriver un second scribe, un vrai celui-là, dans la salle d’attente, j’ai senti que tout était perdu. J’espérais simplement que Koudriloff, si tu le manquais, passerait en courant devant moi. J’avais préparé mon revolver. Et rien. C’était toi qui venais. Poursuivi, haletant. Mon pauvre…

Elle lui caressa la joue de ses doigts nus et froids.

— Koudriloff n’est pas mort. Je ne l’ai pas tué. J’ai les mains blanches, dit Nicolas d’une voix de rêve.

L’échec de son entreprise le remplissait de lassitude et de dégoût. Une nausée aigre lui gonflait la bouche. Comme si elle eût deviné son abattement, Dora dit avec douceur :

— N’y pense pas. Nous sommes sauvés. C’est l’essentiel.

— Non, ce n’est pas l’essentiel ! s’écria-t-il. Par imprudence, j’ai compromis une affaire sûre, je n’ai pas avancé d’une ligne…

— Avancé d’une ligne ! Que veux-tu dire ?

Il haussa les épaules :

— Rien, rien…

Mais en lui-même, l’idée creusait lentement son chemin. De cette journée, il attendait une sorte de régénération intime. En sacrifiant ses derniers préjugés à l’idéal révolutionnaire, en immolant Koudriloff sur l’autel de la liberté, il espérait crever l’enveloppe et devenir un autre. Or, après ces coups de feu dans le vide et cette poursuite bouffonne, il se retrouvait à la même place, avec le même visage et le même cœur qu’autrefois. Il était toujours Nicolas Arapoff, l’intellectuel, le timoré, l’innocent. Respirant à peine, il s’efforçait d’analyser ce sentiment de manque profond qui s’était installé dans sa chair. Ce n’était plus un désir réfléchi qui le tourmentait. Mais une nécessité organique, puissante. Un besoin animal de tuer et de voir du sang. Il murmura :

— Pourquoi, mon Dieu, m’as-tu refusé de servir ?

Une calèche passa dans la rue. Des chiens aboyèrent.

Dora frissonna et dit :

— Dieu n’a pas voulu de ton sacrifice… Moi, quand j’ai tué pour la première fois, tout était simple… Peut-être ne faut-il pas que tu nous ressembles ?… On ne sait pas...

Il la regarda fortement.

— Je vais y retourner, dit-il.

— Tu es fou !

La fièvre le secouait. Une espèce d’affirmation absolue, insensée, prenait possession de son être. Il ne pouvait plus demeurer ainsi, hors du danger, hors du péché. Sans doute son visage était-il décomposé par la haine, car Dora lui dit :

— Que tu es beau ! Tu me fais peur !

— Partons, répondit-il.

— Mais où aller ?

— Là-bas.

— On ne nous laissera pas entrer. On nous arrêtera.

— Je ne veux pas de prudence.

— Il ne faut pas qu’on te prenne, dit-elle en baissant les yeux.

— On te prendra aussi.

— Il ne faut pas qu’on nous prenne…

Elle se plaquait contre lui, amoureuse, tremblante, les lèvres sèches. Il la repoussa et se dirigea vers la porte.

— Eh bien, je te suis, dit-elle tristement. J’aime que tu sois fou.

Ils sortirent dans la rue.

— Donne-moi ton revolver, dit Nicolas, j’ai perdu le mien.

Elle ouvrit son sac, lui tendit un browning qu’il cacha dans sa poche, sans le regarder. Devant eux, la rue aux longues palissades était vide. Comme ils passaient près d’un débit de boisson, un agent de police en sortit, raide, bedonnant, la moustache fauve. Il rajustait son ceinturon. Nicolas éprouva une crainte rapide : « Nous aurait-il suivis ? » Mais l’homme s’éloignait déjà d’une démarche pesante et cadencée. À ce moment, Nicolas vit avec stupeur que Dora emboîtait le pas au policier.

— Où vas-tu ? demanda-t-il.

— Laisse-moi faire, dit-elle.

Et elle se mit à courir pour rattraper l’agent. L’homme se retourna.

— Enfin ! s’écria la jeune femme. Nous cherchions partout un agent. Dans la cour du dépôt de bois, il y a des ivrognes qui se battent. Vous devriez venir.

Le policier haussa les épaules :

— Laissez-les se battre, mademoiselle. Quand ils en auront assez, ils s’endormiront.

— On ne peut pas ! Ils sont armés de couteaux ! Nous les avons vus, ce monsieur et moi ! C’est atroce !…

— Peut-être… Seulement… je ne suis pas dans mon secteur, dit l’autre.

— Qu’est-ce que ça fait ?…

— Hors du service, un agent n’est plus un agent.

— C’est trop fort ! dit Dora. Je vais vous demander votre numéro.

L’agent hésita une seconde, lorgna l’uniforme de Nicolas, fit une grimace.

— Allons-y, soupira-t-il enfin.

— Vous nous accompagnez, Nicolas ? dit Dora d’une voix impérative.

— Eh bien, où sont-ils vos gaillards ?

— Derrière le tas de bois, à gauche, dit Dora.

— Je n’entends rien.

— Si… Si… Quelqu’un qui respire, qui râle… Oh ! quelle horreur !… Vite, vite…

Comme l’agent s’avançait vers la première pile de planches, Dora saisit la main de Nicolas et chuchota :

— Maintenant, tue-le.

Nicolas eut un haut-le-corps.

— Tue-le, reprit-elle plus fort.

Elle lui plantait ses ongles dans la paume. Justement, l’homme se retournait vers eux pour les interroger. Nicolas vit sa grosse figure rougeaude, sa moustache fauve. Il sortit le revolver de sa poche et tira devant lui, en pleine masse. L’agent dit :

— Eh ! qu’est-ce qui vous prend ?

Nicolas tira encore.

L’autre chancela, plia drôlement les jambes, comme pour s’asseoir à croupetons, fit deux pas et se coucha dans la boue. Une liqueur rouge foncé filtrait à travers sa moustache. Son œil gauche, crevé, bouillonnait un peu. Ses doigts griffaient la terre. Enfin, il cessa de remuer.

— Voilà, dit Dora, il est mort.

— Oui, il est mort, dit Nicolas.

Il ajouta d’un air égaré :

— Je ne sais même pas son nom.

Puis, il se tut. Était-il possible que, par sa seule volonté, cet homme vivant, ce monde d’habitudes et d’amour, eût pris l’aspect d’une chose ? Un sentiment lourd et mystérieux, comme une angoisse séculaire, comme une horreur des âges antiques, entrait en lui de tous côtés par les yeux, par les narines, par les oreilles et par la bouche. C’était comme s’il eût tué le premier homme sur une planète vierge. Stupide, il se laissait envahir par l’ivresse affreuse du sang. Il s’écoutait devenir un autre. Car, en frappant cet inconnu, il s’était frappé lui-même, profondément ! Et il ne savait plus très bien ce qui restait de son âme, après ce choc de fer et de fumée. Machinalement, il fourra l’arme dans la poche et se pencha vers le corps étendu dans la boue, parmi les copeaux de bois blond. Il regarda de près ce visage de matière morte, les poils morts des moustaches, la saillie morte des pommettes sous la chair qui se décolorait lentement. Il n’y avait de vivant dans cet être que le sang noir, qui coulait mal, et formait une petite flaque sur l’épaule de l’uniforme. Nicolas toucha la main tiède encore du cadavre. Il avait envie de dire :

— Je m’appelle Nicolas Arapoff, et toi ?

De nouveau, il murmura :

— Je ne sais même pas son nom.

— Qu’est-ce que cela fait ? dit Dora.

— Il faudrait voir ses papiers.

Il déboutonna l’uniforme. Mais, au moment d’atteindre la poche, de frôler le linge du mort, une vive répulsion le rejeta en arrière. À quoi bon ? Qu’il s’appelât Sidoroff ou Ivanoff, Nicolas devinait tout de lui. Un pauvre type, avec une femme acariâtre, des gosses nombreux et un logis sans joie.

— Pourquoi l’ai-je tué ? dit Nicolas. Il ne nous avait rien fait, celui-là.

— Non, il ne nous avait rien fait, dit Dora. Mais il te fallait une victime. Quand on s’est préparé à tuer, on doit tuer, coûte que coûte. N’importe qui. Achever le geste, tu comprends ? Agir…

— Koudriloff, oui… Mais cet agent… C’est… c’est presque ridicule…

— Pourquoi ? Maintenant, tu as franchi le seuil. Tu es un autre homme. Il en meurt des milliers, des milliers dans son genre. Mais toi, toi, tu es unique…

Elle parlait avec feu. Ses prunelles devenaient larges et immobiles. Un peu de salive perlait au coin de ses lèvres.

— Peut-être valait-il mieux que moi ? dit Nicolas en désignant le cadavre.

— Je te jure que non ! s’écria-t-elle. Je l’ai attiré ici, parce que je savais ce que tu gagnerais en le tuant. Tu voulais retourner chez Koudriloff, mais on t’aurait arrêté, et tu n’aurais même pas eu le temps de décharger ton arme. Et voilà que, sur notre chemin, dans cette rue déserte, la Providence pousse le dernier de ses pions. La victime rêvée. Un puceron. Soit. Mais quand même une créature de Dieu. Je n’ai pas hésité. Il le fallait. Pour toi, pour nous.

Elle s’était collée contre le flanc de Nicolas et lui entourait la taille de ses bras vigoureux. Lui restait absolument immobile, écœuré par cette présence chaude le long de son corps.

— Maintenant, dit Dora, nous sommes de la même race. Plus rien ne nous sépare. Et je t’aime !

Dressée sur la pointe des pieds, les yeux clos, la bouche entrouverte, elle haletait, attendait.

Sans désir, sans espoir, il s’inclina vers Dora, baisa ses lèvres balbutiantes, accepta le vertige, l’horreur de caresser cette femme devant ce mort. Soudée à son visage, elle bredouillait :

— Je t’aime… Seule la connaissance de la mort nous prépare aux connaissances de l’amour… Nous allons être heureux, par-delà le sang, les lois, les jugements des hommes… Je voudrais que tu me prennes, ici… Non, tu n’oses pas ?… Alors, plus tard ?… Et tu as cru que je te détestais !… Oui, un moment je t’ai haï !… Bien sûr, tu m’avais repoussée… Mais je savais que tu me reviendrais… Ta peau est si douce sur le front. Si chaude. Si vivante…

Elle palpait ses épaules avec des mains nerveuses. Il recula, s’adossa au mur de planches. Dans son esprit, se heurtaient les images d’un mufle moustachu, maculé de sang, et de cette figure aux prunelles dilatées par l’envie. Et ces deux faces appartenaient au même dieu bifrons, au même Janus tout-puissant, qui les présentait tour à tour. Il croyait baiser la bouche d’un cadavre en se penchant sur Dora, et c’était Dora qui reposait, l’œil crevé, les jambes raides, dans la boue. Un moment, ses doigts égarés déchirèrent le corsage de la jeune femme, et il enfouit son visage dans ce linge chaud, chiffonnable, qui avait une odeur vivante, dans cette chair qui battait au rythme d’un cœur vivant. Il cria :

— Toi, tu vis, toi, tu vis encore !

Puis, il pensa : « Le revolver est dans ma poche. Elle aussi, je pourrais la tuer, comme l’autre. » Cette idée le dessoûla brusquement.

— Il ne faut plus rester ici, dit-il. Quelqu’un pourrait venir.

— Il ne passe jamais personne dans cette rue.

— C’est égal, rentrons.

— Chez moi ?

— Chez toi, si tu le veux, dit-il.

Ils sortirent de la cour, bras dessus, bras dessous. La ville bourdonnait, comme si rien ne s’était passé entre ses murs de pierre. Les gens marchaient vite, entraient dans les magasins, hélaient des fiacres, et la mort était derrière eux. Nicolas ne pouvait plus regarder les hommes sans imaginer leur dernier visage. Celui-ci, comment serait-il, et celui-là ? Toute autre pensée s’était retirée de sa tête. Il avançait, comme un automate, guidé au bord de l’abîme par cette femme qui le touchait, lui parlait, le maintenait encore un peu dans la vie. Il passa la nuit avec elle.


Le lendemain, Zagouliaïeff leur rendit visite. Il avait détourné les recherches des policiers en tirant un coup de feu dans les fourrés, à l’autre bout du jardin. Tout le personnel avait été interrogé et fouillé par les mouchards. Mais lui avait pu s’échapper à temps. Maintenant, il fallait que la compagnie se dispersât, car l’enquête avait commencé. Plus tard, on aviserait au moyen de liquider Koudriloff.

— Tu as manqué de hardiesse, Nicolas, disait Zagouliaïeff. Mais je ne t’en veux pas. La malchance s’en est mêlée. Cet échec nous servira de leçon. Plus de prudence encore. Une préparation plus poussée…

Déjà, il pensait à l’avenir.

Par un accord tacite, Dora et Nicolas évitèrent de raconter le meurtre de l’agent.

Après leur conversation avec Zagouliaïeff, ils résolurent de quitter Saint-Pétersbourg ensemble. Nicolas se rendit à la gare pour acheter deux billets à destination de Kiev. En revenant au domicile de Dora, il vit un attroupement suspect devant la maison. Des agents de police barraient la rue. Rebroussant chemin, Nicolas courut vers la gare et sauta dans le premier train en partance.

Загрузка...