CHAPITRE IX

À plusieurs reprises, Volodia avait essayé d’expliquer à Marie Ossipovna que le servage était aboli en Russie, que les domestiques méritaient certains égards élémentaires, que des lois existaient, concernant leurs heures de travail, leurs jours de congé, leurs salaires, et qu’on ne pouvait pas, impunément, les traiter comme des bêtes de somme. Il disait cela en pensant à Svétlana, mais sans la nommer, car il craignait d’éveiller les soupçons de la vieille. Simplement, par ces considérations générales, il espérait attendrir son interlocutrice sur le sort de son personnel, et spécialement de Svétlana, qui n’osait pas se défendre elle-même. Mais Marie Ossipovna ne voulait rien entendre. Les maîtres étaient faits pour commander. Les serviteurs, pour obéir. Telle était sa devise. Forte de cette conviction, elle avait résolu de châtier Svétlana en lui interdisant de sortir le dimanche, sauf le matin pour écouter la messe. Encore contrôlait-elle le temps que sa demoiselle de compagnie passait en prières. Ces offices orthodoxes étaient si longs ! Et pourquoi fallait-il y assister du début jusqu’à la fin ? Elle-même s’arrangeait toujours pour n’arriver à l’église arménienne qu’au moment de l’offerte. Pourtant, elle n’était pas plus mauvaise chrétienne que Svétlana.

L’intransigeance de Marie Ossipovna contraignait Volodia à ne rencontrer la jeune fille que le matin, en cachette, dans le square de l’église qu’ils avaient élu comme lieu de leurs rendez-vous. Parfois aussi, lors d’une visite chez Marie Ossipovna, il apercevait Svétlana, penchée sur un travail de couture, au fond d’une pièce froide et bien rangée. Ils échangeaient un regard triste. Et, jusqu’au lendemain, Volodia gardait, imprimée dans son cœur, une nostalgie débilitante. Ces trop brèves entrevues exaspéraient encore le sentiment que Volodia nourrissait pour la demoiselle de compagnie. Loin de décourager sa passion, les obstacles, les contretemps, les retards lui donnaient une force nouvelle. À ses rares moments de lucidité, il reconnaissait que cette aventure était absurde, et qu’il ferait le malheur de Svétlana en s’acharnant à la séduire, puisqu’il était bien décidé à ne l’épouser jamais. Mais le danger même de ce choix était délicieux. Incapable de se justifier, Volodia savait pourtant, avec certitude, que « cela devait être fait », contre toute charité, contre toute morale, pour obéir à un instinct de rapt et de domination, aussi vieux que l’homme et qui ne disparaîtrait qu’avec lui. Avec un entêtement lugubre, il avançait vers le malheur et les complications. Par instants, il s’admirait même d’hésiter si peu à compromettre son confort. Puis, tout à coup, un doute affreux lui glaçait le cœur. Svétlana était-elle vraiment amoureuse de lui ? À ses déclarations vagues et enthousiastes, elle opposait un silence décevant. Il lui baisait les mains. Et elle paraissait considérer ce geste comme une preuve d’amitié. N’avait-elle pour lui aucune attirance physique ? Elle disait : « Nos deux âmes sont merveilleusement appariées. Dieu doit aimer l’alliance de nos deux âmes. » Il était temps de penser à d’autres alliances. Mais où ? Mais comment ? Les loisirs dont disposait la jeune fille étaient trop brefs pour que Volodia pût songer à l’amener chez lui. Et, là-bas, dans le jardin, il passait tant de monde, qu’un simple baiser sur la bouche semblait une tentative vouée à l’échec. À peine assise sur le banc du square, après la messe, Svétlana regardait sa montre et disait : « Dans dix minutes, il faudra que je parte. » De jour en jour, la colère de Volodia contre Marie Ossipovna, contre la famille Danoff, contre la société tout entière, devenait plus ardente et plus inutile. Ayant reçu une lettre de mère Alexandrine au sujet de l’icône de saint Vladimir, il entra dans une grande fureur. Le couvent acceptait le principe de son offrande et le remerciait d’avance pour sa générosité. Très bien. Mais qu’aurait-il, lui, en échange ? Donnant, donnant. Si Svétlana cédait à ses instances, il était prêt à distribuer des saints Vladimir à tous les couvents de Russie. Sinon, il comprendrait qu’il n’y avait plus de justice et se désintéresserait des question religieuses.

Tout de même, pour l’acquit de sa conscience, il se rendit chez un peintre d’icônes, se renseigna sur les prix, discuta, marchanda, et finit par passer une commande, avec l’espoir que cette œuvre pie lui vaudrait la bienveillance du Ciel. Le lendemain matin, il offrait à Svétlana de l’accompagner chez le peintre. Il tenait essentiellement à ce qu’elle vît la maquette passe-partout que l’artiste reproduirait ensuite sur une planche de bois, avec ornements d’argent et de pierreries pour le manteau. Après tout, manquer une messe pour commander une icône ne représentait pas un péché bien grave. Ce n’était pas comme de déserter l’église pour flâner dans les magasins. Dieu et ses saints ne perdraient rien dans l’affaire. Volodia affirmait que mère Alexandrine elle-même n’eût pas reproché à Svétlana cette petite entorse à la règle chrétienne.

Svétlana, qui avait fort envie de voir l’artiste au travail, finit par accepter l’invitation de Volodia. Il fut décidé qu’il viendrait la prendre, le jour suivant, dès huit heures du matin, à la porte du square, et la ramènerait à neuf heures chez les Danoff car Marie Ossipovna exigeait la présence de sa demoiselle de compagnie pendant le petit déjeuner. Pour éblouir la jeune fille, Volodia résolut de la conduire chez le peintre dans l’automobile qu’il avait achetée au nom des Comptoirs Danoff, et qu’il conduisait lui-même. D’avance, il savourait l’étonnement de Svétlana devant cette mécanique vrombissante.

Le lendemain, dès sept heures et demie, Volodia était au volant. La journée était ensoleillée, poudreuse. La voiture pétaradait victorieusement à travers les rues, effrayait les attelages des fiacres, attirait aux fenêtres des femmes de chambre décoiffées. Volodia se sentait invincible, parce que le ciel était pur et que le landaulet à carrosserie cannée, bleue et jaune, roulait aisément en rasant les trottoirs. Il sifflotait. Mais, subitement, une tête de cheval surgit en travers de la route, l’automobile fit une embardée, un bec de gaz s’inclina, quelqu’un cria, et Volodia reçut un choc sur le crâne. Il eut le temps d’apercevoir des visages inconnus, des toits verts, des façades roses. Il pensa encore que le rendez-vous était manqué, qu’il avait mal, qu’il était mort, que l’auto des Comptoirs Danoff était abîmée. Puis, il ferma les yeux et se désintéressa de la vie.

Lorsqu’il revint à lui, il était couché dans son lit, et une odeur médicinale empestait la chambre. Le docteur, assis devant un bureau, rédigeait son ordonnance. Michel et Tania, debout près de la fenêtre, parlaient à voix basse, comme au chevet d’un mourant.

— Qu’est-ce que j’ai ? dit Volodia d’une voix faible.

Les trois visages se tournèrent vers lui. Et, comme Tania souriait en rajustant sa voilette, Volodia comprit qu’il était sauvé. Le docteur voulut bien renseigner son malade. Un accident banal, en somme. Pour éviter un fiacre qui débouchait d’une rue transversale, Volodia avait donné un coup de volant, heurté un réverbère. Sa tête avait porté contre le pare-brise. Des éclats de verre avaient entamé le cuir chevelu. Mais les blessures étaient superficielles. Le docteur n’avait recousu qu’une plaie. Dans quatre jours, au plus, Volodia pourrait reprendre une existence normale.

— Je n’ai rien au visage ? demanda Volodia avec inquiétude.

On lui présenta une glace. Non, le visage n’avait pas souffert. Volodia poussa un soupir de soulagement. Le miroir lui renvoyait l’image d’un garçon pâle, fatigué, coiffé d’un turban de bandages, mais point désagréable à voir. Dans cette face exsangue, les yeux prenaient une belle valeur, verts et profonds, un peu bridés, un peu faux.

D’une main hésitante, Volodia lissa sa moustache. Puis il dit :

— Passez-moi les mains à l’eau de Cologne et appelez un coiffeur pour me raser.

— Vous songez au coiffeur ? C’est bon signe ! dit le docteur.

— Peut-on être coquet à ce point ? s’écria Tania.

Volodia souriait à sa chambre quiète, au rayon de soleil qui faisait miroiter les pendeloques du lustre, aux meubles familiers, à la vie. En même temps, une sournoise envie de vomir lui travaillait le ventre. Des élancements de feu filaient d’une oreille à l’autre. Ses mains étaient faibles, légères. Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit en pensant à Svétlana qui était si malheureuse.

Le lendemain, il voulut se lever, car il se sentait mieux, mais le docteur lui ordonna de garder le lit et de refuser les visites. Le valet de chambre, Youri, faisait la police dans le vestibule. À travers les portes closes, Volodia entendait un murmure de voix :

— Monsieur se porte mieux… Monsieur sera très touché… Dans une semaine, au plus tard…

Autour du lit, s’amoncelaient des boîtes de chocolat, des bouquets de fleurs, des livres et des cartes de visite. Volodia était fier de l’intérêt que lui portaient ses amis. Il reposait comme un jeune dieu, parmi les offrandes variées des fidèles. Et il était bien forcé de croire qu’il méritait ce culte, et que sa perte eût affligé tout Moscou et une partie de Saint-Pétersbourg. Même, en y réfléchissant bien, il ne regrettait pas sa mésaventure. Cet accident d’automobile lui conférait un certain prestige. Il devenait, en quelque sorte, un héros du sport moderne, un martyr du progrès mécanique. Peut-être parlerait-on de lui dans un journal, à la chronique des événements mondains ? Les bouquets de lilas embaumaient la chambre. Aux murs, tendus d’un tissu mauve, moiré, des estampes japonaises, encadrées de bambou, alternaient avec des photographies de femmes, aux épaules nues, aux regards glissants. Sur le sofa, traînaient des coussins multicolores, où étaient brodés des ibis roses et des oiseaux de paradis. Volodia songea qu’il aurait dû supprimer les photos de toutes ces femmes, puisqu’il était amoureux de Svétlana. Mais que mettre à la place ? D’autres tableaux ? D’autres photos ? Chaque fois qu’il pensait à Svétlana, son cœur se serrait de pitié. Il l’imaginait, assise sur le banc du square, si impatiente, menue. Savait-elle seulement qu’il avait failli mourir dans un accident ? Dès ce soir, il lui écrirait une lettre.

Un coup de sonnette arrêta son inspiration. Le valet de chambre marchait pesamment dans le vestibule. Puis, il y eut des bruits de voix, une bousculade, et la porte s’ouvrit en coup de vent.

— Madame, madame, criait le valet de chambre. Le docteur a ordonné… La consigne est formelle…

— Laissez-nous, dit Volodia.

Svétlana était tombée à genoux devant le lit. Ses yeux, élargis par les larmes, exprimaient une angoisse, une prière folles. Des mèches de cheveux s’échappaient hors de son pauvre feutre bleu où tremblait un bouquet de cerises. Ses mains cherchaient la main de Volodia sur la couverture. Elle chuchotait :

— Grâce à Dieu, vous êtes vivant ! J’ai eu si peur, quand ils ont discuté de votre accident, à table ! J’ai cru m’évanouir ! Et, ce matin, je me suis enfuie pour venir ici ! Je ne sais pas ce que je dirai à Marie Ossipovna ! Cela m’est bien égal ! Parlez-moi ! Pouvez-vous parler ?

Tandis que Volodia racontait l’accident, l’évanouissement, le réveil, Svétlana l’écoutait à peine, mais promenait sur lui un regard avide et suppliant. Et Volodia, lui-même, ne songeait plus guère à ce qu’il disait, trouvant tout son plaisir à détailler le visage offert à sa contemplation. Il découvrait ainsi que les yeux de Svétlana étaient d’un gris brûlé, infiniment précieux, qu’un duvet de gaze blonde doublait la courbe de sa joue, que sa lèvre inférieure était fendue au milieu par un petit pli rose, enfantin, et que toute sa personne fleurait l’iris et le savon anglais. Avec délices, il se laissait envahir par cette présence tiède et honnête. Il savourait le triomphe d’être si bien aimé. De quelles luttes intérieures, de quels dialogues secrets, cette visite marquait-elle le terme ? Comme elle avait dû s’interroger, souffrir, prier, pleurer, avant de se résoudre à courir vers lui ? Une dernière larme tremblait encore à sen paupières douces. Mais, déjà elle souriait un peu :

— J’ai eu si peur, si peur, pour vous, pour moi…

Il se retint de dire : « Vous teniez tant à moi ? » et murmura simplement :

— Il m’était intolérable de penser que vous m’aviez attendu en vain. J’avais tant espéré de cette visite chez le peintre !…

— Moi aussi, dit-elle. Mais j’avais un pressentiment. La veille, j’avais rêvé d’une chouette. C’est mauvais signe. Quand je ne vous ai pas vu venir, j’ai compris qu’un malheur était arrivé. Étes-vous sûr, au moins, que la blessure soit bénigne ? Avez-vous mal en tournant la tête ? Et comme ça, en l’inclinant ?

— Un peu mal, oui, dit Volodia en faisant la grimace.

Et il vit que les yeux de Svétlana devenaient troubles.

— Je ne peux pas vous voir souffrir, dit-elle en baissant le front. Je voudrais souffrir à votre place. Il me semble que, si je prie Dieu d’une certaine façon, j’aurai mal à la tête pour vous. Déjà, cela commence…

Volodia se souleva sur les coudes et se rapprocha de la jeune fille.

— Vous êtes bonne, dit-il avec élan, vous êtes… vous êtes lumineuse. Je sais tout ce que vous avez dû vaincre pour venir ici. J’apprécie votre dévouement. Je vous...

Il cherchait ses mots. Il finit par dire.

— Je vous paierai de tout cela, de tout cela.

— Mais je suis déjà payée, dit-elle, puisque vous êtes vivant. Vous auriez pu mourir. Oh ! c’est atroce !

Elle cacha son visage dans ses mains.

— Oui, je l’ai échappé belle, dit Volodia. Pas une marque sur la figure. Vous voyez le tableau, si je m’étais présenté à vous avec un œil crevé, ou une lèvre en festons ?

— L’essentiel est de conserver son âme, dit-elle.

Cette réflexion déplut à Volodia. Il grommela :

— Évidemment, évidemment.

Puis, comme il craignait que la conversation ne prît un ton trop élevé, il demanda :

— Que direz-vous à Marie Ossipovna pour justifier votre escapade ?

— N’importe quoi. Je mentirai.

Elle rougit, fronça les sourcils et répéta d’une voix têtue :

— Oui, je mentirai.

Volodia mesurait la valeur de cette première victoire. Il dit :

— Vous mentirez, pour moi ?

— Je n’ai que vous au monde, répondit-elle simplement.

Alors, il lui prit les mains, tenta de la relever, de la caresser. Mais elle résistait. Enfin, elle se dégagea, tira de son sac une petite bouteille cachetée de cire bleue et la déposa sur la table basse, près du narghilé.

— Je vous ai apporté de l’eau bénite. Vous en boirez ce soir, n’est-ce pas ?

Plus il regardait cette enfant, moins il avait envie de prolonger le jeu. Malgré la douleur cuisante qui lui fendait la tête, malgré ce goût de fièvre qui lui dilatait la bouche, il ne pouvait penser qu’à son désir. Seules cette peau fraîche, ces lèvres inexpertes, sauraient étancher la soif qui le brûlait de la nuque aux talons. Svétlana examinait les photographies pendues aux murs.

— Qui sont ces dames ? demanda-t-elle.

— Des amies, dit-il avec irritation.

Elle soupira :

— Elles sont belles !

— Venez ici, Svétlana, dit-il. Installez-vous près de moi, j’ai tant de choses à vous dire.

Elle obéit, attira une chaise, s’assit au chevet du lit, droite, le nez haut. Et, tout à coup, elle s’écria :

— Qu’est-ce que je fais ici ? Je veux partir !

Dressé sur son séant, Volodia enlaçait les épaules de la jeune fille et l’attirait d’un bras solide contre sa poitrine. Tout près de lui, il voyait déjà une bouche sèche, horrifiée, un menton tremblant. Pourtant, d’un dernier effort, Svétlana rompit leur étreinte. Repoussé des deux poings, Volodia s’effondra dans les oreillers. Une douleur aiguë lui traversa le crâne. Il ferma les yeux, gémit et résolut de feindre la pâmoison. Pendant quelques secondes, il douta de son stratagème. Les paupières closes, enseveli dans l’ombre et le silence, il imagina que la jeune fille se levait, gagnait la porte à petits pas prudents. Il voulut l’appeler. Mais déjà, une main fraîche effleurait son front et ses tempes.

— Mon Dieu, qu’avez-vous ? dit Svétlana.

Sournoisement, il évita de répondre, serra les dents. De l’eau coula sur son visage. Ah ! oui, l’eau bénite. Il se contraignit à ne pas sourire. Un mouchoir léger l’éventa. Des doigts timides froissèrent les manches de sa chemise, tâtèrent les veines de son poignet.

— Monsieur Bourine, chuchotait Svétlana, monsieur Volodia… Vous m’entendez ?… Ah ! pauvre, pauvre…

Volodia sentait qu’une respiration courte effleurait sa joue. Pour précipiter le désordre de la jeune fille, il geignit humblement en retroussant les lèvres. Elle s’exclama :

— Que faire ? Que faire ? Mon ami ! Mon chéri !

Il tourna la tête, comme dérangé dans un rêve et, brusquement, leurs souffles se rencontrèrent. Volodia enserrait d’une main la nuque de la jeune fille et buvait à sa bouche une volupté décevante, stupide. Jamais encore une telle honte, une telle peur, ne s’étaient mêlées à sa joie. À travers ses cils rapprochés, il ne voyait rien qu’une surface de chair blonde et un œil gris, immense, sablé de paillettes d’or. Un vertige le saisit. Il relâcha la crispation de ses doigts sur la nuque de Svétlana, et glissa, faible, heureux, écœuré, vers la fraîcheur du lit. D’un bond, Svétlana s’était redressée. Elle haletait, les lèvres meurtries, les cheveux défaits. De grosses larmes limpides coulaient sur ses joues, Volodia reprit haleine et dit :

— Pardonnez-moi… Je ne pouvais plus vivre ainsi… Je vous aimais trop…

Mais elle se tordait les mains et répétait violemment :

— Le péché ! Le péché est entré dans mon âme !

Il voulut plaisanter :

— Le péché ? C’est un bien grand mot. Quel péché y a-t-il à prouver son amour à la femme qu’on aime ? Nous sommes libres tous les deux. Nous nous plaisons…

— Je suis venue chez un homme seul, dit-elle, comme si elle eût parlé à quelque témoin invisible. Il m’a reçue dans sa chambre. Et il m’a donné ses caresses. Mon ange gardien s’est envolé.

— Mais non, s’écria Volodia. Les anges gardiens sont toujours là, le vôtre et le mien, et ils se réjouissent, car ils savent qu’un grand bonheur a commencé pour nous.

Svétlana frémit de tout le corps. Ses lèvres pâles remuaient lentement :

— Il n’y a pas de bonheur pour l’homme et pour la femme, hors de l’union voulue par le Seigneur.

— Et qui vous dit que le Seigneur ne veut pas de notre union ? Il était moins sévère que l’Église, Notre Seigneur ! Il pardonnait un tas de choses ! D’ailleurs, je suis assez partisan d’envisager pour plus tard… oui… si cela peut vous tranquilliser… Vous deviendrez ma femme… C’est une formalité…

À ces mots, des hoquets violents secouèrent les épaules de Svétlana. Ses dents s’entrechoquaient. Des plaques rouges couvraient ses joues. Volodia, affolé, lui tapotait les mains en bredouillant :

— Mon enfant, ma colombe chérie ! Calmez-vous. Calme-toi. Je ne vous veux pas de mal. Je suis votre grand ami. Ma vie, ma vie t’appartient. Entends-tu ? Tu es si belle, si pure, si délicate, si… Je n’ai jamais rien rencontré de semblable. Le paradis s’est ouvert devant moi… Et tout cela pour un simple baiser… Ton innocence m’illumine… Je suis régénéré !…

Il essaya de l’embrasser encore. Mais elle s’écarta de lui en criant :

— Que voulez-vous de moi ? Pourquoi me torturez-vous ?

Tout en parlant, elle se signait à petits gestes rapides. Puis, elle ramassa son chapeau, son sac. Il demanda :

— Vous partez ?

— Oui.

— Mais quand vous reverrai-je ?

— Je ne sais pas.

— Dès que je serai rétabli, j’irai vous attendre à nouveau dans le square. Tous les jours. Jusqu’à ce que vous me pardonniez.

— Je n’ai rien à vous pardonner, dit-elle. Mon Dieu, c’est horrible ! Rien, rien à pardonner !

Elle se dirigea vers le fond de la pièce, à reculons, ouvrit la porte, murmura encore : « Rien à pardonner. »

Et Volodia se retrouva seul, tout à coup, au milieu d’une chambre grotesque, pleine de photographies galantes, d’ibis roses et d’oiseaux de paradis.

Dès qu’il put se lever et sortir, il retourna dans le square, à l’heure habituelle de leurs rendez-vous. Deux jours, il attendit en vain. Le troisième jour, elle céda, car la privation était trop cruelle, et Volodia la vit paraître, au bout de l’allée, avec son petit chapeau à cerises et sa cape de drap bleu. Il fut surpris de la retrouver telle qu’il l’avait laissée, comme si les tourments qu’elle avait subis eussent dû se consigner en marques indélébiles sur son visage, Peut-être seulement était-elle plus pâle et plus inquiète encore. Lorsqu’il voulut risquer une allusion à leur entrevue dans la chambre, elle l’arrêta sans ménagement :

— Tout est oublié. Nous sommes des amis, comme avant.

Il accepta, de mauvaise grâce, le rôle sans gloire où elle prétendait le maintenir. Mais il craignait de perdre Svétlana en exigeant d’elle plus qu’elle ne voulait lui donner. Ils eurent de nouveau des conversations prudentes qui ne menaient à rien. Plusieurs fois, il forma le projet de rompre un lien qui n’apportait à sa vie que du trouble et de l’insatisfaction. Toutefois, au moment d’exécuter cette décision salutaire, le souvenir d’un regard tendre, d’un geste languissant, faisait tomber sa force. Loin d’elle, il errait, désenchanté, désœuvré, et repassait en esprit ses dernières paroles. Près d’elle, il ne songeait qu’à la fuir, car sa présence ne le contentait plus. Brusquement, lui venaient des envies d’être méchant, injuste. Il ne prenait pas la peine de feindre la piété. Il goûtait même un malin plaisir à la scandaliser par des répliques grossières. Comme elle l’interrogeait sur l’icône de saint Vladimir, il lui répondit qu’il l’avait décommandée, parce que le peintre en demandait trop cher. Un autre jour, il refusa une hostie, sous prétexte qu’il avait déjà déjeuné. Puis, il se lança dans une grande diatribe contre l’Église orthodoxe, dont les règles archaïques interdisaient le développement. Il cita en exemple les catholiques. Il affirma qu’il méditait de se convertir. Elle pleurait, et il s’en allait, irrité contre elle et fier de lui. Mais, dès qu’il l’avait quittée, une fièvre de remords le saisissait, croissante, irrésistible, et il attendait avec impatience l’instant où il pourrait la revoir et la consoler. Ces colères diaboliques, ces attendrissements suspects, torturaient la jeune fille, car elle ne doutait pas qu’elle en fût responsable. Elle comparait tristement l’être aimable qu’elle avait connu et ce nouveau personnage, ricanant et hargneux. On eût dit qu’en renonçant à lui obéir elle avait déchaîné en lui tous les mauvais instincts.

Un matin, elle le vit venir, décoiffé, l’œil vague, les joues mal rasées. Il dit avoir passé la nuit chez les Tziganes. Il sentait le vin, le tabac. Il était ivre :

— Je brûle ma vie ! Je flambe mon temps ! Ainsi, on ne sent pas sa détresse…

Comme elle le priait de l’accompagner à l’église, il se mit à rire et déclara que ce remède ne valait rien pour les gens de son espèce. Elle essaya de le convaincre, et il se fâcha :

— Des balivernes ! Je veux bien croire qu’un Dieu existe, en tant qu’explication dernière du monde où nous vivons. Mais je refuse son paradis de carton-pâte, ses nuages d’encens, ses saints chapeautés d’auréoles et ses prêtres barbus qui nous bénissent, alors qu’ils ont sur la conscience autant et plus de péchés que nous…

Il parla longtemps sur ce thème. Avec volupté, il proclama son scepticisme, cita Nietzsche, Tolstoï, dénigra tout ce qu’adorait la jeune fille, heureux de la blesser dans son âme, puisqu’il ne pouvait pas le faire dans son corps. Lorsqu’il se tut, elle murmura :

— Comme vous êtes malheureux de ne pas croire !

— J’ai tenté de croire, s’écria-t-il, et j’ai compris que la religion était inhumaine ! Grâce à vous, je sais maintenant que l’Église interdit le bonheur. Tout empêtrée de lois absurdes, elle règne à côté de la vie, pour des bigotes, des mendiants gâteux, des filles dont le corps est trop laid pour qu’elles puissent en tirer de la joie. Elle est faite pour les impuissants, les aveugles, les culs-de-jatte. Elle recrute ses armées parmi les déchets humains. Tant mieux pour elle. Mais moi, je suis d’une autre race. Vous êtes une morte ! Moi, je suis un vivant !

Il lui hurla ces mots au visage. Et elle crut qu’il allait la frapper, tant il paraissait en colère.

Elle le quitta dans un sentiment de défaite et de honte. Toute la journée, elle subit, comme à travers un rêve, les tracasseries coutumières de Marie Ossipovna. Et, le soir, dans son lit, elle se mit à pleurer. La maison était noyée dans le silence. Une grosse pluie d’été cognait les vitres. Après l’éclat de ce matin, Svétlana éprouvait la nécessité de demeurer immobile et de réfléchir. Dans sa tête bourdonnait encore la voix furieuse de Volodia. Comme il avait dû souffrir pour en être arrivé à douter de Dieu ! Elle se rappelait leurs premières entrevues, la visite à la mère Alexandrine, la patinoire, le cirque. Une valeur mystérieuse s’attachait aux moindres circonstances de leurs rencontres. Il semblait que Dieu les eût créés pour une amitié sans pareille. Et, maintenant, il n’y avait plus entre eux que de la fausseté, de la rage et des larmes. Était-elle fautive ? Aurait-elle dû se perdre, s’avilir, pour le préserver, lui, de ses égarements ? Non, le mariage seul promettait des joies sans mélange. Et elle ne pouvait y prétendre. Une demoiselle de compagnie, une personne sans fortune, sans éducation, n’avait pas le droit d’encombrer l’existence d’un être aussi exceptionnel que Volodia. Le plus sage, sans doute, eût été de ne plus le revoir. Mais cette seule idée glaçait le sang dans les veines de Svétlana. Elle préférait encore les tourments que lui infligeait cet homme à la tranquillité affreuse où la plongerait son absence. Son désarroi était tel qu’elle se leva et courut s’agenouiller devant une icône. Sous la flamme de la veilleuse, elle pria longuement. Mais les paroles s’échappaient de ses lèvres et son cœur restait lourd et douloureux. Dieu était loin. Nul conseil ne venait de l’image.

— Que faire ? dit-elle à voix basse.

Tout à coup, une pensée rapide et forte entra dans sa tête, et elle se sentit mieux. Elle se plaignait. Or, c’était lui, d’abord, qu’il fallait plaindre. Car elle, Svétlana, ne valait pas grand-chose. Une orpheline grise et pieuse, comme il y en avait tant. Mais Volodia était un homme beau, intelligent, riche, cultivé. Et voici que, parce qu’elle répugnait au sacrifice de son corps, cet être merveilleux sombrait dans l’hérésie et la négation. Avait-elle le droit de fonder son propre salut sur le désespoir d’un autre ? Elle n’ignorait pas qu’après lui avoir cédé elle n’oserait plus le regarder en face, qu’elle fuirait les églises et tremblerait au passage des prêtres. Mais la certitude même des peines qui l’attendaient devait la fortifier dans sa décision. Plus l’offrande était coûteuse et plus elle était aimable à Dieu. « Je donne ma vie, disait le doux saint Jean. Personne ne me l’ôte, mais je la donne de moi-même. » Elle donnerait sa vie. Elle accepterait la souillure, pour que Volodia redevînt lui-même. Et nul ne comprendrait son sacrifice. On dirait : « C’est une créature sans principes. Voilà tout. » Mais Dieu saurait dans quel esprit elle s’était immolée. Et cela seul importait.

Svétlana se signa et toucha du front le plancher frais de la chambre. Puis, elle s’habilla rapidement sans allumer sa lampe. Il faisait sombre encore, lorsqu’elle descendit dans la rue. La pluie s’était arrêtée, évaporée hors d’un paysage tiède et calme. Les sentinelles dormaient debout devant les édifices publics. Quelques ombres louches rasaient les murs. Au ciel de velours bleu, mouraient les dernières étoiles. Des oiseaux s’éveillaient dans les feuillages des jardins. À l’église, les matines étaient déjà commencées.

Svétlana assista à l’office et se rendit ensuite chez la faiseuse d’hosties, qui habitait une petite maison enclose dans l’enceinte curiale. La faiseuse d’hosties, Pulchérie Ivanovna, était la conseillère intime de Svétlana. Souvent, la jeune fille allait bavarder avec elle avant de rencontrer Volodia. Veuve d’un diacre, Pulchérie Ivanovna était employée, depuis dix ans, à la préparation des hosties, et vivait là, tout contre l’église, dans le parfum de l’encens et de la pâte fermentée. Sa chambre minuscule était tapissée d’icônes, hérissée de rameaux. Sur le couvre-lit, sur les carpettes de l’entrée, et même sur la nappe, étaient brodées des croix et des abeilles. Une étagère supportait des œufs de Pâques en porcelaine rose et bleue, et quelques livres d’où pendaient de longs signets de soie. Pulchérie Ivanovna connaissait les chagrins de Svétlana, bien que Svétlana ne lui eût jamais confessé leur nature exacte. Par pudeur, la jeune fille usait de métaphores et de soupirs pour exprimer sa pensée. Elle ne parlait pas de ses entrevues avec Volodia. Elle disait : « Le trouble est en moi… » Ou : « Cette nuit encore, j’ai pleuré, et la Sainte Vierge m’est apparue. » Rien de plus. Mais les conseils que Pulchérie Ivanovna prodiguait à Svétlana témoignaient d’une étrange perspicacité. Ce matin-là, en apercevant Svétlana sur le seuil de sa porte, elle poussa un petit cri d’oiseau et signa les quatre coins de la pièce :

— Je ne t’attendais pas si tôt, ma colombe. N’as-tu pas quelque chagrin qui t’incite à courir la nuit ? Ne me dis rien. Assieds-toi. Le thé est prêt.

Elles prirent le thé avec des hosties toutes fraîches, fleurant bon la levure. Svétlana se détendait, oubliait un peu les affres de la veille.

— Il fait bon chez vous. Je ne pouvais plus rester dans ma chambre. Des idées sombres ne me laissaient pas en repos.

Pulchérie Ivanovna jeta un coup d’œil sur la liste des intercesseurs placardée près de la fenêtre.

— Le bienheureux Néphonte chassera les démons, dit-elle rapidement. Saint Cyprien, prêtre et martyr, et sainte Justine dénoueront les maléfices. Fais dire un office à leur intention.

— Ce ne sont pas des maléfices, murmura la jeune fille. On m’ordonne un sacrifice, et c’est difficile.

— Qui t’ordonne ce sacrifice ?

— Je ne sais pas, dit-elle après une courte hésitation.

— Dieu ou le diable ? demanda Pulchérie Ivanovna en mâchant vigoureusement un morceau d’hostie. Ça, il faut le savoir. Autrement, on est perdu.

Elle se fourra un fragment de sucre en bouche, versa du thé dans sa soucoupe et le lapa lentement, en plissant ses petits yeux de pie. Puis, elle reposa la soucoupe, soupira et reprit d’une voix basse :

— Quelquefois, le diable prend des apparences trompeuses. Ainsi, mon défunt me dit un jour : « J’ai vu saint Michel archange en rêve, et il m’a commandé de recueillir au foyer le premier orphelin que je rencontrerais en ville, car cet enfant-là, si je l’adoptais, deviendrait général. » Déjà, il s’apprêtait à sortir dans la rue. « Attends, lui dis-je, comment était-il ton saint Michel ? – Eh bien, répondit-il, très grand, très beau, avec des lumières autour de la tête et une épée flamboyante. – Avait-il des ailes au moins ? » lui demandai-je. Et le voilà qui se frappe le front du plat de la main et s’écrie : « Ma foi non, il n’avait pas d’ailes ! » De la sorte nous fut révélée la supercherie du Malin. Toujours, il essaie de prendre un visage chrétien pour abuser les braves gens, mais toujours aussi, par un détail, il se démasque. Qu’as-tu vu en rêve ?

— Je n’ai rien vu en rêve, dit Svétlana. C’est une voix intérieure qui m’a commandé d’agir et d’accepter la honte.

Pulchérie Ivanovna gratta du bout des doigts son menton moussu.

— Oui, oui, oui, dit-elle. Je vois ce que c’est. « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je lui ferai une aide semblable à lui », est-il proclamé dans la Genèse. Et aussi : « L’homme quittera son père et sa mère, et il s’attachera à sa femme et, à eux deux, ils ne seront qu’une seule chair. » Depuis que cela a été écrit, toutes les voix intérieures que nous entendons, nous autres femmes, sont des voix d’hommes. C’est comme ça.

— Je ne peux pas l’épouser, murmura Svétlana en baissant la tête.

— « Que le mariage soit honoré et le lit nuptial sans souillure », dit Pulchérie Ivanovna sentencieusement. Et pourquoi donc, ma colombe, ne pourrais-tu pas l’épouser ?

— Je ne peux pas, c’est tout, gémit Svétlana.

— Alors, que comptes-tu faire ?

Il y eut un silence.

— Sainte Thomaïde protège les filles de la luxure, dit Pulchérie Ivanovna. J’ai là une image en plomb de sainte Thomaïde. Veux-tu la prendre ?

Elle fourragea dans le tiroir d’une commode et tendit à Svétlana une médaille grossière, barbouillée d’or et de bleu.

— Merci, dit Svétlana en glissant la médaille dans son réticule.

— Ce n’est pas tout, reprit la faiseuse d’hosties. Aujourd’hui même, après la messe, nous irons voir le père Zaccharie. Il est de bon conseil. Il t’exorcisera.

Svétlana se leva d’un bond :

— Non, non, personne ne doit savoir !

— Mais un prêtre…

— Même pas un prêtre ! Même pas mère Alexandrine ! Même pas vous ! Moi seule…

— Mais tu es enragée, ma fille ! Le diable est entré en toi !

La vieille regardait Svétlana d’un œil méfiant. Svétlana fondit en larmes :

— Tout s’embrouille dans ma tête. Le bien, le mal. Je ne sais plus où aller !

— Saint Paul écrit : « Ce qui est bon, je le sais, n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair… Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. » Et saint Jacques lui-même règle ton cas lorsqu’il affirme « Que personne lorsqu’il est tenté ne dise : C’est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne… » Voilà tout ce que je peux te dire, ma fille. Le père Zaccharie n’en sait pas plus long. Mais il a le pouvoir d’apaiser les cœurs. Un jour que le veuvage m’était devenu dur, à cause du jardinier qui me regardait passer en clignant de l’œil, le père Zaccharie m’a sauvée. Sur son conseil, je me suis confessée, j’ai communié, et ma chair a été en repos. Rappelle-toi : « Que personne lorsqu’il est tenté ne dise : c’est Dieu qui me tente… »

— Et pourtant, c’est bien Dieu qui me tente, dit Svétlana, Dieu seul.

— La femme de Putiphar devait en dire autant, dit Pulchérie Ivanovna en plissant les lèvres avec dégoût.

Svétlana courba les épaules.

— Alors, iras-tu voir le père Zaccharie ? demanda Pulchérie Ivanovna.

Un jour rose usait la vitre. La lampe à pétrole clignotait doucement et déplaçait l’ombre ronde des tasses.

— Il fait clair. Je vais partir, dit Svétlana.

— Tu iras l’attendre dans le jardin ? demanda la faiseuse d’hosties.

— D’où le savez-vous ?

— Tu crois que je ne vous vois pas tous les jours ? répondit-elle en riant. Il faudrait être aveugle. De ma fenêtre, en écartant les branches, je peux apercevoir votre banc. Les deux tourtereaux ! Vous êtes mignons. Ça, je dois le dire. Et lui a l’air d’un monsieur. Un conseiller titulaire au moins. Le sacristain me disait : « Sûrement, ils se marieront dans l’année… »

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! s’écria Svétlana. Vous me faites mal.

Et elle sortit de la chambre en courant.

Ce matin-là, elle n’assista pas à la première messe diurne et n’attendit pas Volodia sur le banc. Pendant la journée, elle accomplit son service avec calme et humilité. Marie Ossipovna était de mauvaise humeur parce que sa belle-fille et son fils s’étaient mis en tête de passer l’été dans une villa, aux environs de Moscou. Svétlana écoutait les cris de la vieille dame avec indifférence. Puis Tania vint rendre visite à sa belle-mère et offrit à Svétlana une boîte de bonbons. Svétlana baisa les mains de Tania avec ferveur. À celle-là, peut-être, elle eût tout avoué. Mais Volodia lui avait interdit de divulguer le secret de leurs entrevues. Chaque fois qu’elle voulait s’abandonner à une impulsion généreuse, elle trouvait Volodia en travers de son chemin. Depuis qu’elle l’avait rencontré, sa vie avait changé de sens et de couleur. N’y aurait-il plus jamais, pour elle, de ces longs repos de l’âme, de ces douces méditations, qui, au couvent, lui donnaient le sentiment de ne pas exister en vain ?

Les heures coulaient lentement. Le ciel tardait à s’assombrir. Svétlana regardait autour d’elle les meubles, les murs, et cherchait à les animer en leur parlant de sa peine. Après le dîner, elle lut à Marie Ossipovna les journaux du soir. Et Marie Ossipovna la complimenta sur sa diction, ce qui était une faveur exceptionnelle. La nuit, quand tout le monde fut couché, Svétlana se leva, se parfuma, s’habilla soigneusement et quitta la maison par la porte de service. Pour se donner du courage, elle serrait dans sa main l’image en plomb de sainte Thomaïde.

Sur le conseil de Volodia, Svétlana s’entendit avec le portier des Danoff, qui, moyennant un juste pourboire, accepta de la laisser sortir la nuit et rentrer à l’aube, sans avertir les maîtres. Elle quittait la maison après le coucher de Marie Ossipovna et regagnait sa chambre au petit jour, avant que les domestiques eussent commencé leur travail. Le portier seul était au courant de ses allées et venues. Cet homme qui, autrefois, était pénétré de respect envers la demoiselle de compagnie, avait brusquement changé à son égard. Il ricanait en lui ouvrant la porte. Il disait :

— Elle n’a pas su longtemps garder ses plumes blanches, la colombe !

Ou encore :

— Bon amusement, mam’zelle. La nuit est chaude.

Une autre fois, il l’encadra d’un regard de dégoût et cracha par terre.

Svétlana supportait les injures sans protester. Simplement, lorsqu’elle arrivait chez Volodia, elle s’asseyait dans un fauteuil et cachait son visage dans ses mains faibles. Comme il lui demandait la raison de son silence, elle disait :

— Laissez-moi ainsi deux minutes… Juste deux minutes… Pour oublier…

Volodia était très gentil avec elle. Il lui parlait toujours avec douceur. La chambre était pleine de roses. Sur une table, près du lit, on avait préparé un souper froid avec du champagne. Souvent, il y avait un petit cadeau pour elle sous la serviette pliée en bonnet d’évêque : un bracelet, une croix, des rubans de couleur. Elle remerciait, mais refusait d’emporter les cadeaux chez elle.

— Ils sont mieux ici, disait-elle. Nulle part, je ne suis chez moi.

Volodia lui baisait les mains et l’appelait son « ange », sa « lumière », sa « divinité », ce qui la gênait beaucoup, car elle savait qu’il se trompait et qu’elle ne valait pas grand-chose. Plus tard, elle s’abandonnait à ses caresses avec docilité. Inerte, blanche, les dents serrées, elle assistait à une joie qu’elle était incapable de partager. Et seule la pensée du bonheur qu’elle procurait à Volodia la retenait au bord des larmes. Il lui criait parfois, dans son exaltation :

— Parle ! Ne sens-tu rien ? Tu as l’air morte !…

— Je vous aime, disait-elle timidement. Seulement, je ne sais pas le montrer.

C’était avec soulagement qu’elle voyait le ciel pâlir derrière les rideaux. Avant de partir, elle allait s’agenouiller devant l’icône de l’Assomption que Volodia avait achetée sur sa demande. Elle priait, et Volodia déambulait derrière elle, dans sa robe de chambre bleue à parements gris perle, la cigarette au bec, les cheveux défaits, l’œil vague. Dans la pièce, le parfum des roses finissantes se mêlait à l’odeur du vin et du foie gras. Volodia buvait une dernière coupe de champagne, bâillait en se cachant la bouche derrière ses doigts repliés en cornet. Svétlana se relevait, disait :

— À ce soir, mon chéri !

Il exigeait qu’elle l’appelât « mon chéri ».

— À ce soir, disait-il en lui baisant la main, comme à une dame.

Puis il se postait à la fenêtre pour la voir sortir dans la rue déserte, et trotter, vite, vite, en rasant les murs des maisons.

Vers la mi-juillet, les Danoff partirent pour la campagne. Michel, que ses affaires obligeaient fréquemment à revenir en ville, avait renoncé au projet d’un voyage au Caucase et s’était contenté de louer une propriété aux environs de Moscou. Par chance, Marie Ossipovna refusa de suivre la famille, et Svétlana put continuer ses visites nocturnes à Volodia. En vérité, Volodia s’étonnait de la sentir aussi ponctuelle et obéissante. On eût dit qu’elle s’acquittait d’une dette, qu’elle se soumettait aux clauses d’un contrat. Pas une fois, elle ne lui avait parlé de mariage. Et, pourtant, il était sûr que cette situation irrégulière la rendait malheureuse et qu’elle souhaitait secrètement être rassurée. Certes, il n’avait nullement l’intention de l’épouser. Du moins, pour l’instant. Mais rien ne l’empêchait de laisser entrevoir à Svétlana la possibilité de cette union légitime à laquelle elle aspirait en cachette. Un soir, il lui fit présent d’une petite bague, et, comme elle paraissait troublée, il s’écria :

— Accepte-la en attendant la vraie !

Svétlana rougit et des larmes brillèrent dans ses yeux :

— Ne parlez pas ainsi, Vladimir Philippovitch, mon chéri… Vous savez bien que c’est impossible…

— Et pourquoi donc ?

— Je ne suis pas celle qu’il vous faut, dit-elle en détournant la tête. Votre milieu… Votre genre de vie… Je vous serais à charge, bien rapidement… Vous regretteriez…

— C’est ce qui te trompe, dit-il. J’ai réfléchi à la question. Sans doute, je t’épouserai. Mais je ne veux rien entreprendre sans le consentement de ma mère, tu comprends ? Et ma mère, comment dire ?… Je lui écrirai… Mais elle n’est pas seule… Depuis la mort de mon père, elle vit avec un homme impossible… Cet homme me déteste… Il est capable de lui conseiller le refus pour m’ennuyer simplement… Enfin, c’est très délicat… Mais, dès que j’aurai convaincu ma mère, nous nous marierons… Patience… Patience… Crois-tu vraiment que j’aurais accepté de te recevoir, si je n’avais pas été sûr de te donner mon nom ?

— Je ne savais pas. Cela ne me regardait pas, balbutia-t-elle.

— Tu te figures donc que je suis un monstre ?

— Mais non.

Il la prit sur ses genoux et la berça comme une enfant. Elle répétait :

— Vous ferez ce que vous voudrez. Mais à mon avis, votre idée est mauvaise. Pourquoi nous marier ? Ne sommes-nous pas heureux ainsi ? Moi, je ne demande rien d’autre.

Et elle le regardait droit au visage, d’une manière à la fois courageuse et désespérée. Son cœur remuait, battait comme un nid dans sa poitrine. Volodia la devinait tendue, crispée, ébahie, n’osant dire que ce mariage répondait au plus cher de ses vœux et qu’elle lui serait reconnaissante jusqu’à la mort s’il obtenait le consentement de sa mère.

— Je lui écrirai dès demain, dit-il.

Elle répliqua, d’un air têtu :

— Non, non… C’est inutile…

Mais il lui sembla qu’une flamme d’espoir traversait les yeux fixes de Svétlana. Cette nuit-là, elle se montra plus tendre que de coutume. Elle se prêta de meilleure grâce à ses caresses.

Le lendemain, elle lui demanda s’il ne possédait pas des photographies de sa mère, de son père. Il lui apporta un album jauni, et elle le feuilleta avec vénération. Chaque image soulevait l’enthousiasme ou la curiosité de la jeune fille. Olga Lvovna Bourine était si digne ! Philippe Savitch Bourine avait dû être un bien bel homme, énergique et instruit ! Quant au petit garçon, assis dans le jardin, elle l’aurait reconnu entre mille ! Comme il était joli et bien vêtu ! Mais quelle était cette maison ? Et comment s’appelait ce petit chien ? Joutchok ? Svétlana battait des mains. Il lui semblait que, par le jeu de ces vieilles photographies, elle pénétrait au sein d’une famille véritable et s’installait dans une tradition. C’était bon de n’être plus seule, d’être attachée à des visages, à des cœurs, à un peu de terre. Volodia suivait avec attention, sur la figure de la jeune fille, les signes de la détente et de l’apprivoisement. À la nuance de ses yeux, à la forme de son sourire, il sentait que Svétlana se départait de sa réserve et qu’un peu d’allégresse entrait en elle pour la première fois.

Quelques jours plus tard, Svétlana s’enhardit à lui demander s’il avait écrit la lettre. Bien qu’il n’eût même pas songé à le faire, Volodia prétendit que la missive était déjà partie et probablement arrivée à destination. Svétlana crut utile de dire :

— Vous avez eu tort… Vous vous repentirez…

Mais son visage rayonnant démentait ses paroles. Elle pria Volodia de lui remettre une photographie de sa mère.

— Que veux-tu en faire ? demanda Volodia.

— Rien… Je la glisserai dans un livre. Je la regarderai, de temps en temps…

Elle rougit, se mordit les lèvres, honteuse d’être devinée. Volodia la laissa choisir l’image qui lui convenait. De nouveau, elle feuilleta l’album, avec une mine sérieuse, et, brusquement, tendit le doigt et déclara :

— C’est celle-ci que je préfère. Votre mère a des yeux si bons sur cette photographie. On sent qu’elle est capable de comprendre, de pardonner…

Volodia lui donna la photographie, mais de mauvaise grâce. Depuis quelques instants, une gêne insidieuse lui gâchait sa joie. Tout à coup, il n’eut plus envie d’entraîner vers le lit cette fillette soumise. Il lui offrit de passer la nuit à bavarder devant la table, comme des camarades. Alors, elle se leva, et, pour la première fois, osa l’embrasser sans y être invitée. Elle murmurait :

— Vous êtes meilleur encore que je ne le supposais.

Ses yeux débordaient de lumière. Volodia voulut se défendre. Mais elle appliqua une main sur sa bouche et dit :

— Je sais tout ! Je sais tout !

Il n’eut pas le courage de la détromper.


Le 8 septembre, jour de la Nativité de la Sainte Vierge, Svétlana se présenta chez Volodia, tout essoufflée et moite de larmes. Ce matin même, en regagnant sa chambre, elle avait eu un éblouissement. Elle s’était assise sur son lit. Et elle avait vu, devant elle, dans un miroitement de rayons de soleil et de gouttes d’eau, la silhouette d’Olga Lvovna en grand deuil, avec un corbeau perché sur l’épaule.

— Sûrement, un malheur la guette, dit-elle en joignant les mains.

Volodia essaya de l’entraîner à rire. Mais elle s’obstinait, les sourcils noués, l’œil sévère.

— Non, non… Vous ne devez pas plaisanter… Une vision est une vision… Mère Alexandrine, elle-même, croit aux visions… Et un jour pareil… Quand la Vierge Marie est née au monde des hommes… Il faudrait conjurer le sort… Faire dire une messe… Mais à quel intercesseur ?… Saint Cyprien, peut-être ?…

Il promit d’implorer la clémence de saint Cyprien, et elle se calma un peu, accepta de manger, de boire.

Le lendemain matin, peu après le départ de Svétlana, Volodia reçut une lettre de Kisiakoff, lui annonçant qu’Olga Lvovna était gravement malade et souhaitait voir son fils au plus tôt.

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