CHAPITRE II
Les épreuves étaient criblées de fautes. Avec patience, Nicolas rectifiait l’orthographe, rétablissait la ponctuation, dépouillait le texte de ses coquilles. Parfois, il éprouvait le besoin de renforcer l’expression originale de sa pensée. Tout le début de l’article lui semblait, d’ailleurs, trop abstrait. Ayant réfléchi un moment, il ratura le paragraphe de tête, et inscrivit à la place, d’une plume vive et menue : « Le peuple s’éveille lentement, et ses premières paroles étonnent par leur profonde sagesse. Un paysan de Toula, illettré et pataud, à qui je demandais l’autre jour ce qu’il pensait de la Douma, me répondit… » L’anecdote du paysan de Toula était une invention. Nicolas répugnait à la raconter. Pourtant, elle égaierait heureusement le ton général du morceau. Que faire ? Il releva le front, considéra la chambre sordide, avec ses chromos pendus au mur, sa table de jeu, son samovar en cuivre terne, ses chaises de bois blanc. Des mégots à longs bouts de carton étaient écrasés devant lui, dans une soucoupe. Derrière les vitres, respirait la grande nuit d’hiver, blanche et bleue. La flamme d’un réverbère palpita et s’éteignit sous la fenêtre. « Un paysan de Toula… » Il devait être trois heures du matin. Nicolas avait sommeil. Mais il avait promis de livrer sa copie à l’aube. Autrefois, il goûtait un plaisir douloureux à travailler pour le parti jusqu’aux limites de ses forces. Mais depuis quelques semaines, une lassitude médiocre lui gâchait sa joie. Il se versa un verre de thé tiède, y jeta quelques rondelles de pomme et lapa distraitement le breuvage. Oui, il avait changé. Et le parti avait changé. Les socialistes-révolutionnaires subissaient une crise indéniable. Depuis l’année 1907, des rafles monstres avaient décimé cette armée secrète. Les chefs étaient arrêtés ou se réfugiaient à l’étranger. Les imprimeries clandestines, les laboratoires d’explosifs, les dépôts d’armes tombaient aux mains de la police. Enfin, pour porter un coup suprême à la foi des conspirateurs, Evno Azev, directeur général de l’organisation de combat, était convaincu de servir les intérêts de l’Okhrana, en même temps que ceux des terroristes. Il était le dernier des hommes que ses camarades eussent accusé de trahison. Pourtant, sa duplicité était reconnue par le Comité central, qui publiait à cette occasion un communiqué d’alarme. Cette révélation avait atterré les membres du parti. Un doute nouveau les torturait. Ils se méfiaient les uns des autres. Ils s’épiaient, ne dénonçaient, oubliaient leur fraternité d’autrefois. À cette fièvre de délation, s’était ajoutée, lors des élections de la quatrième Douma, une discorde idéologique très grave. Les socialistes-révolutionnaires devaient-ils participer aux élections de la Douma, ou combattre cette institution faussement démocratique ? Les uns prêchaient l’inutilité de la terreur et la nécessité de collaborer aux travaux de la Douma, afin de préparer légalement et pacifiquement le règne du prolétariat. D’autres proclamaient que la révolution risquait de s’endormir dans le lit du parlementarisme. D’autres encore méditaient de réorganiser le parti par la base, car l’affaire Azev leur avait prouvé les dangers d’une « hiérarchie dynastique ». Et, tandis que le parti se désagrégeait et se cloisonnait de la sorte, des flots de brochures illégales offraient aux fidèles une littérature à laquelle leurs auteurs mêmes ne croyaient plus !
« Un paysan de Toula, à qui je demandais, l’autre jour… »
Nicolas réfléchit à ce paysan fictif et tenta de l’imaginer, avec son buisson de barbe, son nez gonflé, ses grandes mains sarmenteuses. Il existait quelque part, ce paysan. Et il n’avait nul besoin de Nicolas, de Zagouliaïeff, des groupes de combat et de la Douma d’Empire. Il faisait son métier. Nicolas faisait le sien. Cette pensée lui parut atroce. C’était vrai que la conspiration était devenue un métier pour lui. Non plus un sacerdoce passionné, mais une profession, avec ses ennuis, ses intrigues, ses erreurs, sa monotonie. Les changements de domicile, les grèves, les manifestes, les assemblées clandestines, tout cela était aussi habituel et morne que les incidents d’une vie de bureau. Accoutumé à se cacher, à feindre, il avait découvert, dans cette existence souterraine, un certain confort moral, et même (n’était-ce pas absurde ?) matériel. Quand il évoquait le parti, il le voyait sous l’aspect d’une vaste administration, avec son règlement, sa hiérarchie, ses employés bien notés, ou mal notés, ses avancements au mérite ou à l’ancienneté, ses affaires courantes, ses complots de couloirs, sa routine. Il y avait les rédacteurs de tracts, les imprimeurs, les ingénieurs, les ébénistes, les spécialistes de la désorganisation dans les casernes, et ceux qui ne travaillaient que dans les usines ou dans les universités. Chacun tenait son rôle. Et, depuis des années, il en était ainsi. La révolution se faisait trop attendre. À parler si longtemps de « masses ouvrières », de « technique insurrectionnelle » et de « drapeau rouge levé contre la monarchie », les membres du parti avaient usé la vertu de ces mots. Nicolas lui-même ne les écrivait plus, ne les disait plus avec le même enthousiasme. Par moments, ils lui semblaient dénués de sens. Alors, Nicolas se souvenait avec nostalgie de l’époque lointaine où les seuls cris de « Terre, Liberté, Égalité », l’enflammaient d’une ardeur religieuse. Ces mêmes paroles, inutiles maintenant, bourdonnaient aux réunions de Bâle. Personne n’y prenait garde. La machine tournait à vide. La jeune révolution s’assoupissait dans la paperasse.
Zagouliaïeff s’était rendu en Suisse pour assister au congrès socialiste international de novembre 1912. Mais, bien plus que Nicolas, il ne croyait à l’efficacité de ces assemblées bavardes. Il avait annoncé son retour pour le lendemain, 5 décembre. Nicolas devait l’attendre chez lui. Et qu’y aurait-il de changé après cette rencontre ? Nicolas alluma une nouvelle cigarette et repoussa les papiers qui encombraient sa table. Le froid coulait des murs. Un silence mort emprisonnait la ville, la maison, jusqu’à cette chambre du quatrième étage, où un homme réfléchissait, tentait encore de vivre.
— Je ne peux plus ainsi, murmura Nicolas.
Des houilles friables s’écroulèrent dans le poêle de faïence.
— Je ne peux plus ainsi…
Il y avait un manque dans son cœur. Comme s’il avait perdu une maîtresse et ne savait plus à qui dédier son amour. La révolution l’avait attiré d’abord par tout ce qu’elle exigeait de renoncement et de courage. Il avait aimé les tourments de conscience qu’elle lui imposait, ce jeu de terrain gagné, lâché et reconquis, ce va-et-vient, ces triomphes dont il était aussi la victime, ces défaites dont il était aussi le champion. Pendant longtemps, il s’était battu comme un forcené contre les mythes sacrés de son enfance. Il avait souffert d’humilier ce qui lui était cher. Il avait fait sa révolution. Une révolution intérieure, qui n’avait rien à voir avec l’autre. Et, maintenant que cette révolution intérieure était consommée, il s’étonnait que, hors de lui, l’autre révolution, celle des hommes, ne fût pas encore victorieuse. Était-il interdit, selon la doctrine socialiste, de se perfectionner soi-même avant de prétendre perfectionner le monde ? Pouvait-on concevoir une résurrection matérielle qui ne fût pas doublée d’une résurrection morale ? Allons donc ! La révolution, pour être efficace, devait opérer simultanément dans l’âme de chacun et dans le monde de tous. Secrète et personnelle, en même temps que publique et universelle. Que deviendrait la liberté, si ceux qui l’instituaient par la force étaient indignes de la penser par le cœur, si les hommes de demain s’employaient à régénérer le pays avant de s’être régénérés eux-mêmes ?
En vérité, un régime nouveau, établi par des boutiquiers, des paysans, des ouvriers, des cochers, uniquement poussés par l’envie, serait la caricature de la grande œuvre à laquelle on les appelait. Attention ! Le drame est sur le point de tourner à la farce. La révolution n’est pas une bonne affaire. Elle exige de ses fidèles du sang, des larmes, la folie des martyrs. Chacun, pour sa part, doit parier, courir un risque. Et lui, Nicolas, c’est parce qu’il hésite encore à s’engager totalement que la vie lui paraît monotone et absurde. Certes, il y a eu, jadis, l’émeute de Moscou, il s’est battu sur les barricades, tirant, tuant, souffrant comme les autres. Mais cet héroïsme de groupe était un héroïsme facile. Et, depuis, quelle occasion lui a été offerte de se vaincre et de s’admirer ? « Réservez-moi des tâches qui me fassent trembler. Sortez-moi de cette paix où je m’enlise. »
Le ciel pâlissait derrière les vitres cernées de givre. Les réverbères s’éteignaient un à un dans le vent du dehors. Nicolas revint à ses papiers :
« Un paysan de Toula… »
Non, il ne pouvait pas écrire. Il remettrait le texte tel quel à l’imprimerie. Ce travail n’était plus le sien. D’autres seraient heureux d’assurer ce service patient et secondaire. Il respira profondément, peigna d’une main lourde ses cheveux bouclés. Le thé trop sucré lui faisait une bouche pâteuse. Ses yeux étaient brûlés par l’insomnie. Il s’approcha d’un rayon de livres, prit une Bible reliée en toile noire, l’ouvrit au hasard pour y chercher, selon son habitude, une réponse aux questions qui le tourmentaient. Il lut à mi-voix : « L’homme naît pour souffrir, comme l’étincelle pour voler. » Et, plus loin : « La tente des méchants disparaîtra. » Une tranquillité merveilleuse envahit sa chair. Il se rassit devant la table et posa le front sur ses deux mains ouvertes. À ce moment, un coup de poing ébranla la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Nicolas en relevant la tête.
— C’est moi, Zagouliaïeff. Ouvre…
Zagouliaïeff déambulait dans la chambre en grommelant :
— Des bavards ! Des hypocrites ! Ils déshonorent la révolution ! Si tu avais entendu ça…
— Mais qu’ont-ils décidé ? demanda Nicolas.
Zagouliaïeff, le visage consumé de fatigue, se tourna vers lui, d’une pièce :
— Décidé ? Est-ce qu’ils peuvent décider quelque chose ? Ils ont voté des motions. Voilà tout. Et quelles motions ! Contre la guerre, bien sûr, mais avec cette réserve qu’une nation attaquée a le devoir de se défendre. Pour la lutte des classes, mais avec une nuance de reproche à l’égard des terroristes. L’affaire Azev les a tous défrisés. L’autonomie du groupe de combat les choque. La gloire de ceux qui risquèrent leur vie pour descendre un Plehvé ou un Stolypine, leur semble de mauvais aloi. Pour un peu, ils nous traiteraient d’assassins ! Maintenant, j’ai compris. Deux routes sont possibles. L’une avec le parti, les avocats, les beaux parleurs, la légalité, les congrès, les comptes rendus, les commissions, les motions et les adresses… L’autre, eh bien ? celle du feu et du sang. Nous étions engagés sur la première route. Et au bout, qu’y avait-il ? Rien. Rien. Zéro. Le parti gagne en nombre et perd en force. On recrute des tièdes, on repousse les violents. Imagines-tu une révolution dirigée par des messieurs aux mains blanches ? La vérité est qu’ils ont peur de la révolution. Ils sont tellement épris de leur rêve que l’action les effraie. S’ils osaient parler franchement, ils avoueraient que leur plus cher désir serait de continuer le plus longtemps possible à noircir du papier, à secouer des mots et à recevoir des coups de pied au derrière !
— Tout le monde n’a pas la vocation du terrorisme, dit Nicolas timidement. Il faut des chefs, des légistes, des…
— D’accord, mais alors qu’ils nous foutent la paix, ces chefs, ces légistes. Qu’ils se contentent de régenter les masses. Les combattants sont une race à part. Au péril de leur vie, ils ouvrent les brèches où s’engouffrera le troupeau. Qu’on les supprime, et le troupeau piétinera, impuissant, aveugle, devant le mur des institutions tsaristes… J’ai décidé… il y a longtemps de ça… j’ai décidé de lâcher le parti et son groupe de combat officiel, de recruter une compagnie de gens sûrs, d’agir par moi-même.
— Lâcher le parti ? s’écria Nicolas. Y penses-tu sérieusement ?
— Ne fais pas cette tête-là, mon pigeon. Un groupe de combat domestiqué ?… Des héros recevant les ordres d’un Grünbaum frileux et impuissant ?… Non… Non… Je ne lui déclare pas la guerre, au parti. Simplement, je ne lui obéis plus. Est-ce très grave ?…
— Il me semble…
— Les premiers temps, ces messieurs seront furieux contre moi. Et puis, ils se rendront à l’évidence et me supplieront de revenir parmi eux. Je les connais…
— Mais où prendras-tu l’argent ?
Zagouliaïeff cligna de l’œil :
— Les expropriations ne sont pas faites pour les chiens. Tout est permis à qui sert une noble cause…
— Et les hommes ?
— J’en ai déjà quelques-uns. Des durs. Des vrais. Ah ! je te jure que nous ne parlons guère entre nous de l’éthique révolutionnaire, de la mission future du prolétariat ou des assises historiques du capitalisme. Nous sommes des gens pratiques. Nos armoires ne recèlent pas un arsenal d’idées, mais des revolvers, des bombes et de faux cachets… C’est plus sérieux. C’est plus sûr. J’ai commencé à m’occuper de la chose avant mon départ pour la Suisse…
— Et tu ne m’en as rien dit ?
— En quoi cela pouvait-il t’intéresser ? D’ailleurs, je ne croyais pas encore que je saurais tenir… Je n’avais pas l’argent nécessaire…
— Tu l’as maintenant ?
— Depuis trois jours… À la frontière… Une expropriation… Oh ! rien d’important… Transfert de fonds d’une banque à l’autre… On n’a pas tué le garçon de recettes… Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
— Pour rien…
Zagouliaïeff s’était assis sur un coin de la table et feuilletait négligemment la Bible reliée en toile noire. Puis, il rejeta le livre, renifla, cracha dans la direction du poêle.
— Voilà, dit-il. Tu restes avec le parti, avec les idées, les papiers. Moi, je m’éloigne. Chacun sa chance. Nous ne nous reverrons plus très souvent…
Nicolas frémit, baissa la tête. Zagouliaïeff incarnait pour lui l’esprit de vengeance et d’envie. Les mains de Zagouliaïeff, maigres, vertes, nerveuses, lui faisaient peur. Son rire aigre l’exaspérait. Pourtant, il éprouvait une jouissance bizarre à vivre aux côtés de cet homme.
— Donne-moi du vin, du pain, je suis transi, dit Zagouliaïeff.
Nicolas, docilement, ouvrit une armoire où il conservait ses provisions.
— Quels sont les hommes que tu as recrutés ? demanda-t-il, en déposant sur la table une assiette avec des harengs, un quignon de pain et une bouteille de kwas.
— Les hommes importent peu. Tu ne les connais pas.
— Je voudrais les connaître.
Zagouliaïeff s’arrêta de mâcher :
— Pourquoi ?
— Pour être des leurs, dit Nicolas tranquillement.
Et, aussitôt, il se sentit pénétré d’effroi.
Zagouliaïeff leva les sourcils :
— Ça t’a pris comme ça ?… Tout à coup ?…
Nicolas voulut se rétracter. Mais il fit un effort et répondit d’une voix égale :
— Non… Depuis longtemps, j’y pense… Mon travail pour le parti m’assomme… Je souhaiterais aller plus loin, risquer, sacrifier…
Un éclat de rire strident l’interrompit :
— Monsieur cherche des sensations neuves !
— Pas du tout…
— Si, si… Je te comprends, mon petit. La paperasse ne te suffit plus, il te faut de la chair fraîche.
— Tais-toi, dit Nicolas. Tu salis tout dès que tu ouvres la bouche. Si je décide de te suivre, c’est que je partage tes sentiments.
— Tu m’étonnes ! dit Zagouliaïeff. Pour moi, la terreur est une nécessité intérieure…
— Pour moi aussi… Depuis… depuis l’émeute de Moscou…
— Tu me fais rire avec ton émeute ! Là, nous étions en état de légitime défense. Attaqués par la troupe, nous devenions nous-mêmes des soldats. La besogne du terroriste est autrement difficile. Te sens-tu de taille à abattre un homme froidement, logiquement, sans qu’aucune menace de sa part puisse excuser ton geste ? Non, non, tu es tout pâle. Tu te dis : « Le sang de mes semblables… une créature de Dieu… » et tu as peur…
— Je n’ai pas peur.
— Si, tu as peur. Tu as peur des mots. Tu es encore tout embrouillé de morale, de religion…
Zagouliaïeff désigna du doigt la Bible noire qui traînait sur la table.
— Tu lis ça. C’est tout dire.
— J’ai besoin de ce livre, dit Nicolas. J’y trouve une réponse aux questions qui m’inquiètent. Mais j’irai avec vous. Quelles que soient mes raisons, j’ai décidé d’agir.
— On agit mal avec la Bible sous le bras, dit Zagouliaïeff. Ce bouquin-là, plus qu’un autre, gêne les mouvements. Il est dépassé… « Tu ne tueras point. » D’accord. Mais un assassin est exécuté par les juges, et c’est bien. Un soldat en égorge un autre au cours d’une bataille héroïque, et c’est bien. Guillaume Tell est un terroriste, mais les bourgeois conservateurs suisses en ont fait un demi-dieu national ! Les moyens sont bons, si la fin est bonne. Un coup de feu est tiré. S’il abat un chien enragé, le tireur est un honnête homme, s’il abat un garçonnet cueillant des cerises, le tireur est un monstre de perversité. La fin seule compte. Et notre fin est assez généreuse pour excuser le sang, le mensonge, le vol. À la technique révolutionnaire, correspond une morale révolutionnaire. Au lieu de penser au Christ, au Sermon sur la Montagne, à toutes ces vieilleries débilitantes, songe au bonheur du peuple, et tu trouveras la force de lever ton revolver, de lancer ta bombe…
— Tout serait donc permis…
— Est permis tout ce qui mène à la libération de l’homme. La morale émancipatrice du prolétariat s’oppose à la morale esclavagiste chrétienne, pour qui l’égalité, la fortune, la paix, toutes les récompenses n’interviennent que dans le ciel. Christ veut consoler les hommes d’être malheureux sur terre en leur promettant qu’ils seront heureux dans les nuages. « Rendez à César… » Nous ne voulons pas de César. Christ accepte César, les impôts de César, la monnaie de César, les théâtres de César, les tribunaux de César, les policiers de César. Nous n’acceptons rien de cela. Notre royaume est de ce monde. Et, pour le conquérir, nous sommes prêts à tout. Notre morale suit nos actes. Il faut lire nos actes à l’envers. L’effet avant la cause. La fin avant les moyens. Tu diras : « La révolution compte un ennemi de moins, Zagouliaïeff a tué cet homme. » Et non : « Zagouliaïeff a tué un homme qui était l’ennemi de la révolution. » Saisis-tu la nuance ? D’abord le résultat : un ennemi de moins. Le geste ? peu importe : un homme tué, une ville rasée, un cheval abattu… Ne me regarde pas de tes yeux stupides. Tâche de comprendre…
— Je n’ai pas besoin de comprendre, dit Nicolas avec élan, puisque nous ne parlons pas la même langue. Le Christ nous ordonne d’aimer notre prochain. J’aime tellement mon prochain que je suis prêt à perdre mon âme pour le servir. Je veux bien être damné pour que des milliers d’êtres soient sauvés de la misère. D’ailleurs, je ne serai pas damné. Le Christ absorbera le sang, la honte, la lâcheté. Le Christ prendra tout sur lui, en lui.
— C’est si commode !
— Souviens-toi des deux voleurs crucifiés de part et d’autre du Christ. Il leur a pardonné… « Je te le dis en vérité, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. » Telles ont été ses paroles. Et ces deux-là étaient des criminels. Comme toi, comme moi, Zagouliaïeff…
Nicolas avait pris la Bible et la feuilletait nerveusement. Puis, il reposa le livre et prononça d’une voix blanche :
— Je suis des vôtres.
— Tu quitterais le parti ?
— Je ferai ce que tu me diras de faire.
Zagouliaïeff but un verre de kwas et s’essuya la bouche du revers de la main.
— Après tout, tu n’as qu’à venir, dit-il. On te jugera à l’œuvre. Si tu ne fais pas l’affaire…
— Mais Grünbaum… Comment le prévenir ?
— Je m’en charge.
— Et d’ici là ?…
— Occupe-toi de ta papeterie. Lis la Bible, si ça t’amuse. Et attends que je te convoque.
— Ah ! mon ami, dit Nicolas, ce serait tellement mieux si tu pensais comme moi, si tu te sentais d’avance excusé.
— Je n’ai pas besoin d’excuse, dit Zagouliaïeff.
Il enfila son manteau, coiffa sa casquette de laine grise.
— Je descends avec toi, dit Nicolas. Il faut que je porte les épreuves à l’imprimeur…
Ils sortirent ensemble. Le petit jour froid et brumeux étouffait la ville. Les portiers balayaient le pas de leur porte. Un accordéon jouait dans une cour. Marchant à côté de Zagouliaïeff, Nicolas éprouvait une impression bizarre de gêne et de malheur. De toutes ses forces, il essayait de dominer son angoisse. Il se répétait pêle-mêle des paroles de la Bible et des paroles de Zagouliaïeff. « La fin justifie les moyens… » « L’un des malfaiteurs crucifiés l’injuriait, disant : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et sauve-nous. » Subitement, il glissa dans la neige, tomba sur un genou.
— Debout, camarade, lui dit Zagouliaïeff.
Nicolas se releva, épousseta son manteau d’une main engourdie. Un traîneau passa, rasant le trottoir. Le cocher barbu glapit d’une voix enrouée :
— Gare !
Une femme emmitouflée de fourrure était assise au fond du traîneau. Instinctivement, Nicolas se rappela sa sœur, le boudoir, les liqueurs, la chambre d’enfant avec la flamme rose de la veilleuse. Il ferma les yeux, étourdi par la valeur de son sacrifice.
— Quoi ? Ça ne va pas ? demanda Zagouliaïeff.
— Oh ! si, murmura Nicolas. Ça va bien. Ça va tellement bien…
Et il se remit à marcher, boitillant, souriant, le regard triste.