CHAPITRE X

Ivan Ivanovitch Kisiakoff demeura un long moment au milieu de la route à regarder la calèche du docteur qui s’éloignait en bringuebalant dans un nuage de poussière. Le roulement des roues diminua enfin, absorbé par le silence de la campagne. Une nichée de perdrix pépia et s’envola d’un coup d’aile vers la steppe engourdie de chaleur. Un milan planait dans le ciel bleu, où les nuages mêmes n’avaient plus la force de vivre. Tournant le dos à la maison, Kisiakoff traversa la route et se mit à marcher dans l’herbe vers le boqueteau d’arbres rabougris qui marquait le passage de la rivière. Il était vêtu de pantalons en toile, glissés dans des bottes fauves, et d’une courte veste en coutil qui bâillait sur son gros ventre dur. Un panama au ruban défraîchi protégeait son visage et sa barbe contre la lumière brutale du soleil. À l’approche de son pas pesant, les sauterelles suspendaient leur musique assourdissante et monotone. Parfois, il heurtait du pied un vieil os jauni, un tesson de bouteille. À gauche, à droite, s’étendaient des champs de seigle moissonnés, aux gerbes régulières, des champs de blé où miroitait le vol parallèle des faux, des champs de tabac piqués de cabanes aux toits de chaume. Kisiakoff connaissait trop bien le paysage pour prendre plaisir à le contempler. Mais la fatigue, l’angoisse, le chassaient hors de la maison, où Olga Lvovna, depuis deux jours et deux nuits, luttait contre la mort.

Arrivé au bord de la rivière, il s’assit sur la berge ombragée et se déshabilla promptement. Le reflet du soleil dansait sur l’eau comme un plat d’étain bosselé. Un courant faible remuait des chevelures d’herbes brunes. De l’autre côté, une rangée de roseaux aux quenouilles fleuries se balançaient en craquant. Kisiakoff se mit nu, s’étira, claqua du plat de la main ses hanches grasses et légèrement velues. La sueur coulait dans sa barbe et le long de ses bras. Un parfum de transpiration se mêlait à l’odeur de la vase fraîche. Des mouches tournoyaient, se posaient sur la peau humide. Kisiakoff se signa, grogna : « Brr ! » et descendit dans l’eau à mi-corps.

« Sainte Mère de Dieu, que la fraîcheur est douce à l’homme », disait-il en se frictionnant le torse énergiquement.

Puis il s’assit à croupetons, immergea sa tête, se redressa, ruisselant, aveuglé, cracha, toussa, secoua sa barbe lourde. Une tanche lui frôla le jarret d’un coup de queue. Il partit d’un éclat de rire et plongea la main dans la vase gluante du bord. Quelque chose d’agile et de dur évitait ses doigts. Une écrevisse ? Kisiakoff devint rêveur. Il eût aimé rester là longtemps, tout nu, tout seul, parmi les bêtes et les herbes, dans le soleil et dans le vent, sans songer à rien ; jusqu’à ce que ses pieds prissent racine dans le lit du ruisseau, et que son front rejoignît les nuages du ciel, et que ses mains se chargeassent de feuilles, et qu’une sève âcre et nourricière coulât dans ses veines à la place du sang ; jusqu’à ce que Dieu l’autorisât à changer de règne ; jusqu’à ce que Dieu se détournât de lui et oubliât son nom. Un arbre. Une pierre plate. Tout, mais pas un homme. Tout mais pas Kisiakoff, avec Olga Lvovna en train de mourir dans la maison silencieuse. En vérité, il ne pouvait s’accoutumer à l’idée de cette mort. Lorsqu’il réfléchissait à la maladie d’Olga Lvovna, il avait l’impression qu’une injustice flagrante avait été commise à son égard. Pour la première fois, il n’était pas d’accord avec Dieu. Non qu’il aimât profondément sa compagne. Mais elle faisait partie de son bien. Sa disparition laisserait un trou. Et il avait autre chose à faire que s’occuper à boucher les trous.

« Ce docteur est un âne, dit-il. Elle ne mourra pas. Elle n’a pas le droit. »

Que deviendrait-il, si elle mourait ? Il s’était habitué à la voir trotter, noire et active, dans les couloirs de la maison. Les soins dont elle l’entourait, l’amour servile qu’elle lui dédiait, étaient indispensables à sa félicité quotidienne. Indispensables aussi la voix aiguë d’Olga Lvovna, ses manies, ses malaises, l’odeur vinaigrée de son linge, ses jalousies sournoises, sa laideur de vieux pitre battu. Il avait besoin de tout cela pour vivre. Et voici qu’elle prétendait l’en priver. Rageusement, il amassa de l’eau dans ses mains unies en cuvette et s’en aspergea le visage, une fois, deux fois. Devant lui, dans la rivière lente, oscillait le reflet d’un gros homme pâle, ballonné, à la barbe hirsute et aux jambes grêles. Sur la berge opposée, les roseaux frémirent, une tête de gamin apparut.

— Veux-tu t’en aller ! cria Kisiakoff.

— Si vous cherchez des écrevisses, il faut aller plus loin, dit l’autre.

Kisiakoff arracha un caillou au fond de la rivière et le lança dans la direction de l’enfant.

— Manqué ! Manqué ! dit le gamin.

Puis, il s’en alla. Cependant, au loin, une voix de femme appelait :

— I-o-nytch, I-o-nytch !

C’était la mère, sans doute. Ou la sœur. Si elle venait par ici, à la recherche de son Ionytch, elle serait troublée. Kisiakoff rit, bomba le torse, lissa sa barbe d’un pouce négligent. Puis, il se dit qu’il n’avait pas le droit de songer à l’amour, alors qu’Olga Lvovna agonisait dans son lit. Pourtant, il faudrait bien la remplacer, un jour. Et le plus tôt serait le mieux. Il se gratta la nuque. Une autre ? Le choix était facile, avec toutes les filles qu’il employait au service de la maison et du domaine. Certaines étaient jolies. Mais il serait obligé, avec elles, d’adopter de nouvelles habitudes. Chaque femme avait sa façon de soigner l’homme, de préparer les cornichons, de marcher, de chanter, de dormir. Quand on changeait de femme, on changeait d’existence. Or, Kisiakoff éprouvait une immense paresse à l’idée de modifier son régime de vie. En mourant, Olga Lvovna le contraignait à quitter une chaude tanière de souvenirs et de coutumes. N’avait été cette horreur du dérangement, il eût accepté sans colère la disparition de sa vieille amie.

— Je n’ai plus l’âge, je n’ai plus l’âge, murmurait-il en remuant ses orteils pour troubler l’eau de la rivière.

La voix se rapprochait :

— Ionytch ! Où es-tu, sacripant ?

Kisiakoff fut secoué par un rire muet et s’accroupit au fond de la rivière, sur un caillou. Sa tête et sa barbe flottaient seules à la surface de l’eau. Des frissons glacés lui chatouillaient la plante des pieds et le derrière. Une bulle monta le long de son mollet et creva, juste devant son nez, avec un petit bruit de baiser limpide.

— Ionytch !

Au-dessus des roseaux, apparut un visage de femme, rose, moite, essoufflé. Un fichu rouge enserrait la tête de la paysanne. Son cou était nu. Sa chemise, largement échancrée, laissait voir la naissance pleine et laiteuse des seins. Kisiakoff connaissait bien la luronne. C’était la fille du forgeron. Elle habitait au village voisin, avec son père et son frère Ionytch. Les gars du pays affirmaient qu’elle n’était pas farouche. Mais Kisiakoff n’avait jamais eu l’occasion de le vérifier. Elle était tout près maintenant, et appelait encore :

— Ionytch.

Kisiakoff demanda d’une voix caverneuse :

— Qui cherches-tu, petite ?

La paysanne jeta un cri de terreur et regarda dans sa direction. Mais, l’ayant aperçu, elle éclata de rire :

— Vous m’avez fait peur, barine !

— Qui peut avoir peur de moi ? Un vieil homme qui prend son bain. Viens plutôt m’aider à sortir de l’eau. Je me suis enlisé dans la vase.

Elle remuait les épaules, coquette, le nez retroussé, la lèvre humide :

— On ne doit pas, barine. Que dirait mon père ?

— Que tu as fait une bonne action en sauvant ton maître.

— Non. Non. Ce n’est pas permis.

Kisiakoff prit de l’eau dans sa bouche et la vaporisa devant lui en pluie fine.

— Que c’est joli ! dit l’autre.

— Je sais faire bien d’autres choses encore, dit Kisiakoff. Mais tends-moi le bras.

— Non.

— Alors, je sortirai tout seul.

Et il se redressa lentement. Son torse mou et blanc surgit au-dessus de l’eau. La fille poussa un gloussement et se cacha le visage dans les mains. Mais elle ne bougeait pas. Il émergea de l’eau jusqu’à la ceinture, et elle demeurait à la même place, roucoulant d’une façon coquine. Alors, il se dirigea vers elle. Quand il sortit, nu, sur la berge, elle écarta les doigts, le regarda effrontément, cria :

— Un vrai diable !

Et s’enfuit à toutes jambes vers les champs.

Kisiakoff pouffa de rire. Il suivait de l’œil la silhouette agile et se massait le ventre à deux mains. Très loin, la femme se retourna, agita un mouchoir au-dessus de sa tête.

— Viens me voir un de ces jours ! hurla Kisiakoff.

Puis, il retraversa la rivière et s’étendit au soleil pour sécher son corps frissonnant. Il resta ainsi, un long moment, allongé sur le dos, les mains derrière la nuque, les pieds écartés. Il suçait des herbes. Entre ses paupières clignées, il voyait le vol des oiseaux, le frémissement des feuillages aériens. Le ciel pâlit. Les ombres s’étirèrent. Comme il se rhabillait, un gamin accourut de la maison pour dire qu’Olga Lvovna était sur le point de trépasser. Kisiakoff grogna un juron, boutonna ses pantalons, chaussa ses bottes chaudes. En route, il prit le gamin par le bras.

— Comment s’appelle la fille du forgeron ? demanda-t-il.

— Nastassia, dit l’enfant.

— Et quel âge a-t-elle ?

— Quinze ans, seize ans, je ne sais pas au juste.

Kisiakoff poussa un soupir :

— Quelle jeunesse ! Quelle jeunesse !

Il marchait pesamment. Plus il se rapprochait de la maison, plus il se sentait devenir vieux et triste. Il regretta la rivière, Nastassia, les jeux du soleil dans l’eau. Dans la cour, il avisa le cocher qui attelait une calèche, en hâte.

— On retourne chercher le docteur, barine.

— Vas-y, vas-y, dit Kisiakoff en haussant les épaules.

Dès le vestibule, une odeur de médecine et de mort le saisit à la gorge. Il fit un effort violent pour l’ignorer et gravit les marches de bois qui conduisaient à la chambre de la malade.

À travers les volets mi-clos, filtrait une lueur blonde et poudreuse. Le vaste lit, aux draps froissés, aux oreillers défoncés, flottait comme un radeau dans la pénombre. Olga Lvovna reposait, sèche et brune, au milieu de la couche blanche. Elle respirait difficilement, les yeux dilatés, la mâchoire déboîtée, la langue courte, comme si l’air se fût refusé à nourrir ses poumons. Une toux brutale secouait ses épaules. Des contractions horribles lui tordaient les bras, lui crispaient les mains, et elle râlait en remuant la tête de droite à gauche. Puis, doucement, le souffle s’égalisait, le visage se détendait, livide et flasque. Elle fermait les paupières avec lassitude. De grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle avait entendu le docteur prononcer le mot d’urémie. Elle se savait perdue. Et elle regrettait simplement d’avoir tant à souffrir avant de s’en aller.

— C’est toi, Vania ? murmura-t-elle, comme Kisiakoff s’approchait du lit. J’étouffe… Assieds-toi près de moi… Donne-moi la main…

Les signes d’une nouvelle crise la rendaient attentive. Elle se mit à suffoquer. Sa poitrine se soulevait, se creusait par saccades. Enfin, elle s’arrêta de haleter et dit d’une voix faible :

— Tu vois, c’est la fin…

— Mais non, dit Kisiakoff. Le médecin m’a répété que, dans dix ou quinze jours, si tu suis son traitement…

Elle fit un sourire qui était une grimace d’humble douleur :

— Laisse… J’ai entendu le docteur… Je sais tout… Et je n’ai pas peur… Au ciel, je retrouverai le cher petit être qui m’attend…

— Quel petit être ? demanda Kisiakoff.

Puis, il se rappela la grossesse nerveuse d’Olga Lvovna, les messes dites à la mémoire de cet enfant imaginaire, et baissa le nez dans sa barbe. Olga Lvovna parlait avec effort :

— Oui… Oui… Tout est bien ainsi… Mais je n’ai pas le temps de jouer avec les mots… Je voulais dire… As-tu prévenu Volodia ?…

— Oui.

— Et as-tu songé à me remplacer ?…

Il eut un haut-le-corps :

— À te remplacer ?

— Oui, après ma mort, il te faudra une autre femme pour te soigner, pour t’aimer… Un homme comme toi ne peut pas se passer de femmes… Qui as-tu choisi ?…

Désarçonné, Kisiakoff regardait le vieux visage exsangue et n’osait rien répondre.

— Alors ? reprit-elle. Qui ? Paracha ?

— Non, vraiment, dit-il. C’est si loin. Je l’ai bien oubliée.

— Une autre ? Dépêche-toi, ma crise va revenir. Une autre ?

Kisiakoff se tortillait sur sa chaise :

— Tu me gênes.

— Il ne faut pas. C’est si simple. Quel est son nom ?

Il avala sa salive et dit avec une brusque décision :

— Nastassia, la fille du forgeron.

Olga Lvovna baissa les paupières. De fortes quintes lui disloquaient les côtes, tendaient et relâchaient les muscles de son cou. Elle attendit que la crise fût passée. Puis, elle ouvrit la bouche, remua la langue sans pouvoir parler. Au bout d’un moment, des sons rauques s’échappèrent de ses lèvres :

— Nastassia…

— Oui, mais elle ne voudra pas, dit Kisiakoff, comme pour s’excuser.

— Fais-la venir… Je lui parlerai… Seule… Tu l’engageras comme servante à la maison… Et puis… tu verras… Mon adoré…

Kisiakoff se pencha vers Olga Lvovna et baisa son front humide. Il se sentait ridicule, odieux et nu. Nu comme dans la rivière, devant un regard plus pur et plus perçant que celui du soleil. La main d’Olga Lvovna, une main de squelette, tremblante, maladroite, effleurait sa joue. Une horreur sacrée, une affreuse pitié lui crevaient le cœur. Il se redressa.

— Ne me tente pas, dit-il.

— Envoie-la chercher, dit Olga Lvovna.

Alors, à travers l’angoisse et la honte de Kisiakoff, passa l’éclair d’une joie terrible, le coup de cymbales d’un rire. Il ne comprenait pas lui-même d’où venait cette allégresse insolente devant la mort. Mais sa gaieté était un signe de victoire. Encore une fois, il faussait compagnie au troupeau des hommes, renversait leurs barrières morales et s’échappait seul, libre, vers l’horizon de feu. Le vieux rebelle arriverait bon premier.

Il aspira l’air à pleins poumons, tendit ses épaules jusqu’à éprouver une douleur douce dans les omoplates. Par ce mouvement, il affirmait qu’il était en vie. Celui qui est en vie, on ne peut pas lui reprocher de songer d’abord à la vie, c’est-à-dire aux nourritures, aux boissons, aux sommeils, à l’amour.

— Je te tromperai, dit-il à mi-voix, comme s’il eût prononcé un serment solennel.

Puis, il quitta la pièce et ordonna d’aller chercher Nastassia au village.

Olga Lvovna reçut la fille dans sa chambre et pria Kisiakoff de ne les déranger sous aucun prétexte. Kisiakoff se promenait de long en large dans le couloir. À travers la cloison, il entendait un bourdonnement confus. Il colla son oreille à la porte. La voix d’Olga Lvovna disait :

— Chaque soir, tu lui prépareras un en-cas, sur sa table de nuit… Quelques cornichons… De la charcuterie… De la vodka… S’il a la tête lourde… Approche… J’ai du mal à parler… S’il a la tête lourde… des… des pruneaux… Répète…

— Des pruneaux.

— Le dimanche…

Kisiakoff recula et s’adossa au mur du corridor. Il ne savait pourquoi ces dernières paroles éveillaient en lui une compassion trop humaine. Ces cornichons, ces pruneaux, non, vraiment, elle était si bonne ! Aucune femme ne la remplacerait. Il passa un mouchoir sur son visage. Dehors, le jardin flambait au soleil. La rivière jouait avec des étincelles. Dedans, l’air était sombre, lourd, chargé d’un parfum de cire et de vases malpropres. Des pas menus trottaient au rez-de-chaussée. Une araignée énorme, velue, courait au plafond : elle disparut dans une fissure. La mort venait. De nouveau, cette idée de la mort assaillait Kisiakoff et il devait se défendre. « Oui, la mort. Eh bien, c’est l’usure de la machine. Pas de poésie autour de ça. J’ai déjà pensé. Comment était-ce donc ?… » Il lui semblait avoir résolu le problème une fois pour toutes, quelques minutes plus tôt. Mais il ne retrouvait plus ses arguments, et un vide noir s’ouvrait dans sa tête. Avec quoi le combler ? Quelles paroles, quelles citations, quelles prières jeter dans cet entonnoir de ténèbres ? Il frémit. Pour la première fois, quelqu’un était plus fort que lui. De toute son intelligence, de toute sa chair vivante, il s’arc-boutait pour résister au vertige. La mort. Un être mourait, qui faisait partie de son habitude. Et il ignorait comment le retenir. Son pouvoir s’arrêtait au bord de la couche funèbre. L’adversaire véritable était cette vieille femme en train de mourir, qui ne savait que mourir, comme les autres. C’était elle qu’il fallait vaincre, et, en elle, la loi de Dieu. « Qu’elle reste, puisque je le veux. » Kisiakoff sentit qu’une volonté merveilleuse s’accumulait au centre de son corps. Toute sa matière se muait en pensée. Dieu ne s’opposerait pas à ce commandement. Tendu, essoufflé, hagard, Kisiakoff essayait de prolonger à travers le monde, jusqu’aux sources du ciel, jusqu’aux racines de la terre, sa décision. Et c’était comme s’il eût tenu la terre et le ciel à bout de bras, indéfiniment. Ses muscles tremblaient, refusaient l’ouvrage. À la limite de l’effort surhumain qu’il s’imposait, la fatigue jaillit de lui, comme une effusion de sang et de larmes. Tout retomba. Il fut seul. Ses oreilles sonnaient.

Dans la chambre, les femmes parlaient encore, préparaient la mort et la vie, chacune pour son compte. Dieu triomphait selon une loi séculaire. Et ce triomphe épouvantait Kisiakoff. Car il mourrait un jour, comme cette femme, sans rémission et sans miracles… La vision de cette chute soulevait en lui une panique instinctive, hideuse, le hérissait comme un animal au seuil de l’abattoir. Il se rencoignait dans son petit angle de vie, il se cramponnait à la frêle corniche des jours. Combien de pas avait-il encore le droit de faire ? Dix, vingt, trente-cinq, ou un seul, un tout petit, le dernier ? Et, pour l’accompagner au cours de ce voyage, pour le distraire, pour le nourrir, pour le griser, on lui offrait la fille Nastassia, des cornichons, de la vodka. Oh ! quelle farce inexorable Dieu proposait aux hommes ! Comme il se moquait d’eux ! « Amuse-toi de moi. Jongle avec ma tête. Sers-toi de moi comme d’un jouet. Mais laisse-moi vivre ! » Tout valait mieux que cette démission. Car, après, il n’y avait rien. Que les imbéciles fussent bercés par des récits de vie éternelle, c’était leur affaire. Mais lui voyait juste. Lui seul. Le noir. L’absence. Rien d’autre. N’était-il pas assez exceptionnel, assez indispensable, pour que Dieu le retînt au bord du trou, par la manche ? « Hep, reste là, toi. Tu m’intéresses. » Oui, mais comment savoir ? Le troupeau, qu’il croyait avoir dépassé, le rejoint, l’entoure, et trotte autour de lui du même pas égal. Des hommes, des femmes, des enfants, Olga Lvovna, Nastassia, Ionytch, le docteur. Et, là-haut, Dieu regarde passer les saisons, les générations, les espèces. Distinguerait-il le dénommé Kisiakoff ? Au trot ! Au trot ! Une herbe par-ci, un chardon par-là. Un coup de langue à la flaque fraîche. Le dénommé Kisiakoff hausse la tête, tend les bras pour qu’on le remarque ! Au trot ! Au trot ! Il voudrait une exemption. Qu’on le tire de la foule, qu’on l’isole et qu’on le traite selon son grand mérite ! Au trot ! Au trot ! C’est injuste ! C’est inique ! Il se plaindra. Il se plaint. Au trot ! Au trot ! Vers l’abattoir !

Accoté à la paroi du couloir, Kisiakoff écoutait cette galopade humaine déchaînée à travers son crâne. Il ne souffrait presque plus. Il ne désirait rien. Épuisé, foulé, avili, il entendait monter, dans la pièce voisine un râle absurde qui semblait être le sien. La porte s’ouvrit Nastassia parut sur le seuil, les yeux gonflés de larmes, le nez rouge. Quand il la vit, Kisiakoff se mit à hurler :

— Va-t’en au diable ! Je ne veux personne après elle !

Elle se précipita vers l’escalier, et, tandis qu’elle dévalait les vieilles marches de bois, il criait encore :

— Va-t’en ! Va-t’en !

Puis, il courut derrière elle. Dans la cour, il la rattrapa. Elle haletait. Kisiakoff approcha son visage de cette face jeune, saine, pleine de sang. Après les menaces de mort, il ne pouvait se rassasier de flairer sur elle l’odeur de la bête vivante. Nastassia le regardait avec effroi, la bouche ouverte, la prunelle claire. Kisiakoff la repoussa enfin, secoua la tête :

— Plus tard, plus tard, dit-il. Quand nous l’aurons enterrée.

Et des larmes coulaient de ses yeux sur ses joues, sur sa barbe noire et grise.


Volodia n’arriva à Mikhaïlo qu’au matin du jour fixé pour les funérailles. Il se préparait à une tristesse grave, mais la vue de sa mère, couchée dans le cercueil, entre les cierges allumés, dans la fumée bleue de l’encens, le laissa parfaitement insensible. Il l’avait quittée depuis trop longtemps, et depuis trop longtemps jugée, pour éprouver le moindre chagrin à l’idée de sa perte. Pendant la cérémonie, à l’église, il s’étonna d’entendre pleurnicher des femmes qui étaient les servantes d’Olga Lvovna. Kisiakoff se mouchait bruyamment entre deux signes de croix. Près de lui, une jolie fille à la poitrine avantageuse, aux hanches fortes, sanglotait à gros bouillons. Volodia demanda à son voisin le nom de cette jeune personne.

— C’est Nastassia, la nouvelle…

Volodia se mordit les lèvres pour ne pas rire. Le petit cierge qu’il tenait à la main laissait couler sur ses doigts une cire chaude et jaunâtre. Ses jambes s’engourdissaient. La fatigue d’un long voyage lui serrait les tempes. Après l’office religieux à l’église, il y eut une courte messe, devant la fosse, en plein vent. Le chœur chanta un Requiem retentissant. Le prêtre aspergea le cercueil d’eau bénite. Un acteur d’Ekaterinodar, mandé par Kisiakoff, récita un poème, où il était question de fleurs coupées et de vases remplis de larmes. Lorsque les fossoyeurs commencèrent à jeter les premières pelletées de terre, Kisiakoff se tourna vers Volodia, le prit à bras-le-corps, l’embrassa et gémit :

— Deux orphelins l’un en face de l’autre !

Ils rentrèrent ensemble à la maison. Chemin faisant, Kisiakoff expliqua à Volodia qu’Olga Lvovna ne laissait aucune fortune, que le domaine était sa propriété à lui, Kisiakoff, et que, pour la bonne règle, il fallait signer un certain nombre de lettres constatant cet état de choses. Volodia refusa de signer les lettres avant d’avoir consulté un avocat, ce qui fit rire Kisiakoff aux larmes.

— Il se méfie de moi ! De moi ! disait-il.

Puis, il offrit à Volodia de prendre le thé en sa compagnie. Mais Volodia avait retenu une chambre à Ekaterinodar et ordonna d’atteler sa calèche.

— Revenez me voir, dit Kisiakoff. Je suis si seul ! La vie est finie pour moi.

Il portait un costume noir étriqué, couvert de taches. Un panama au ruban noir coiffait son crâne volumineux, Volodia éprouvait, à le regarder, une pitié mêlée de haine.

— Si vous revenez, reprit Kisiakoff, je vous préparerai des souvenirs de votre maman…

En disant ces mots, il soupira et se signa le ventre,

— Va donc ! cria Volodia au cocher.

La calèche s’ébranla, passa le porche et s’engagea sur la route aux ornières sèches.

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