CHAPITRE VI

Durant tout son voyage, Michel avait appréhendé la scène que Tania lui réservait pour son retour. Mais Tania n’était plus fâchée. Avec l’approche des fêtes, une fièvre joyeuse s’était emparée d’elle. Elle dormait mal et les journées étaient trop brèves à son gré. Dès son arrivée, Michel fut pris dans le mouvement. Il s’agissait de savoir si on placerait l’arbre de Noël dans le grand ou le petit salon, et si on l’éclairerait aux bougies ou à l’électricité. Et quelle parure convenait mieux à Eugénie ? Et Boris était-il assez grand pour s’amuser avec un jeu de construction ? Il y avait aussi la question de la cérémonie religieuse qui revenait chaque année. Michel et sa mère étaient de confession arménienne. Mais Tania avait obtenu que ses enfants fussent baptisés selon le culte orthodoxe russe. Or, les deux Églises ne célébraient pas la Noël à la même date, et Marie Ossipovna refusait de prendre part à la fête des pravoslaves. Il fallait que Michel insistât auprès d’elle pour qu’elle consentît à paraître à l’heure du souper. Encore pouvait-il être sûr de s’entendre reprocher, en cette circonstance, son manque d’énergie et son mépris des traditions.

— Une salade ! Une vraie salade ! gémissait Tania en riant.

Michel la faisait enrager en lui affirmant qu’il n’avait pas eu le temps de lui acheter un cadeau. Elle répondait qu’elle-même n’avait rien trouvé qui fût digne de lui, et que, d’ailleurs, il ne méritait que des réprimandes parce qu’il avait délaissé sa femme pour courir les routes et gagner de l’argent. Ces cachotteries étaient de règle chez les Danoff à la veille des fêtes. Toute la maisonnée participait au mystère. De la gouvernante au chauffeur, du cocher à la nounou, chacun savait que les maîtres avaient pensé aux présents d’usage. À l’office, à la cuisine, dans les chambres d’enfant, les langues allaient bon train. Qui rêvait d’une robe, et qui d’un cheval mécanique, et qui d’un pot de tabac ou d’un samovar rutilant.

Serge et Boris, surtout, traversaient une période agitée. Il leur semblait que le monde quotidien s’acheminait vers un régime de miracles. Papa et maman gardaient l’entrée des resserres où mijotaient des étoiles d’argent, des chenilles incandescentes, des pétards enrubannés et des bulles de verre multicolores. Noël venait. Un parfum de résine emplissait le corridor, car on avait apporté le sapin, en cachette. Des aiguilles vertes signalaient son passage sur le tapis du vestibule. La porte du grand salon était fermée à clef. Les domestiques, qui avaient vu l’arbre de Noël, refusaient de renseigner Serge sur sa taille. Ils prenaient des airs stupides, riaient, éludaient les questions, et Serge, pour se venger, leur tapait du poing sur le derrière. Mlle Fromont, elle, considérait avec mépris ces préparatifs barbares et disait qu’on célébrait mieux la naissance du Christ dans son cœur qu’autour d’un « conifère harnaché de bougies ». Quant à la nounou, elle observait scrupuleusement le carême, mangeait des lentilles, se plaignait de vertiges, et accrochait des fleurs en papier à toutes les icônes de la maison. Deux jours avant la Noël, les enfants étaient devenus si turbulents que Tania les avait autorisés à découper des chaînes dans du carton argenté. Marfa Antipovna surveillait ces travaux en marmonnant des litanies incompréhensibles. La chambre sentait bon la couleur, la colle fraîche. Des lambeaux de papier traînaient sur le tapis. Serge admirait ses doigts saupoudrés de paillettes brillantes.

— Crois-tu que la chaîne sera assez longue pour faire le tour de l’arbre ? demandait-il d’un air rusé.

— Je n’ai pas vu l’arbre, disait la nounou. C’est un péché de voir l’arbre avant le jour sacré.

Mais Serge ne l’écoutait plus. Il avait entendu un coup de sonnette et se ruait dans le vestibule en poussant des cris stridents. Un commissionnaire remettait des paquets au valet de chambre, de grands paquets aux coins nets, enveloppés de papier glacé, noués de ficelles solides. C’étaient des jouets, à n’en pas douter. Lesquels ?

— Madame a donné ordre de ranger tout cela dans son boudoir, disait le valet de chambre en passant devant Serge.

— Attends un peu… Je jetterai juste un coup d’œil et tu pourras aller…

— Je n’ai pas le droit de vous laisser faire. Je regrette.

Serge haussait les épaules et retournait à sa chaîne. Il lui semblait que Noël n’arriverait jamais cette année, ou qu’il mourrait d’impatience avant d’avoir reçu ses cadeaux.

La nuit du 23 au 24 décembre, il dormit mal, et Mlle Fromont vint à plusieurs reprises border ses couvertures. Mais le jour se leva enfin blanc et vide, pur et froid, comme tous l’avaient espéré. Les domestiques avaient des visages de fête. Maman étrennait une robe bleue, lustrée et bruissante comme un ruisseau. Papa était rasé de près et portait un petit filet transparent sur ses moustaches cirées. Tous deux sentaient le parfum et paraissaient heureux de vivre.

Les heures coulèrent lentement jusqu’au départ pour l’église. Peu avant l’heure de la messe, la famille Danoff, au grand complet, s’embarqua dans la Mercedes. Le chauffeur embaumait le patchouli et arborait une rose rouge à la boutonnière. Michel voulut la lui faire retirer, mais Tania dit en français :

— Pas de scandale un jour pareil, Michel.

Serge et Boris se tenaient par la main et n’osaient pas bouger, par crainte d’abîmer leurs vêtements neufs. La voiture roulait dans des rues de givre et de buée grise. Des réverbères clignotaient à travers les vitres de l’auto.

— Il suit le chemin le plus long, disait Michel en tiraillant sa moustache.

— Toujours tu t’inquiètes, tu t’énerves, murmurait Tania.

Serge trouvait qu’elle avait raison.

Tout à coup, l’automobile prit un virage, pétarada, patina et Michel dit :

— Nous y sommes.

Après l’ombre froide et la brume, Serge éprouva un choc au cœur en pénétrant dans l’église bondée de monde. Devant lui, il n’y avait que des dos et des têtes. À droite, à gauche, palpitaient des bougies innombrables. Des voix célestes chantaient, quelque part, très loin. Tania souleva Boris sur ses bras, et elle chuchotait :

— Regarde. Tout au fond, c’est le prêtre qui annonce la venue au monde de Jésus-Christ.

Serge enviait son frère et se haussait sur la pointe des pieds, tendait le cou. Il avait le sentiment de manquer un spectacle essentiel, et que derrière ces rangées d’hommes et de femmes opaques, Jésus-Christ venait de naître vraiment et gigotait sur un lit de paille, entre la Sainte-Vierge, le bœuf, l’âne et les rois mages chargés de présents. Il venait de naître. Et, pourtant, quelques mois plus tôt, il était mort, crucifié. Et, dans un an, il naîtrait encore. En vérité, Jésus-Christ passait son temps à naître et à mourir, et nul ne paraissait surpris de ce comportement bizarre. Serge se promit d’en discuter sérieusement avec la nounou. Il faisait chaud dans l’église. La foule fleurait le savon, les bottes neuves, le parfum. De l’or s’écaillait aux murailles du temple. Des nuages d’encens montaient au-dessus des têtes. Soudain, il fallut s’agenouiller. Puis on se releva. Serge pensait à l’arbre de Noël.

— Est-ce qu’il y en a pour longtemps encore ? demanda-t-il à sa mère.

En guise de réponse, un chant énorme, tumultueux, l’assourdit. Les icônes chantaient. Les pierres chantaient.

C’était sublime et terrible. Serge sentit qu’il allait se trouver mal. Une nausée vide lui montait aux lèvres. Ses genoux vacillaient sous lui.

— Je vais sortir avec les enfants, dit Michel. Serge est tout pâle.

Sur le parvis, l’air pur et froid, le silence, les accueillirent. Le jardin était plein de messieurs qui avaient déserté l’office pour fumer et se dégourdir les jambes. On voyait brasiller dans l’ombre les bouts incandescents de leurs cigarettes. Au ciel, dans une déchirure de nuages verdâtres, brillaient les constellations. Michel conduisit les deux garçons vers un banc accoté au mur de l’église. Il s’assit entre eux. À travers les parois, résonnait le chant sourd de la messe. On eût dit l’assaut furieux des vagues, derrière un rempart de rochers. Serge colla son oreille contre la pierre glacée.

— Ils chantent toujours, dit-il. On est mieux ici qu’à l’intérieur. Est-ce qu’on ne pourrait pas fêter Noël chez soi aussi bien qu’à l’église ?

— Non, dit Michel.

— Pourquoi ?

— Parce que ce serait un signe de paresse. Le Christ a été crucifié pour racheter nos fautes et…

— Mais il n’a pas encore été crucifié, puisqu’il vient de naître.

Michel posa une main sur l’épaule de son fils. Dans ces ténèbres de neige et d’étoiles, ils étaient assis, tous trois, lui qui avait douté, souffert, travaillé, et eux qui ne savaient rien encore de la vie. Et c’était à lui de leur apprendre ce qu’il faut espérer et ce qu’il faut craindre, ce qu’il faut aimer et ce qu’il faut haïr. Il lui parut que cette minute était la récompense de mille déceptions intimes et qu’il s’en souviendrait jusqu’à son dernier souffle, comme d’un beau paysage, comme d’une noble action. Et, pourtant, des milliers d’hommes avaient connu une fierté pareille, assis entre leurs deux fils, par une nuit tranquille. Mais c’était la banalité même de ce sentiment qui en assurait le charme.

Michel rêva un instant à tous les bonheurs qui, depuis des siècles, avaient ressemblé au sien, préparé le sien.

— Comme ils chantent bien ! dit Serge. Qu’est-ce qu’ils disent ?

— Ils disent que le Christ est venu, murmura Michel, et qu’une grande joie commence pour les hommes de bonne volonté.

— Ce sont les Juifs qui ont tué le Christ, n’est-ce pas ?

Michel se rappela Levinson, pâle et défait, le front collé contre la vitre, tandis qu’on pillait, qu’on tuait dans la rue.

— Il y a longtemps de cela, dit-il. Mais on affirme qu’ils expient encore leur péché.

— Alors, ils n’ont pas le droit de venir à l’église ?

— Ils ont leur église.

— Et ils ne reçoivent pas de cadeaux pour Noël ?

— Non.

Serge devint songeur.

— C’est bien que nous ne soyons pas Juifs ! dit-il.

Boris somnolait, dodelinait de la tête. Dans son dos, Michel sentait bourdonner la caverne pleine de voix. Une lueur rougeâtre éclairait le parvis de l’église. Derrière les grilles du jardin, brillaient les capots des voitures, les harnais des attelages patients. La lune parut, inonda d’une lumière vierge les sapins chargés de neige, les allées blanches où glissaient les ombres fainéantes des promeneurs. Un à un, ces messieurs regagnaient le temple. Michel et ses deux fils se joignirent à eux.

Après la messe, il y eut un souper de gala, auquel les enfants ne purent assister, parce qu’il fut servi trop tard. D’ailleurs, Serge avait hâte de se coucher, car il attendait pour la nuit la visite du père Noël. Il s’était bien promis de ne pas fermer l’œil avant de l’avoir aperçu. Et il resta longtemps, les paupières ouvertes, dans l’ombre tiède où la veilleuse palpitait doucement. Luttant contre le sommeil, il imaginait, pour se distraire, la figure du père Noël qui traversait la ville d’un pas lent. Il passait des maisons pauvres aux maisons riches, avec le même sourire. Des larmes de givre pendaient au bout de son nez rouge. Ses petits yeux brillaient, bleus et vifs, sous les lourds sourcils chargés de glaçons. Et, derrière son dos, dans le panier poudré d’étoiles, il y avait plus de cadeaux qu’on ne comptait d’enfants sur la terre. Le cœur de Serge battait d’amour pour ce visiteur nocturne et bienveillant.

— Mon Dieu, faites qu’il existe ! Faites que ce soit vrai ! dit-il en joignant les mains.

Dans la chambre voisine, la nounou, Marfa Antipovna, se retournait dans son lit, geignait, disait des prières incohérentes. Une pendule sonna dans le couloir. À l’étage supérieur, on entendait tinter la vaisselle et rire les grandes personnes qui ne croyaient pas à l’existence du père Noël.

— Tss, taisez-vous, murmura Serge.

Il répéta encore :

— Taisez-vous…

Et, brusquement, il ne fut plus impatient, mais rêva qu’il conduisait une troïka et que les chevaux chantaient la messe avec des voix de femmes.

Il s’éveilla tôt, le matin, parce qu’un poids insolite lui écrasait les pieds. Les rideaux fermés maintenaient dans la pièce une pénombre bleue. La flamme de la veilleuse brûlait sous l’icône aux dorures épaisses. Le portier chantait en balayant la cour. C’était Noël. Serge s’assit d’un bond dans ses oreillers, et avança la main vers les deux paquets rectangulaires déposés sur les couvertures. Plus de doute. « Il » était venu. Mais pour apporter quoi ? Les ficelles arrachées, les papiers déchirés, révélèrent à l’enfant les raisons de son allégresse. D’abord, un bateau à vapeur, énorme, avec trois ponts, des cheminées, des hublots, un drapeau russe à l’arrière. Et, avec ça, une panoplie de chef de gare. Ivre de joie, Serge poussa un glapissement prolongé. Un cri analogue lui répondit de la chambre voisine. Boris avait trouvé, au pied de son lit, le jeu de construction auquel il rêvait depuis tant de jours. Mlle Fromont tirait les rideaux, bousculait les chaises. Marfa Antipovna riait en habillant le petit. Le soleil brillait derrière les vitres aux dentelles de givre. Des carillons sonnaient par toute la ville. L’odeur apéritive de la pâtisserie et du chocolat chaud flottait dans les couloirs et se mêlait au parfum des roses.

Noël ! Noël ! Serge se sentait léger comme un duvet de cygne, comme un flocon de neige, comme un chant de Noël. Il avait hâte de se consacrer aux cadeaux qu’il avait reçus. Mais Mlle Fromont ne voulait rien entendre. Il fallait d’abord se laver, se vêtir correctement, aller complimenter et remercier les parents, préparer enfin la petite scène que Serge et Boris auraient à jouer pour l’arbre de Noël. Ce numéro consistait en une série de chansons que Mlle Fromont avait choisies avec éclectisme. En premier lieu, venait une chanson à la gloire des Genevois qui, le 21 décembre 1602, avaient repoussé l’assaut des Savoyards et préservé leur ville de la terreur catholique. Pour exciter l’enthousiasme de ses élèves, Mlle Fromont avait commandé à Genève le texte illustré de la chanson, ainsi que des casseroles en massepain, symboles des projectiles dont ses ancêtres avaient bombardé les infortunés Savoyards. Quelque exigeante que fût Mlle Fromont, la dernière répétition lui donna pleine satisfaction. Elle promit aux enfants qu’elle leur apprendrait d’autres mélodies suisses, tant guerrières que pacifiques. Et, sur ces paroles d’espoir, Serge et Boris furent appelés pour le déjeuner. Après le déjeuner, il y eut le somme obligatoire jusqu’à quatre heures. Et, à cinq heures, enfin, la fête commença.

Tania avait invité aux réjouissances un grand nombre d’enfants que Serge connaissait à peine. Dans la vaste salle à manger aux boiseries safranées, il y avait deux tables dressées face à face. À l’une de ces tables, des fillettes et des garçons endimanchés dégustaient du chocolat chaud et des pâtisseries. À l’autre, les parents buvaient du thé et des liqueurs. La table des enfants demeurait silencieuse. Les convives étaient oppressés par la pensée des « surprises » futures. Ils se surveillaient du coin de l’œil, mangeaient gauchement, par crainte de se salir, et n’osaient s’essuyer la bouche avec les serviettes en dentelles. À la table des grands, en revanche, on parlait, on riait, comme si ce jour eût été un jour comparable aux autres.

Tout à coup, les sons d’un piano se firent entendre derrière la cloison. Les portes du salon s’ouvrirent. Et les enfants s’avancèrent timidement vers la pièce obscure où rayonnait l’arbre magique. Mêlé à ses compagnons, Serge contemplait avec extase, avec terreur, le haut sapin harnaché d’étoiles, de larmes et de flammes. L’air sentait la résine, la cire brûlée. Des lueurs folles dansaient sur place, verticalement. Sur les branches déployées, avait poussé une floraison prodigieuse de noix dorées, de pommes rouges, de comètes ardentes, de stalactites vitreuses et de poupées aux robes raides et aux chevelures de fil blond. Les grandes personnes regardaient les enfants. Les enfants regardaient l’arbre de Noël. Et le piano jouait toujours sous les doigts diligents d’une invitée.

— Faites une ronde, dit Tania.

Les garçons et les fillettes se prirent par la main puisqu’on le commandait, et se mirent à tourner lentement, autour de l’arbre qui les éclaboussait de rayons. Fasciné, étourdi, les jambes molles, Serge s’irritait d’entendre le bavardage des grands :

— Sont-ils charmants ? Où avez-vous trouvé ce ravissant costume marin pour Serge ? Le mien n’y comprend rien encore, regardez-le, mais regardez-le donc ! Quel spectacle adorable, ma chère ! On devrait les photographier ! Vassia ! Vassia ! Ne fais pas cette tête ! C’est beau ? N’est-ce pas que c’est beau ? Alors, chante donc, petit bêta ! Et ne t’approche pas des bougies !

Quelqu’un fit une plaisanterie. Et les visages de l’ombre ricanèrent sottement.

Enfin, la ronde s’arrêta. Michel et Tania distribuèrent les cadeaux. Serge reçut encore des livres de voyage illustrés, et Boris un cheval mécanique. Quand les petits furent servis, ils reculèrent vers le fond de la pièce, méfiants, têtus, serrant leur butin dans leurs bras. Et le chœur des parents entonna le cantique des louanges :

— Vous êtes folle, ma chère Tania ! Il ne fallait pas ! Si j’avais su ! Quelle merveille ! Il ne le mérite pas !

Et des baisers par-ci, et des gloussements par-là. Serge détestait les grands, parce qu’ils ne comprenaient rien à la fête, profanaient le silence et voulaient obliger leurs enfants à s’amuser comme des singes. Au reste, il subissait une inquiétude affreuse à l’idée de l’épreuve qui l’attendait encore. Ne serait-il pas ridicule en chantant les mélodies de Mlle Fromont ? Quelle déchéance, s’il lui arrivait de lâcher une fausse note ou d’oublier un mot ! Mais quelle gloire s’il ne tirait honnêtement d’affaire ! L’instant fatidique approchait. Mlle Fromont, énorme, moite, cramoisie, chuchotait à l’oreille de maman qui souriait et acquiesçait de la tête. Les invités se rangeaient en cercle.

— À vous, Serge, dit Mlle Fromont.

Serge se sentit pâlir, faiblir et devenir quelqu’un d’autre. Ce quelqu’un d’autre croisa les bras sur sa poitrine, tendit le cou et se mit à chanter :


Ah ! la belle escalade,

Savoyards ! Savoyards !

Ah ! la belle escalade,

Savoyards, gare, gare !


« Adorable ! Adorable ! » disaient des voix anonymes.

Derrière Serge, Mlle Fromont battait la mesure avec la tête, avec le buste, avec le pied. Sa face large et rouge rayonnait de contentement. Des gouttes de sueur brillaient dans sa moustache rare. Après LEscalade, Serge exécuta un duo avec Boris. Serge chantait :


Comme les petits pinsons

Chantent sur la branche,

Ainsi les petits garçons

Chantent le dimanche


Et Boris, après chaque couplet, tournait autour de son frère en imitant le vol hésitant d’un oisillon et pépiait en mesure :


Cui-cui, cui-cui, cui-cui !


Mais au dernier « cui-cui », Boris heurta du front le coin d’une table, éclata en sanglots et s’assit bonnement sur le tapis.

— L’imbécile ! grogna Serge.

— Ce ne sera rien, disait Tania, qui avait pris Boris sur ses genoux et le berçait pour étourdir sa peine.

Serge déclama encore une longue poésie en français qui commençait par ces mots :


Je vais me mettre en voyage

Pour visiter mes amis,

Je porte en mains mon bagage,

Mon billet est bientôt pris


Tania regardait ce garçon, son fils, debout au centre de la pièce, et qui récitait des vers détestables avec la gravité et l’aplomb d’un artiste professionnel. Et, tandis qu’elle le regardait, se levait en elle le souvenir d’un autre garçon, d’une autre fête. Dans une grande cour poudreuse, rongée de soleil, un gamin noiraud poursuivait une fillette blonde, à la jupe amidonnée, aux bottines pointues. Le gamin tenait un lasso serré contre sa hanche. Les parents, assis sur le perron, parlaient entre eux, riaient, comme font tous les parents du monde. Maintenant, ce garnement noiraud était devenu un homme. Et cette fillette blonde, à la jupe amidonnée, aux jambes agiles, c’était elle-même. Et c’étaient leurs enfants qui jouaient là, qui avaient pris leur place, leur jeunesse, leur insouciance d’autrefois. Tania tressaillit à cette pensée et consulta machinalement la glace du salon, dans son cadre doré. Parmi beaucoup de têtes indifférentes, elle vit son propre visage. Un peu en arrière, était le visage de Michel. Un visage de femme, un visage d’homme, sans fraîcheur, sans espoir. Hier encore, semblait-il, elle était une jeune fille pensive dans la maison d’Ekaterinodar. Et c’était avant-hier que Michel avait failli l’éborgner avec le cordon de store. Les dates, les noms se brouillaient dans son esprit. Elle se jugeait vieille, faible, inutile. Elle croyait percevoir, à travers son corps, la vitesse terrible du temps. Mais de quoi se plaignait-elle, en somme ? N’avait-elle pas un mari qui l’aimait, des enfants agréables, un logis bien tenu ? Sa vie était faite. Sans doute Michel était-il trop occupé par ses affaires et la négligeait-il un peu ? Elle le lui avait reproché vertement avant son départ pour Astrakhan. Aujourd’hui, elle regrettait cette scène violente. Personne, au fond, n’était responsable de cet état de choses. L’habitude, la tiédeur quotidienne enveloppaient tous les ménages heureux. On acceptait d’exister côte à côte, sans se regarder. On suivait le même chemin. Voilà tout. Qu’elle avait été sotte, avant son mariage, de rêver des amours éternelles ! Elle eût voulu prévenir toutes les jeunes filles qu’il ne fallait pas compter là-dessus.

Serge récitait toujours sa poésie, et Tania se sentait de plus en plus irritée contre cet enfant qui lui rappelait son âge. Puis, elle éprouva le brusque désir d’être complimentée sur sa toilette. Une soif de sottises galantes, de propos légers, la prenait à la gorge. Elle secoua la tête, sourit dans le vide. Comme s’il eût deviné son chagrin, Volodia s’approcha d’elle et lui dit :

— Il faudra toujours vous coiffer ainsi, Tania.

Elle le remercia du regard et s’estima bien naïve. Au reste, il ne pensait plus guère à ce qu’il avait dit. Toute son attention était requise par l’entrée au salon de Marie Ossipovna et de Svétlana. Svétlana sourit discrètement à Volodia et il cambra la taille. Un jabot de dentelle égayait sa robe grise de pensionnaire. Elle contemplait l’arbre de Noël avec des yeux brillants. Serge, ayant achevé sa poésie, ne retirait couvert d’applaudissements. Mlle Fromont, sanglée dans son uniforme violet, transpirait de tout le visage et répétait :

— Merci pour lui… Merci pour lui…

Michel pria Volodia de corser la fête en racontant quelques anecdotes. Mais Volodia ne pouvait se résoudre à jouer son rôle de pitre devant une jeune fille dont il était profondément épris. Il craignait qu’elle n’emportât de lui un mauvais souvenir. En vérité, il lui semblait aussi qu’il avait dépassé ce rôle d’amuseur. Il était un autre. Chaque fois qu’il tombait amoureux, il devenait un autre.

— Je ne me sens pas en forme, dit-il. Mais Eugénie pourrait nous jouer du piano…

Eugénie, flattée, lui glissa une œillade coquine :

— Et si moi non plus je n’étais pas en forme ?

— Moi, s’écria Michel, je propose qu’après s’être occupé des petits on s’occupe des grands. Les cadeaux ! Les cadeaux !

Tania remarqua que son mari se forçait un peu pour paraître jeune et gai. Cette constatation l’attrista, et elle se dit : « J’ai été injuste pour lui. Il est vraiment très gentil. »

— Les cadeaux ! Les cadeaux ! répétait Volodia.

Tania se leva pour distribuer les cadeaux aux grandes personnes. Elle offrit à Michel une montre en or, et Michel lui offrit des boucles d’oreilles en diamant. Marie Ossipovna reçut une mantille en renard qu’elle jugea trop longue et mal coupée. Volodia eut un porte-cigarette à musique. Eugénie une batterie de flacons de parfum. Les autres invités furent traités suivant leurs mérites. Et tous étaient contents, riaient, parlaient, s’embrassaient à bouche que veux-tu. Les enfants, ahuris par cette allégresse bruyante, considéraient leurs parents avec sévérité.

— Les vieux savent mieux s’amuser que les jeunes, disait un monsieur chauve, dont un lorgnon à monture dorée chevauchait le long nez veineux.

— Une farandole ! Je propose une farandole ! piaillait Eugénie Smirnoff.

Mais il restait encore des cadeaux à répartir. À Mlle Fromont, échurent les œuvres complètes de Victor Hugo, reliées en maroquin rouge, à la nounou, Marfa Antipovna, un assortiment d’étoffes pour ses tabliers de fête, et à Svétlana un nécessaire à broderie, avec dé en or, petits ciseaux et bobines de soie. Puis, ce fut le tour des domestiques. Ils attendaient dans le deuxième salon. Dépaysés, hilares, ils se poussaient du coude et parlaient entre eux à voix basse. Ils furent servis selon leur grade et leur ancienneté. Seul Georges, le chauffeur, n’était pas venu à la distribution. Tania l’envoya chercher. Il accepta de mauvaise grâce un rasoir mécanique dans son étui de velours bleu.

— J’avais rien demandé. J’avais besoin de rien, grommelait-il.

Mais sa voix se perdait dans la rumeur d’éloges qui montait vers Tania :

— Merci, barinia… C’est justement ce qu’il me fallait, barinia… Du rouge à pois blancs… Et c’est solide… Que Dieu vous protège, barinia…

Lorsque les domestiques se furent retirés, Tania revint au salon où une discussion politique opposait Michel et le monsieur à lorgnon.

— Pas de politique, pour l’amour du Ciel, s’écria Tania en faisant mine de se boucher les oreilles.

Marie Ossipovna, assise dans un coin, sa canne à pommeau d’or couchée entre les genoux, surveillait les invités d’un œil rapace. Elle grognait :

— Je me demande pourquoi une mantille ? J’en ai d’autres. Et, maintenant, il faut dire merci.

Puis elle prit la main de Svétlana et l’interrogea à brûle-pourpoint :

— Comment dit-on un cheval en circassien ?

Le valet de chambre apportait un plateau avec du champagne et des biscuits. Quelques invités pillaient l’arbre de Noël et tiraient sur les pétards, qui explosaient sèchement au grand émoi des dames. Les dernières bougies s’éteignaient en grésillant. La chaleur devenait intenable. On alluma les lustres. Un monsieur, qui était ténor, se mit ô chanter :


Ah ! rendez-moi ma liberté,

Et je saurai laver ma honte


Serge avait entraîné ses camarades dans le petit salon et leur expliquait les difficultés d’une expédition en canot sur le Mississippi. Marie Ossipovna grignotait des amandes grillées et en escamotait quelques-unes dans son réticule. Svétlana écoutait le ténor, et ses lèvres étaient entrouvertes, humides. Volodia se pencha vers elle et chuchota :

— J’irai à l’église, demain.

Tania s’approcha de la fenêtre, écarta le rideau. De l’autre côté de la rue, elle vit une maison aux vitres éclairées. La silhouette d’un sapin se dressait à contre-jour, derrière la croisée. Là-bas aussi, on riait, on chantait, il y avait des enfants, une mère en robe neuve, un père souriant, des cadeaux, la vie. C’était si banal, la vie. Elle soupira et retourna vers ses invités.

Cependant, à l’office, les visites succédaient aux visites. Tour à tour, les fumistes, les trotteurs, le gardien de nuit, le facteur, vinrent toucher leurs étrennes. Assis à la grande table, le chauffeur Georges expliquait au cocher Varlaam que l’instruction c’était la lumière, et l’ignorance, les ténèbres.

— C’est pourquoi, dit-il, un chauffeur vaut plus qu’un cocher.

Varlaam, ivre et mélancolique, hochait la tête et répétait :

— Sans le cheval, l’homme n’est pas un homme.

Il finit par s’assoupir devant son verre de vodka. Georges cracha son mépris, se leva et monta dans sa chambre pour expérimenter le rasoir mécanique.

Serge et Boris se couchèrent tard. Boris avait mal au ventre parce qu’il avait trop bu de chocolat. Et Serge ne voulait plus s’endormir, car une fillette lui avait dit qu’il récitait les vers mieux que les « acteurs au théâtre ». « Je serai acteur », songea-t-il. Puis, l’idée lui vint que la fête était terminée, les cadeaux distribués, le père Noël parti jusqu’à l’année prochaine, et des larmes lui brouillèrent les yeux. Là-haut, les grandes personnes s’amusaient toujours. On entendait les sons lointains du piano. Quelqu’un chantait. Mlle Fromont vint, sur la pointe des pieds, chercher un châle qu’elle avait oublié dans la chambre.

— Vous ne dormez pas ? dit-elle en se penchant sur le lit de Serge.

Elle tenait un volume de Victor Hugo sous le bras et sentait fort le champagne. Elle sortit en murmurant :


Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !


Serge l’entendit trébucher devant la porte. Plus tard, il y eut une galopade effrénée dans le couloir. Le valet de chambre poursuivait une soubrette essoufflée. Elle piaillait, elle riait sottement. Marfa Antipovna grogna derrière la cloison :

— Silence, les enfants ont besoin de repos !

Le silence vint. La journée était finie.

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