CHAPITRE XV

Vers la mi-janvier 1905, eut lieu, à Goursouf, le mariage absolument inattendu d’Olga Varlamoff avec un dénommé colonel Gavriloff, âgé de cinquante ans et amputé d’une jambe. Dès la réception du faire-part, Tania s’était mise en quête de renseignements sur l’identité de Gavriloff. Mais nul, à Moscou, ne connaissait le personnage. On croyait savoir qu’il s’agissait d’un homme calme, doux et borné. Ses états de service étaient médiocres. Il avait contracté sa blessure au cours d’un accident de chemin de fer. Volodia prétendait l’avoir rencontré, une ou deux fois, dans le hall de l’hôtel.

— Une espèce de gros mouton, lourd et respectueux, disait-il. Il tournait autour d’Olga, n’osait pas l’approcher. Elle a voulu se caser, voilà tout. Mais elle aurait pu trouver mieux.

Visiblement, il était vexé de la décision saugrenue de son ancienne maîtresse. Non qu’il eût souhaité renouer avec elle les relations de jadis, mais il lui semblait que le souvenir de leur amour aurait dû l’inciter à un choix plus tardif et mieux réfléchi. Il ne lui aurait pas déplu de la savoir un peu désespérée. Peut-être l’était-elle, d’ailleurs ? Ce mariage pouvait s’interpréter aussi comme une sorte de suicide moral. Volodia résolut de se tenir, pour sa part, à cette version flatteuse. Tout compte fait, il était heureux de se retrouver disponible. Le souvenir de Tania lui prouvait qu’il avait regagné son estime. Un soir, comme ils bavardaient dans le boudoir, en attendant Michel, elle lui demanda :

— Et maintenant, Volodia, à qui le tour ?

— Que voulez-vous dire ?

— Avez-vous une remplaçante pour Olga Varlamoff ?

Volodia haussa les épaules :

— Personne. Elles m’ennuient toutes.

— Étes-vous donc encore amoureux d’elle ?

— Non.

— Mais vous vous refusez à en aimer une autre…

Volodia écoutait Tania avec fatigue. Son aventure avec Olga Varlamoff l’avait curieusement rassasié des femmes. Au lieu de les désirer, il critiquait mentalement leurs toilettes et le grain de leur peau. Même, il se surprenait à éprouver une véritable répulsion physique à l’idée de coucher avec une inconnue.

Tania l’observait d’une manière immodérée et devinait le cours de ses réflexions. Elle dit, tout à coup :

— Entre nous, que pensez-vous de mon amie, Eugénie Smirnoff ?

— Elle est mignonne, dit Volodia.

— Il me semble qu’au cours du réveillon vous vous êtes fort intéressé à elle.

— Par politesse. Mais sa bêtise est décourageante. Comment un homme tel que Malinoff peut-il s’accommoder d’une semblable dinde ?

— Admettons qu’elle a des mérites cachés, dit Tania.

— Et Jeltoff aussi couche avec elle ?

— Autrefois, peut-être. Mais plus maintenant…

— En tout cas, il faudrait me payer cher pour que je les imite.

— Personne ne vous le demande, mon ami, dit Tania d’un air pincé.

Le soir même, ayant quitté Tania, Volodia se rendit, par désœuvrement, à l’hôtel particulier d’Olga Varlamoff. Les volets étaient clos, les lumières éteintes. La grande maison dormait dans la neige. Volodia éprouva un horrible serrement de cœur. Une envie de pleurer, violente et douce, lui montait à la tête. Il s’enfuit comme un voleur, tourna le coin de la rue, s’adossa à un bec de gaz pour reprendre haleine. Sa vie lui apparaissait déserte et banale soudain. Il médita un instant de partir pour Goursouf ou de se tuer. Puis, il arrêta un likhatch et se fit conduire au restaurant Strélnia. Là, il loua un cabinet particulier et convoqua le chœur tzigane avec la soliste Hélène Gorkaïa. Malgré leur rupture, elle n’était pas fâchée contre lui et chanta toutes les chansons qu’il voulut. Mais, après que le chœur se fut retiré, elle s’assit près de Volodia et lui demanda de sa voix un peu rauque :

— Alors, si tu reviens me voir, c’est que tu es de nouveau malheureux ?

— Oui, gémit-il, et il coucha sa joue sur l’épaule de la jeune femme.

— Je tâcherai de te guérir vite, dit-elle, et puis tu t’en iras. Comme l’autre fois. Comme toutes les fois.

Volodia reniflait avec dégoût le parfum de poudre de riz et de caviar qui flottait dans la pièce. Les flonflons de l’orchestre passaient à travers les cloisons de drap rouge.

— Est-ce que tu ne peux pas me guérir sans coucher avec moi ? dit Volodia.

— Non, dit-elle. Si tu veux guérir autrement, il faut aller à l’église.

Volodia la regarda avec étonnement. Elle ne riait pas. Son visage brun, à la grande bouche rouge, était attentif. Il dit :

— J’aime encore mieux ton lit. Oh ! quelle misère ! Verse-moi à boire.

Il but beaucoup. Et, subitement, il lui sembla qu’un déclic jouait dans sa tête. Les objets devinrent transparents et obliques. Il avait conscience d’une multitude de lèvres qui couraient sur son corps. Puis, il devina qu’il cassait des verres et que son petit doigt saignait comme une fontaine. Deux géants le sortirent en le soutenant sous les bras. Un matelas élastique et noir accueillit sa chute. Autour de lui, tintaient des cloches de cristal, pétaient des bouchons de champagne et clapotaient des gorges de crème fouettée. Une main étrangère dégrafait son col et le chatouillait sous la pomme d’Adam. Quelqu’un le gifla. Des pieds dansaient au niveau de son œil. Une voix grave disait : « Il est soûl ! Il va dormir. »

Lorsqu’il se réveilla, il comprit qu’il était couché sous la table, dans un cabaret inconnu. Il avait mal au cœur. Ses tempes étaient serrées. À travers un brouillard épais, il entendait les voix alternées de deux hommes qui balayaient la salle :

— Oui, mon nourricier, voilà où nous en sommes. Le tsar a fait tuer des ouvriers qui portaient les bannières saintes. Il n’aime plus son peuple. Le sang appellera le sang…

— Tu crois que les grèves vont continuer ?

— Et pourquoi pas ? Si on fait la grève, c’est qu’on est malheureux. Tu es heureux, toi ?

— Ben, c’est-à-dire…

Volodia souleva un coin de la nappe. Juste devant lui, se tenait un gros gaillard à la barbe jaune, le menton appuyé sur le manche du balai. Un peu plus loin, un bossu, la mâchoire entourée d’un foulard en tricot bleu, poussait des détritus sur une petite pelle. Tout à coup, il s’arrêta :

— Tiens, un billet de dix roubles !

L’homme à la barbe jaune hocha la tête.

— Il y en a pour qui c’est rien de semer l’argent ! Quand on pense…

Mais le bossu l’interrompit.

— Regarde, dit-il, les salauds. Ils avaient mis le feu à l’assignat. Pour rigoler. Tout le coin est brûlé jusqu’au chiffre.

— Moi, j’ai ma vieille qui est sur le point de passer, dit l’autre. Et le propriétaire réclame. Cherche voir si tu ne trouves pas un autre billet. Même un petit bout. Ça ne fait rien.

Le bossu se mit à rire :

— Tu crois qu’il y en a à la pelle ! Hier, j’ai entendu un étudiant, à la Presnia. Il disait comme ça : « Bientôt, le règne des profiteurs finira. Ceux qui baissent la tête la relèveront. Tous, tous, vous deviendrez des hommes. » Mais les cosaques sont venus. Il a foutu le camp. Moi, j’ai reçu un coup de cravache sur la gueule.

Volodia rentra la tête sous la table. Il ne pouvait se résoudre à sortir devant ces deux énergumènes. Leurs propos remuaient en lui une vague de honte et de colère.

— Eh ! une jarretière, s’écria le bossu. Rose avec de petites broderies bleues. C’est joli.

Craignant que la conversation ne reprît un tour désagréable, Volodia rampa sur les genoux, dépassa la banquette, atteignit la porte sans être remarqué. Comme il se relevait, l’un des balayeurs l’aperçut.

— Oh ! dit-il, il y avait quelqu’un.

Un flot de sang brûla les joues de Volodia.

— Ce n’est rien… Je m’étais assoupi, dit-il d’un air positif.

— Vous ne voulez pas qu’on brosse vos vêtements, barine ? demanda le bossu en s’approchant de lui.

— Non, non, dit Volodia. Ça va comme ça…

Puis, il fouilla dans ses poches, tira une poignée de monnaie et la versa dans la main du balayeur. L’autre plongea dans un salut rapide :

— Votre Noblesse !… Merci, merci… Nous ne méritons pas…

Les deux hommes le raccompagnèrent jusqu’à la sortie. Volodia était mécontent, humilié. Dans son cœur, persistait un sentiment de faute. Renonçant à rentrer chez lui, il se fit conduire dans un établissement de bains. Au sortir de l’étuve, un masseur kalmouk lui broya le corps avec science. Les mains de cet homme communiquaient à Volodia une chaleur et une énergie allègres. Peu à peu, il lui semblait que les crasses de la nuit se détachaient de sa peau. Il émergeait, vif et nu, modelé à neuf pour de joyeux combats. Sa bonne humeur soudaine, et comme artificielle, l’étonnait un peu. Il déjeuna au Slaviansky Bazar et se rendit ensuite chez Tania.


Les calculs les plus optimistes fixaient à la fin de mars la date probable de l’accouchement. Mais Tania ne pouvait plus attendre. À mesure que les jours passaient, elle éprouvait de plus en plus douloureusement la nécessité de cette nouvelle présence. Elle inventait à son fils des noms, des costumes, un caractère, un destin ; elle lui parlait en cachette ; elle le grondait pour ses ruades ; elle le berçait jusqu’à s’endormir elle-même. Parfois, cependant, elle se rappelait les souffrances, la mort de la petite Suzanne, à Armavir. Et, alors, une peur atroce lui glaçait le sang.

Marie Ossipovna ayant affirmé qu’elle savait une incantation circassienne qui préservait des accouchements difficiles, Tania autorisa sa belle-mère à expérimenter sur elle son pouvoir d’ensorcellement. Chaque soir, la vieille se rendait au chevet de sa bru, posait une main sur le ventre de la jeune femme et bredouillait des litanies inintelligibles en baissant les yeux. Le visage de Marie Ossipovna était ratatiné et enlaidi par le mystère. Des bulles de salive sautaient sur ses lèvres véloces. En la regardant, Tania avait envie de pouffer de rire. Mais elle avait peur aussi. Au bout d’un moment, elle repoussait la main de Marie Ossipovna.

— Assez maintenant, disait-elle.

— Je n’ai pas dit le quart de ce qu’il fallait.

— Vous direz le reste une autre fois.

— On ne peut pas, on ne peut pas. L’enfant sera incomplet. Il donnera un mauvais Tcherkess…

— Mais je ne veux pas un Tcherkess, maman. Je veux un Russe.

— Alors, cela suffit comme ça, disait la vieille.

Et elle quittait la pièce en grognant.

Pour tromper son impatience, Tania préparait déjà le trousseau, la chambre, les jouets de l’enfant. Eugénie Smirnoff la secondait fougueusement dans cette tâche. Les deux jeunes femmes étaient devenues des amies intimes. Elles se voyaient tous les jours. Et elles se montraient enchantées l’une de l’autre. Eugénie était béate d’admiration devant l’intelligence, la grâce et l’élégance de Tania.

Tania ne pouvait plus se passer de l’adoration servile que lui témoignait Eugénie. Toutes deux couraient les magasins, raflaient des cargaisons de bavoirs, de bonnets et de robes de dentelle. Le soir, Tania étalait ses dernières acquisitions sur le lit, et sa femme de chambre personnelle était conviée à s’extasier devant cette garde-robe miniature :

— Oh ! barinia ! quel point de croix admirable ! Et ceci, est-ce assez mignon ? Et cela, est-ce assez coquet ? Un trousseau de prince, un trousseau de prince !

Une fois seule avec Michel, Tania lui présentait la facture et lui racontait l’étonnement de la femme de chambre :

— Elle était comme folle ! Il faudrait que je lui offre quelque chose pour son neveu ! Tu ne regardes pas ce que j’ai acheté, aujourd’hui ?

Michel prenait les brassières, les bavoirs, les chemisettes minuscules dans ses fortes mains, les soupesait, les palpait consciencieusement.

— C’est de la bonne qualité, disait-il. L’étoffe a l’air solide. Mais ne crois-tu pas qu’il y en a trop pour un seul enfant ?

Toutes les possibilités d’achat ayant été épuisées dès la fin de janvier, Eugénie et Tania eurent à s’occuper de choisir une nourrice pour l’héritier des Danoff. Elles convoquèrent, sur recommandation, une forte paysanne aux seins plantureux, à la face ronde, au regard tranquille de génisse. La future nourrice s’appelait Prascovie. Un enfant lui était né dans le mois, mais elle ne savait pas exactement le nom du père. Il y avait tant d’hommes au village ! Et tant de travail ! C’était peut-être Agaphon, ou Guérassime ? À quoi bon se creuser la tête ? Prascovie s’était rendue à Moscou pour se placer comme nourrice dans une maison honorable. Tania et Eugénie examinèrent la paysanne avec sévérité. Elles lui trouvèrent une mine saine, un visage avenant, des seins gonflés à bloc.

— Vous pouvez tâter, barinia, disait Prascovie en bombant le torse avec orgueil. C’est plein, là-dedans. Au village, pour amuser les gamins, je leur faisais gicler le lait à la figure. Avec moi, votre petit sera nourri à sa faim, je vous le garantis.

Et elle riait de toutes ses belles dents blanches et serrées.

Le médecin de Tania, ayant ausculté Prascovie, examiné son sang, analysé son lait, lui reconnut d’excellentes dispositions nourricières. Prascovie s’installa chez les Danoff. Elle se préparait au futur travail de l’allaitement en mangeant des harengs salés à tous les repas. Suivant l’usage, Tania et Eugénie se chargèrent de constituer le trousseau de Prascovie. Ce trousseau comprenait une jupe de satin rouge, une autre bleue, du linge de corps, du linge de lit, des tabliers blancs, un diadème russe à rubans multicolores, et un collier de perles incassables pour que l’enfant pût jouer avec elles et les mordiller sans danger. La toilette complète fut commandée chez un bon faiseur du pont des Maréchaux.

En revenant du magasin, Eugénie et Tania étaient surexcitées et joyeuses comme des collégiennes.

— Le costume que vous avez choisi est si joli, si seyant que, moi aussi, j’aimerais devenir nourrice, disait Eugénie.

— En attendant, je vous invite à prendre une tasse de thé chez Siou.

— Ce n’est pas une consolation suffisante. Mais enfin…

Comme le traîneau s’arrêtait à la porte de l’établissement, un bruit sourd et lointain ébranla la ville.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Tania.

— Encore des manifestations ouvrières, sans doute ? dit Eugénie.

— Mon Dieu ! Il ne faut pas rester là. Allons au bureau de Michel.

Le traîneau repartit lentement, car la rue était embouteillée. Au bas de la Tverskaïa, Tania aperçut un gamin qui détalait le long du trottoir, en criant :

— Le grand-duc est mort ! Le grand-duc est mort !

— Qu’est-ce qu’il dit ? Quel grand-duc ?

Des gens au visage pâle couraient vers la place du Kremlin.

— Rattrape le gamin, dit Tania au cocher.

Le cocher descendit de son siège et s’enfonça dans la foule en agitant les bras. Il revint bientôt, poussant par les épaules un garçon de quinze ans, vêtu d’un paletot court, déchiré aux manches. Le gosse tremblait de tous ses membres. Il avait peur qu’on l’arrêtât, sans doute. Mais, lorsqu’il vit les deux dames dans le traîneau, il se mit à sourire, et, instinctivement, tendit sa main nue et violette de froid. Tania lui jeta quelques kopecks.

— Raconte, dit-elle. Qui a-t-on tué ?

— Le grand-duc Serge, dit le gamin en empochant l’argent. Sur la place du Sénat. Quelqu’un a lancé une bombe dans sa voiture…

— Tu y étais ?

— Je n’étais pas loin… Mais on m’a dit… Tout est en miettes… Le grand-duc et sa belle-voiture… Tout… Il y a des centaines de tués, paraît-il… Des généraux… Des princes…

— Ce n’est pas possible ! s’écria Tania.

Eugénie sanglotait comme une hystérique.

— Au bureau, dit Tania. Et vite…

Le cocher fouetta ses bêtes. Tania se sentait engourdie par une terreur intense. Elle ne pensait pas au grand-duc Serge. Mais à elle, à l’enfant qu’elle portait en elle. Les troubles du 9 janvier à Saint-Pétersbourg, les grèves de Moscou, les manifestations d’étudiants, ce meurtre atroce, présageaient une ère nouvelle de violence et d’insécurité. Et le petit allait naître parmi ce déchaînement de forces mauvaises. Oh ! vraiment, les révolutionnaires étaient des monstres. Elle les détestait. Elle s’indignait à l’idée que la police ne les exterminât pas assez vite. Pour sa part elle se savait capable de les tuer de ses propres mains, jusqu’au dernier.

Lorsqu’Eugénie et Tania arrivèrent au bureau, Michel était au courant de tout. Il les fit asseoir dans de profonds fauteuils de cuir et ordonna qu’on leur servît du thé pour les remettre de leur émotion. Tandis que les deux femmes lapaient leur infusion avec des mines de mourantes, Michel se promenait de long en large en parlant :

— On vous a mal renseignées. Il n’y a pas eu de généraux tués autour du grand-duc. Simplement, le cocher de Son Altesse. Quant au grand-duc Serge, il a été déchiqueté par l’explosion. La grande-duchesse se trouvait dans un autre traîneau. Elle a tout vu. Elle s’est précipitée sur les restes de son mari. Un spectacle affreux, paraît-il. Elle suppliait les gens de se découvrir. Les policiers couraient en tous sens…

— Le meurtrier a été arrêté, j’espère ? dit Eugénie.

— Oui. C’est un révolutionnaire. Un de plus.

— Mais pourquoi se sont-ils attaqués au grand-duc Serge ? demanda Tania.

— D’abord, parce qu’il était l’oncle de l’empereur et le gouverneur général de Moscou, dit Michel. Ensuite, parce que le peuple ne lui pardonne pas le désastre de la Khodynka, les répressions contre les ouvriers, l’espionnage policier dans les Universités et les sociétés de toutes sortes. On l’accuse aussi d’avoir contribué à déclencher la guerre contre le Japon et d’avoir fait fusiller les manifestants à Saint-Pétersbourg, le 9 janvier. On l’accuse encore… Mais de quoi n’accuserait-on pas les hommes au pouvoir ?

— Ne va-t-on pas une bonne fois nettoyer la Russie de toute cette racaille rouge ? dit Eugénie en rajustant sa voilette.

— Il ne resterait plus grand monde, le nettoyage fait, dit Michel.

À ces mots, Volodia fit irruption dans la pièce. Il était blême, décoiffé, les yeux hors de la tête :

— Vous savez la nouvelle ?

Michel acquiesça du menton.

— Eh bien, s’écria Volodia. J’aurais pu le prévoir. Il faut lâcher du lest, lâcher du lest, signer la paix avec le Japon, accorder une Constitution au peuple, fraterniser avec les ouvriers.

— C’est agréable d’être enceinte à une époque pareille ! dit Tania avec humeur.

— Ma pauvre chérie, soupira Eugénie, et elle l’embrassa fougueusement sur la joue.

— Les temps sont durs, dit Michel, mais la Russie remontera le courant.

— Avec quel pilote ? demanda Volodia.

— Le tsar, dit Michel.

Volodia fit la grimace :

— Le tsar… le tsar… Il nous faudrait Pierre le Grand, et nous avons Nicolas II. Un parlement ferait mieux l’affaire…

— Tu deviens de plus en plus outrageusement socialiste ?

— On doit vivre avec son temps, dit Volodia. Ce n’est pas pour rien que les professeurs d’Université, les avocats, les hommes de lettres, les ingénieurs, indignés par le dimanche rouge, ont formé des unions pour réclamer une Constitution libérale.

Il regarda Eugénie d’une manière significative :

— Malinoff a signé, avec vingt-cinq autres écrivains, une pétition demandant la cessation de la guerre et la convocation d’une assemblée élue au suffrage universel.

— Oh ! dit Eugénie en rougissant, Malinoff est un poète.

— Eh bien, vivent les poètes, puisque les militaires et les ministres ne savent plus nous gouverner !

Michel marchait d’un bout à l’autre de la pièce, les mains derrière le dos, la tête basse. Il s’arrêta tout à coup et dit avec une espèce de rage :

— Oui, oui, il faut finir la guerre. Mais pas pour accorder les réformes que demande une clique d’intellectuels chevelus. Pas pour jeter au peuple des libertés qu’il n’est nullement prêt à recevoir. Pas pour se lancer dans la démagogie…

— Et pourquoi donc ? demanda Volodia avec un sourire ironique.

— Pour rétablir l’ordre. À coups de cravache. Une fois l’ordre rétabli, on pourra discuter…

Michel appliqua un coup de poing sur la table :

— Mais, bougre d’imbécile, ne comprends-tu donc pas qu’en applaudissant aux initiatives des socialistes tu fais le jeu des révolutionnaires ? Tu donnes tes clefs à ceux qui pilleront ta maison. Tu encourages ceux qui creuseront ta fosse.

Volodia poussa un sifflement admiratif.

— Ton éloquence, dit-il, est celle d’un zélateur du dimanche rouge. Je m’excuse de ne pouvoir te suivre sur ce terrain.

Michel s’épongea le front et revint à sa table. Habituée à la réserve un peu monotone de son mari, Tania était inquiète de le voir dans cet état d’exaspération. Sans doute, pour que Michel se départît de son calme coutumier, les événements étaient-ils plus graves qu’elle ne l’imaginait elle-même. Elle demanda prudemment :

— Tu prévois quelque chose ?

— Non, dit Michel, simplement je hais ces bavards qui haranguent la foule au coin des rues et se mêlent de bâtir une Russie nouvelle, alors que l’étranger envie notre force et notre richesse.

— Notre force ? dit Volodia. Nous avons prouvé, en Mandchourie, qu’elle n’était pas indestructible. Notre richesse ? Les lois actuelles en font profiter un groupe dans la misère.

— Il me semble, dit Michel, que tu fais partie de ce groupe de privilégiés.

— Oh ! dit Volodia, je ne tiens pas tellement à l’argent.

— Ah ! non ? s’écria Michel. Mais que ferais-tu sans argent, je te le demande ? Tu es paresseux. Tu ne sais pas nouer un lacet de chaussure. Tu gâches ta vie à courir après les jupons. Et tu oses parler de travail, d’égalité, de pauvreté, de…

Il se tut parce que l’huissier frappait à la porte du bureau.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Michel.

— Un télégramme, dit l’homme.

Et il entra dans la pièce, tenant un plateau d’argent à la main.

Michel décacheta la dépêche, la lut rapidement et devint très pâle.

— Qu’y a-t-il encore ? dit Tania en se levant d’un mouvement vif.

— Un télégramme de tes parents, dit Michel. Akim est grièvement blessé.

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