CHAPITRE XVI

Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes sur le matin calme. Un jet de soleil éclairait fortement la nappe blanche, damassée, le sucrier en vermeil, le verre à thé dans sa monture d’argent lourd. Une mouche paresseuse escaladait l’assiette des rôties. Le valet de chambre la chassa d’une pichenette et recula une chaise pour que Michel pût s’asseoir. Dans la cour, on entendait le cocher Varlaam et le chauffeur Georges qui se disputaient, selon leur habitude. Michel sourit à ces voix familières, déplia sa serviette et consulta les premiers journaux. Tout en buvant son thé, tout en croquant ses rôties, il parcourait les articles de fond. La presse entière célébrait la dernière « journée française » de Saint-Pétersbourg. L’entrevue de Nicolas II et de Poincaré suscitait un flot d’éloquence parmi les rédacteurs des diverses gazettes. Surtout le toast d’adieu du président français était commenté avec ferveur : « L’accord s’est toujours établi et ne cessera de s’établir avec d’autant plus de facilité que les deux pays ont maintes fois éprouvé les avantages procurés par cette collaboration régulière et qu’ils ont, l’un et l’autre, le même idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité. »

« Dans la force, l’honneur et la dignité ! » Michel aimait ce langage fier. Il était sûr que l’Allemagne et l’Autriche n’oseraient rien entreprendre tant que les alliés se montreraient calmes et résolus. Mais l’empereur, si changeant, si débile, saurait-il tenir contre son entourage ? Et les socialistes ne tenteraient-ils pas, cette fois encore, de diviser et d’affaiblir le pays ? Déjà, la dernière page des journaux était consacrée aux grèves de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Nicolaïev, de Riga. Les employés du tramway, les typographes, les ouvriers des usines Poutiloff et Siemens avaient cessé le travail. La police dispersait des bandes armées de revolvers, de haches et de matraques. Et il était impossible de savoir à quelles consignes obéissaient les mutins en déclenchant des manifestations de masse pendant le séjour des Français à Saint-Pétersbourg. Les représentants des socialistes-révolutionnaires et des social-démocrates affirmaient que les désordres étaient indépendants de leur volonté. Mais qui donc, alors, commandait ces hommes ? Michel rejeta les journaux d’un geste irrité et vida le fond de son verre. Il allait se lever de table, lorsque Tania fit son entrée dans la salle à manger. D’habitude, elle se réveillait tard et prenait son petit déjeuner au lit.

— Que se passe-t-il ? Il est bien tôt pour toi, dit Michel. Veux-tu prendre une tasse de thé ?

— Oui, dit-elle. J’ai mal dormi. Il faisait si chaud ! Je ne pouvais plus rester dans la chambre…

Elle paraissait, en effet, très fatiguée, très inquiète. Le valet de chambre apporta une tasse, disposa un second couvert et se retira. Tania bâilla et désigna du doigt la pile de journaux.

— Quoi de neuf ?

— Rien de sensationnel. Le départ de Poincaré. Les derniers toasts. Les grèves de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Mon impression est que cette entrevue entre le tsar et Poincaré aura grandement contribué au maintien de la paix. Une entente aussi loyalement exprimée fera réfléchir les empires centraux.

— C’est qui, les empires centraux ? demanda Tania en croquant une rôtie.

— Eh bien, l’Allemagne, l’Autriche…

— Ah ? dit Tania, et son œil vague parcourut la pièce, comme à la recherche d’un objet perdu.

Depuis quelques jours, Michel se sentait bizarrement gêné en présence de sa femme. Il avait l’impression qu’elle s’était écartée de lui soudain, et que la distance qui les séparait augmentait d’heure en heure. Mais il avait beau se demander sur quels indices il fondait sa conclusion, il ne trouvait rien. Extérieurement, Tania n’avait pas changé. Son visage, ses gestes, ses paroles étaient les mêmes qu’autrefois. Il pouvait la toucher, se faire entendre d’elle. Cependant, à plusieurs reprises, comme ce matin par exemple, il avait été frappé par l’idée que Tania n’était pas sa femme, mais une étrangère. Il la regarda très fort, au milieu du front, pour percer cet obstacle de chair et d’os.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? dit Tania.

Elle avait rougi. Il eut scrupule de son insistance et voulut mentir :

— Je t’admire. Tu es si jolie…

À ces mots, la figure de Tania devint hostile. Elle haussa les épaules.

— Non. Je suis affreuse, dit-elle. Je me suis vue dans la glace. Affreuse.

Elle soupira et se caressa la joue, le menton, avec le revers de la main. Michel saisit cette main et la porta à ses lèvres. Tania tressaillit.

— Ma chérie, dit-il. Je vais te faire du chagrin. Mais tu m’excuseras, je pense. Voici : je ne rentrerai pas déjeuner. Le secrétaire particulier du ministre des Voies et Communications est à Moscou. Il tient essentiellement à me voir et…

Tandis que Michel parlait, Tania sentait se lever en elle une joie heureuse, violente. Elle répondait machinalement :

— Tu dis que tu ne rentreras pas déjeuner. Oh ! c’est dommage…

Déjà, mentalement, elle bouleversait son emploi du temps et accordait à Volodia quelques heures de plus, un déjeuner inespéré, des caresses supplémentaires. Depuis des semaines, elle organisait son existence entière autour de ces rendez-vous clandestins. Elle leur sacrifiait tout, follement, stupidement, négligeait ses enfants, sa maison, ses amis. Une seule idée la possédait : le voir le plus souvent, le plus longtemps possible, comme si, bientôt, elle n’en aurait plus le droit ni le loisir.

— Eh bien, dit-elle, ne viens pas. Je me passerai de ta présence.

Ses paroles, sa voix étaient naturelles. Elle disait, elle faisait, ce qu’il fallait dire et faire, sans que son esprit participât le moins du monde au débat.

— Je serai rentré vers six heures, dit Michel.

— Je t’attendrai, dit-elle.

Il se leva, déposa un baiser sur le front de Tania, ramassa les journaux, s’attarda encore un instant dans la pièce. Elle s’impatientait. Enfin, il s’en alla. L’auto démarra dans un vrombissement sensationnel. Allégée, palpitante, Tania se précipita vers le téléphone et demanda le numéro de Volodia :

— Oui, mademoiselle, le dix-sept-quatorze. Quatorze… Oh ! elle ne comprend rien, quatorze…

Son cœur battait. Lorsqu’elle entendit la voix de Volodia, elle défaillit de douceur. Heureusement, il était libre pour le déjeuner. Il congédierait ses domestiques.

Tania retroussa le pan de son peignoir et courut vers sa chambre à petits pas chancelants. La soubrette était là qui attendait ses ordres.

— La robe grise et mauve avec la ceinture d’argent.

La nounou et la gouvernante frappaient à la porte. Elles venaient présenter les enfants avant la promenade. Tania embrassa Serge et Boris avec emportement, joua un instant avec eux, puis, subitement, les repoussa :

— Allez, allez, je suis pressée…

Lorsqu’ils furent partis, elle regretta son geste et se promit de leur rapporter des jouets.

— Madame ordonne-t-elle d’atteler la calèche ? demanda la femme de chambre.

— Non, je prendrai un fiacre, dit-elle. Ou plutôt je marcherai à pied. Il fait si beau !

Elle était saisie de vertige. Depuis deux mois, toutes les valeurs de son univers intime fléchissaient une à une. La fidélité, la dignité, l’affection étaient des notions dépassées. Le mal et le bien se confondaient sans dommage. Quand elle s’efforçait de résumer les mérites de Volodia, elle était surprise par l’inutilité même de sa recherche. Il n’avait pas de qualités solides et distinctes comme Michel. Et on ne pouvait pas cerner et définir son caractère par la pensée. Tout en lui était trouble, évanescent, dangereux. Tantôt bon et sincère, tantôt faux, couard et hargneux, tantôt passionné, tantôt frigide, tantôt joyeux et tantôt triste, il défiait les classifications. Mais son instabilité même faisait son charme. Il émanait de lui une chaleur où Tania se trouvait à l’aise. Sa seule présence créait autour des êtres une température favorable à leur éclosion. Ce matin même, en se hâtant vers le rendez-vous, elle percevait ce glissement d’un monde à l’autre, d’un ordre à l’autre. À mesure que le fiacre s’éloignait de sa propre maison, elle se devinait libérée de l’exactitude, de l’habitude et de l’ennui. Elle abandonnait derrière elle quelque chose d’ancien, de traditionnel, de figé et de lourd à mouvoir, et se laissait enrichir par la promesse d’être heureuse d’une façon impertinente et coupable. À intervalles égaux, de petites phrases banales coupaient le courant de sa méditation. « Je ne devrais pas. C’est mal. J’ai un mari. Des enfants. » Mais cette honte n’était pas désagréable. Et, très vite, elle ne songeait plus qu’à son impatience. Le chemin était long. Les chevaux étaient lents. Tout ce temps perdu ! Et lui qui attendait !

Il la reçut dans ses bras, comme si elle eût échappé à un grand péril. Elle dut répondre à ses premières questions. Oui, elle était descendue du fiacre à cinquante pas de la maison. Non, personne ne l’avait remarquée et Michel ne se doutait de rien. Il respira profondément et se passa la main dans les cheveux.

— J’ai toujours peur, dit-il. Peur pour toi, pour nous…

Puis il secoua la tête et sourit tristement dans le vide.

Tania, debout dans l’entrée, se débarrassait de son chapeau et de sa courte cape de soie. Elle pénétra enfin dans le petit salon aux volets clos à cause de la chaleur Derrière cette porte, au fond, était la chambre.

— Tes domestiques sont sortis ? demanda-t-elle.

— Oui.

Il lui désigna un fauteuil :

— Assieds-toi.

— Pour quoi faire ?

D’habitude, ils ne s’attardaient guère au salon. Volodia parut gêné par l’interrogation de Tania, et elle l’entendit qui avalait une gorgée de salive. Elle le devinait inquiet, vulnérable. Dans les pénombres de la pièce, elle chercha son visage et découvrit un profil régulier, gris poussière, et un grand œil fixe, rêveur.

— Quoi ? Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-elle.

Il lui prit la main, mais d’une manière amicale, légère. Elle fut déçue de le sentir distrait, sans désir et sans hâte.

— Tu sembles fatigué, dit-elle.

— Oh ! non, dit-il. Si tu savais… J’ai appris des choses…

Elle eut peur :

— Sur moi ?

— Non. Juste avant ton arrivée, j’ai eu la visite d’un ami, un journaliste… Il m’a dit… Les feuilles du matin n’en parlent pas encore… Il n’y en a que pour Poincaré et les grèves… Mais, ce soir, ce sera officiel… L’Autriche a adressé un ultimatum à la Serbie…

Tania tombait de haut. Désenchantée, refroidie, elle murmura :

— Et alors ?

Il s’anima soudain. Ses yeux brillaient. Ses lèvres remuaient vite :

— Alors ? Tu ne comprends pas ? L’Autriche veut la guerre. On ne connaît pas les termes de l’ultimatum, mais il est, paraît-il, très sévère, et le délai de réponse expire dans quarante-huit heures. Ajoute à cela que Poincaré et Viviani sont en voyage. Le kaiser est sur mer et ne sait pas donner des conseils de modération à François-Joseph. Les grèves russes battent leur plein. Les émeutes en Irlande retiennent toute la vigilance de l’Angleterre. Ah ! les Autrichiens ont bien choisi leur moment. Ils espèrent envahir la Serbie avant que les grandes puissances se soient concertées. Le fait accompli, en somme. S’ils réussissent, nous n’aurons pas de guerre. S’ils tardent, les alliances joueront…

Il esquissa de la main un geste large et mou :

— C’est terrible…

Mais Tania ne pouvait pas s’intéresser à ce désarroi vulgaire. Occupée de son seul amour, elle niait tout ce qui n’était pas lui. Cette danse d’ombres, ces menaces, ces cris ne la concernaient plus. Elle était fâchée que Volodia manquât de sérieux au point de se détourner d’elle pour lire les journaux et redouter la mort. Il lui semblait qu’en participant à la crainte du monde il la frustrait d’une attention qu’elle méritait sans partage. Elle fit la moue :

— Oh ! là là ! Que d’histoires, mon cher !

— Je ne suis pas le seul à m’inquiéter, dit Volodia.

— Je suis bien sûre que si. Michel, ce matin, était plus calme.

— Parce qu’il ne savait rien encore.

— Ou parce qu’il en savait plus que toi. Tout finira par s’arranger.

— On ne disait pas autre chose à la veille de la guerre contre le Japon… murmura Volodia.

— Peut-être, dit Tania. Mais, maintenant, la Russie a fait son expérience. Elle n’ignore plus ce que ça coûte, une guerre. Elle ne recommencera pas.

Volodia balança la tête avec obstination. Tania reconnut qu’elle n’avait pas su le convaincre. Pourtant, elle était certaine de ne pas se tromper. Comment lui expliquer, à ce garçon pessimiste et buté, que trop de bonheur était en train de mûrir et d’éclore sur terre, pour que la décision de quelques fous risquât de menacer la paix ?

— Mon intuition ne me trompe jamais, dit-elle avec force. La guerre est impossible, parce que je ne la sens pas.

À ces mots, Volodia eut un sourire forcé et soupira :

— Tu as raison… N’en parlons plus… N’y pensons plus…

Mais elle savait qu’il feignait l’insouciance pour lui complaire. Il s’assit à ses pieds, comme d’habitude, coucha le front sur ses genoux. Il faisait tous ces gestes avec application. Pourtant, son esprit était ailleurs. Furieusement, Tania se pencha sur lui et lui baisa la bouche. Par ce baiser, elle espérait le délivrer de sa hantise, le ramener à elle et au plaisir. Déjà, il cédait de tout son corps à cet appel animal. Étourdi par un brusque désir, il oubliait l’Europe, les journaux, ses propres paroles. Il palpait avec des mains impatientes ces épaules, ces hanches qu’il avait d’abord dédaignées. Elle l’entendit gémir un peu sous un excès de joie, et fut fière de cette plainte, comme si elle eût triomphé d’une rivale.

— Viens, dit-il, avec un accent humble et insistant, qui la pénétra jusqu’au cœur.

Il se leva le premier. Elle se dressa à son tour.

Dans l’ombre chaude, les roses sentaient fort. Un rayon de soleil, filtrant à travers les volets, allumait un sentier de feux bleus et rouges sur le tapis du salon. Des étoiles de diamant scintillaient dans les pendeloques du lustre. Volodia prit Tania par la main et l’attira doucement, pas à pas, vers la porte qui conduisait à sa chambre. Elle se laissait faire, obsédée par la chanson du sang dans ses oreilles. En passant dans le rayon de soleil, elle cligna des paupières. Et, à ce moment, des cris éclatèrent dans la rue. Des vendeurs de journaux aboyaient les titres de leurs feuilles. En un clin d’œil, Volodia bondit vers la fenêtre, tira les rideaux, poussa les volets et se pencha sur le vide. Éblouie, les bras ballants, la tête creuse, Tania regardait cet homme qui l’avait fuie et lui tournait le dos maintenant, attentif aux rumeurs de la ville. Des larmes de rage lui gonflaient la face. Elle se mordait les lèvres. En contrebas, des voix étrangères se répondaient d’un trottoir à l’autre :

« Départ de l’escadre française… Déclaration de Poincaré… »

Volodia quitta la fenêtre, les épaules basses. Il paraissait fatigué, vieilli, dans la lumière brutale du jour. Ses joues étaient râpeuses, piquées de mille petits poils brillants. Des rides sèches et minces entouraient ses paupières.

— Ils ne savent rien encore, dit-il, ou peut-être n’osent-ils pas le publier.

Il se tut, conscient d’avoir offensé Tania, et coula vers elle un regard consterné. Elle ne bronchait pas, sculptée dans le soleil, dure et droite. La lumière débordait ses yeux, élargissait, éparpillait le bleu de ses prunelles. Sa bouche s’entrouvrait sur de petites dents blanches et épaisses.

— Excuse-moi, dit-il. Il ne faut pas m’en vouloir.

Elle lui sourit, d’une façon intolérante.

— Mais je ne t’en veux pas, dit-elle.

Après cette soudaine rupture, il ne se sentait plus l’envie de reprendre le jeu. Dégrisé, perplexe, il demeurait debout devant la porte. Il s’irritait contre Tania qui ne comprenait rien au danger, et contre lui-même dont la moindre alerte suffisait à troubler les dispositions amoureuses. Enfin, il ferma les volets, tira les rideaux. Dans l’ombre, il devint plus calme.

— Je suis absurde, dit-il.

— C’est bien mon avis, dit Tania.

Elle se tenait encore sur la défensive, il se rapprocha d’elle, honteusement :

— Oublie tout cela. Cette idée me hante, parce que je t’aime… Parce que je t’aime, uniquement… Ah ! si je ne t’aimais pas, la guerre ou la paix, tout me serait égal… Mais voilà… Que deviendrons-nous si la guerre éclate ?…

— Tu n’est pas mobilisable, d’après ce que tu m’as expliqué, dit-elle avec indifférence.

— Non. Du moins, pas immédiatement. Après, on ne sait pas. Une guerre moderne exige beaucoup d’hommes…

Une peur atroce envahit le cœur de Tania. Brusquement, elle regretta son insouciance. Elle imagina Volodia mobilisé, expédié vers des terres lointaines, blessé, tué. Ce fut un éclair.

— Non, dit-elle violemment. Tu ne bougeras pas. Et Michel non plus…

Elle avait parlé de Michel avec simplicité. Mais elle s’arrêta aussitôt, gênée par tout ce que ce nom évoquait en elle. Involontairement, elle associait Michel à leur destinée. Elle ne concevait pas que leur bonheur pût se décider loin de lui. Et, cependant, elle lui était infidèle. Qui comprendrait qu’elle aimât ces deux hommes de façon différente et chacun selon ses mérites ? Son affection pour Michel n’était diminuée en rien par la passion que lui inspirait Volodia. Ils appartenaient à deux mondes distincts. Et ils n’avaient pas à être jaloux l’un de l’autre.

— Michel non plus ne sera pas mobilisé, reprit-elle. Tout sera comme avant… Tout… Tout… Qu’est-ce que cela fait si les autres meurent ?…

Volodia baissa les paupières.

— Michel, dit-il tristement. Tu te préoccupes de Michel ?

La sonnerie du téléphone retentit. Il se dirigea vers l’appareil, décrocha l’écouteur et sa figure exprima un embarras comique.

— Allô… Oui, c’est moi… Bonjour…

Au ton de Volodia, à son attitude, Tania devina que Michel était à l’autre bout du fil.

— En effet, disait Volodia, je n’ai pas pu venir au bureau… Une affaire personnelle… Non, je ne veux rien préciser…

Il eut un rire faux, servile, qui déplut à Tania. Elle songea que Michel se couvrait de ridicule en téléphonant à l’instant même où son ami et sa femme s’apprêtaient à coucher ensemble. Elle eut mal pour lui. Elle le plaignit et le détesta d’être si crédule. En même temps, l’aplomb de Volodia lui parut insupportable. Remis de son émoi, il affectait la désinvolture. Inconsciemment, elle prit contre lui, contre elle-même, le parti de Michel.

— Non. Je ne suis pas seul, disait Volodia. Surtout ne passe pas, tu nous dérangerais… Ah ? Tu as su ?… Les journaux ne disent rien encore ?… C’est terrible !… Et ce délai de quarante-huit heures !… Ils l’ont fait exprès !… Ce soir ?…

Il se tourna vers Tania et murmura très vite :

— Il m’invite à dîner, ce soir. Les Jeltoff seront là et le représentant du ministre des Voies et Communications…

— Non, dit Tania avec une colère soudaine. Je ne veux pas.

Docile Volodia revint à l’appareil :

— Impossible ce soir, mon cher… Mais un autre jour… Voyons… Après demain, 13 juillet ?… D’accord… Je marque le 13 juillet…

Sa voix était égale, nette, bien timbrée. Mais, tandis qu’il parlait, Tania sentait naître, au niveau de son estomac, un malaise étrange, presque physique, une répulsion qui lui était inconnue. Cette conversation au téléphone, entre son mari et son amant, lui soulevait le cœur.

— Au revoir, Michel, dit Volodia. Je te verrai en fin d’après-midi. Nous discuterons des événements…

Il reposa l’appareil et s’essuya le front avec un mouchoir de batiste. Tania le considérait avec des yeux écarquillés par l’attention. Et, à le voir là, devant elle, sa propre déchéance lui semblait si proche, si vraie, qu’elle n’osait plus prononcer un mot. Pour la première fois depuis des semaines, elle se découvrait seule, abîmée, déshonorée et lasse, tout à coup. Elle frissonna, comme si quelque chose de gluant eût effleuré sa main. Le silence se prolongeait. Tania et Volodia demeuraient immobiles, unis par le même scrupule. Volodia respirait à longs intervalles. Il était bouleversé. Puis, soudain, comme pour écraser leurs remords à tous deux, comme pour tuer entre eux une présence, il se précipita vers elle et la serra dans ses bras. Brisée, étouffée, elle se débattait à peine.

— Nous sommes des cochons, des cochons ! geignait-il. Mais nous n’y pouvons rien. Le crime est commis. Il faut en profiter. Surtout, ne pas penser, tu comprends ? Comme des ivrognes…

Tout en parlant, il la bousculait, la poussait vers la chambre.

— Qu’arrivera-t-il encore ? dit-elle dans un souffle. Quelle fin devons-nous espérer ?

— Je te défends de réfléchir à cela ! cria-t-il. Laisse passer les jours. Jouis de l’occasion.

De grosses gouttes de sueur tremblaient à son menton. La peau de son visage était pâle, verdâtre. Il avait un regard fou. Elle eut peur de ce masque qu’elle ne connaissait pas. Lorsqu’il essaya de dégrafer sa robe, elle protesta faiblement :

— Non… plus tard…

Mais il ne l’écoutait pas. Il s’acharnait sur elle, la pressait, la déshabillait, l’embrassait avec une voracité maladroite. Enfin, il la jeta sur le lit et resta debout, la tête basse, l’œil hébété, comme un assassin devant sa victime.

— Tu vois, dit-il, par instants, je me demande si la guerre ne serait pas une bonne chose. Un cataclysme. On est entraîné dedans. Et tout est résolu, sans qu’il y ait besoin d’intervenir. Ah ! que tout finisse, que tout finisse !…

Il hoquetait, il bredouillait lamentablement. Des larmes roulaient sur sa figure. Tania tendit les bras, l’attira vers elle, lourd et vaincu. Maintenant, elle berçait ce grand corps échoué contre son flanc. Un orgueil trouble l’animait. Auprès de cet homme abattu, elle se sentait appelée à panser le plaies, à chasser les rêves. Elle n’avait plus le droit de souffrir, puisqu’il souffrait lui aussi. D’une main maternelle, elle recoiffa ce front renversé. Elle dit :

— Allons, il ne faut plus te tourmenter… La guerre n’est pas pour nous… Il n’y aura pas la guerre…

Les yeux à demi clos, les lèvres desserrées, il grogna :

— Je me fiche de tout… de tout… Demain n’existe pas… n’existera jamais… Je t’aime… Le reste importe peu…

— Moi aussi, je t’aime, Volodia, dit-elle. Et je voudrais bien ne plus t’aimer.


Ils déjeunèrent à deux heures. À quatre heures, Volodia sortit pour acheter d’autres journaux. Lorsqu’il revint, il trouva Tania rhabillée, recoiffée. Elle voulait partir. Il la retint. Mais elle refusa de retourner dans la chambre. Elle se sentait horriblement fatiguée et tremblante. L’idée de revoir Michel, pendant le dîner, l’empêchait d’être heureuse. Avec une obstination maniaque, elle imaginait son visage trop bon, sa voix trop douce. Elle s’en alla enfin, dans les rues chaudes et poudreuses, où flottait une odeur de briques pilées et de crottin.

À peine rentrée, elle se précipita dans la salle de bains, se dévêtit, se brossa les dents, se lava dans une eau tiède et parfumée, comme pour effacer de son corps les dernières traces de la faute. Après la toilette, elle reprit courage. Il lui semblait que, par la vertu de l’eau et du savon, elle réintégrait son premier rôle. Le souvenir de Volodia s’éloignait d’elle et la laissait en repos. Par instant, elle pouvait presque se croire innocente. Lorsque Michel vint lui rendre visite, elle l’accueillit sans le moindre embarras. Il l’interrogea sur l’emploi de sa journée, et elle répondit facilement, sautant d’un mensonge à l’autre, souriant et jouant des yeux. Pourtant, elle remarqua qu’il l’observait avec une insistance douloureuse. Jeltoff et sa femme, Eugénie Smirnoff, le secrétaire particulier du ministre, arrivèrent successivement et emplirent le salon de leurs bavardages. Dès le début du dîner, les messieurs parlèrent de l’ultimatum. Le secrétaire particulier du ministre pérorait en découpant une aile de poulet à petits gestes souples de chirurgien :

— Il faut que la Russie et la France demeurent sur leurs positions. L’Autriche cherche à nous en imposer. Montrons-lui que nous sommes plus forts qu’elle, et elle rengainera son sabre. D’ailleurs, cet ultimatum dont nous ignorons encore les termes, est, paraît-il, interminable. Or, un ultimatum est un acte bref, cinglant : fortiter in re, suaviter in modo, et l’ultimatum autrichien est suaviter in re, fortiter in modo. Voilà pourquoi il ne s’agit que d’une manœuvre !

— En somme, dit Jeltoff, vous estimez que nous devons procéder par intimidation.

— Exactement, dit le secrétaire particulier.

— Mais l’intimidation risque d’exaspérer l’adversaire ! dit Jeltoff. Voyez-vous que l’Autriche et l’Allemagne aient réellement des intentions belliqueuses, et qu’au lieu de les laisser se servir sur la Serbie, nous les provoquions, nous, à grands cris ?

— De toute façon, dit Michel, nous ne pouvons pas nous désintéresser du sort de la Serbie menacée par l’Autriche.

— Pourquoi ? dit Jeltoff. De la sorte, au moins, le conflit serait localisé. Une guerre de plus dans les Balkans, ce n’est pas un drame. C’est préférable à un conflit européen…

Le secrétaire particulier sourit d’un air sagace et méprisant :

— Si vous laissez l’Autriche envahir la Serbie, vous exciterez les appétits des vainqueurs. Ils se croiront tout permis, dans une Europe déficiente. Ils se jetteront à droite, à gauche…

— Je me demande, dit Eugénie Smirnoff, comment le chef d’un gouvernement peut être assez inhumain, assez cruel, pour déclarer la guerre et envoyer des milliers d’hommes à la mort.

— Il arrive souvent, dit Michel, que le chef du gouvernement condamne la guerre, en principe, mais soit obligé de mobiliser ses concitoyens pour défendre les richesses naturelles et économiques du pays. Le chef du gouvernement ne doit pas penser en père de famille, mais en homme politique…

Tania se taisait et observait ses convives.

— Vous ne dites rien, Tatiana Constantinovna, murmura Mme Jeltoff. Ces questions ne vous intéressent pas ?

Tania tressaillit, comme si elle se fût réveillée au bord d’un gouffre.

— Non, dit-elle. Je… je ne crois pas à la guerre…

Il lui sembla que tous ses invités la considéraient avec étonnement. Elle détesta toutes ces têtes coloriées qui oscillaient autour de la table. L’absence de Volodia lui était pénible. Lui seul pouvait la comprendre et la consoler d’un regard.

— Si on donnait la parole aux peuples, il y aurait moins de guerres, dit Jeltoff. Ce sont les dirigeants qui veulent la guerre, pour devenir des personnages historiques. On connaît ça ! Croyez-vous que l’homme de la rue souhaite en découdre ? À Saint-Pétersbourg, il ne pense qu’aux grèves, en Angleterre qu’aux sports, en Allemagne qu’à la bière, à Paris qu’au procès Caillaux et il a bien raison.

— Ce procès Caillaux, susurra Eugénie Smirnoff, quel scandale. Une femme qui tue par amour pour son mari ! Moi, je l’admire…

— Il n’en demeure pas moins, dit Michel, que la publicité accordée à cette sale histoire d’amour et de politique me révolte. En des heures aussi graves que celles-ci, l’unique préoccupation de chacun devrait être l’avenir de la patrie…

Tania crut remarquer que Michel ne la quittait pas des yeux en prononçant ces paroles. Elle se sentit pâlir. Son cœur était lourd. Elle aspira l’air en suffoquant. À la fin du repas, elle se leva de table et, tandis que les invités se réunissaient au salon, passa dans le couloir et s’appuya contre le mur pour reprendre haleine. Puis, à pas mesurés, elle se dirigea vers les chambres d’enfants. Elle poussa une porte. La veilleuse éclairait la tête de Serge. Sa respiration était égale. Il souriait en rêve. Dans la pièce voisine dormaient Boris et la nounou. Elle n’osa pas entrer et se retira sur la pointe des pieds, comme une voleuse.

Lorsqu’elle reparut au salon, Eugénie Smirnoff la prit par le bras et l’attira dans l’encoignure d’une fenêtre.

— Vous êtes si pâle, ma chérie ! disait Eugénie. Je vous sens si anxieuse ! Moi aussi, les événements me bouleversent. Et cette chaleur…

— Oui, ce sont les événements, la chaleur, dit Tania.

Les invités ne se dispersèrent qu’à deux heures du matin.

Tania était rompue de fatigue. Dans la chambre à coucher, Michel parlait toujours, citait des noms d’hommes politiques et de journalistes. Soudain, il s’arrêta et dit d’une voix triste :

— Tu es si loin, Tania. Je parle et tu ne m’écoutes pas. Que se passe-t-il ?

Elle faillit éclater en sanglots. Tout à coup, elle souhaitait que Michel la prît dans ses bras pour la protéger. Elle voulait qu’il fût plus fort, plus beau que Volodia, qu’il inventât des mots irrésistibles, qu’il se fît aimer, qu’il la délivrât de son obsession. Comme s’il eût compris sa pensée, il lui saisit les mains et l’attira doucement contre sa poitrine. Depuis sa liaison elle multipliait les prétextes pour se refuser à lui. Cette nuit-là, ce fut elle qui mendia ses caresses. Mais elle les subit avec horreur, les paupières closes, la chair froide.

Lorsque Michel se fut endormi, elle demeura longtemps assise dans le noir. Elle ne doutait plus maintenant que Volodia seul fût capable de la contenter. L’habitude du plaisir avait suscité en elle un appétit nouveau. Le sang bourdonnait dans ses veines. Sa langue était sèche. Elle s’excusait en songeant qu’elle ne pouvait rien contre cette passion dévorante. Cependant, elle plaignait Michel, et voulait se déchirer le corps. Une rêverie vague la prit. Elle s’assoupit enfin, malheureuse, excédée. Un peu plus tard, elle s’éveilla en sursaut. Elle avait fait un cauchemar : Michel reposait, mort, à ses côtés. D’une main tremblante, elle effleura la poitrine de son mari. Non, la peau était tiède et le cœur battait bien. Elle poussa un soupir de soulagement et se signa, les yeux grands ouverts sur la fenêtre où naissait le jour.

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