CHAPITRE XV

Après l’attentat manqué contre Koudriloff et l’arrestation de la camarade Dora, la compagnie indépendante de combat s’était prudemment dispersée. Zagouliaïeff maintenait le contact entre les divers membres de l’organisation, réfugiés en Finlande et en Suisse. Aux derniers renseignements, Dora Rouboff s’était empoisonnée, dans sa cellule, pour ne pas céder à la tentation de livrer ses amis.

Du coup, après des semaines d’errements, l’enquête policière se trouvait enrayée. La besogne des terroristes pouvait reprendre. À Vyborg, Nicolas attendait impatiemment les instructions de Zagouliaïeff. Mais Zagouliaïeff tardait encore à se manifester. Nicolas habitait un petit hôtel borgne, dans un quartier de l’avant-port. Il se faisait passer pour un représentant de commerce, et ses papiers étaient en règle. Grâce aux subsides qu’il recevait sur la caisse de l’organisation, il vivait tant bien que mal, sans emprunter d’argent et sans se livrer à aucun travail. Mais cette oisiveté même lui était pénible. Il ne connaissait personne à Vyborg et se méfiait de tout le monde. Il avait maigri, vieilli. Ses yeux étaient troubles, fuyants, sans hardiesse. Deux rides tristes encadraient sa bouche. De toute sa personne émanait une impression de misère morale et d’inquiétude. Souvent, seul dans sa chambre, il songeait à Dora et au gros agent de police dont le sang n’arrêtait pas de couler. Il regrettait Dora, car il aurait pu être heureux avec elle, d’une manière violente, singulière, et maintenant elle n’existait plus. Il lui disait des mots d’amour. Puis, insensiblement, il se détournait d’elle pour ne plus s’intéresser qu’à l’agent de police. Il revoyait exactement la forme du sabre contre la hanche de l’homme, l’œil crevé, la petite flaque de sang dans un pli du col. Une odeur de boue et de sang entrait dans ses narines. Il avançait les doigts, comme pour toucher, devant lui, un peu de linge tiède. Mais, malgré les manifestations de cette curiosité malsaine, une indifférence loyale le protégeait contre le remords. Autrefois, la mort était pour lui une notion auguste et terrible. Envoyer quelqu’un à la mort, c’était commettre un crime et mériter un châtiment. Maintenant, il savait que la vérité était moins romanesque. De l’homme vivant au cadavre, le passage était naturel, sans mystère. Un coup de feu. Un corps qui tombe et perd sa chaleur, sa couleur. Et, derrière la dépouille recroquevillée, autre chose commence dont on ne devine rien, mais qui excuse tout. Nicolas avait tué un agent de police. Un agent de police tuerait Nicolas. C’était la règle du jeu. L’essentiel était de servir une cause abstraite et non un amour concret. L’homme qui assassinait pour servir une idée avait tous les droits. L’homme qui assassinait pour servir son intérêt personnel était un monstre. Le geste ne comptait pas, mais l’intention de ce geste. La mort ne comptait pas, mais l’utilité de cette mort. Tout était simple. Et, pour affermir les volontés chancelantes, il y avait l’alcool, la prière. En attendant le retour de Zagouliaïeff, Nicolas s’était mis à boire, en solitaire, avec application. Lorsqu’il était ivre, il ne bougeait plus et goûtait la fierté de penser vite et juste. Souvent, après s’être abreuvé de vodka jusqu’à en perdre le contrôle du temps et du lieu, il se demandait s’il aimerait tuer encore. Alors, il sentait monter dans son cœur un assentiment bien entier. Rien ne se hérissait en lui à l’idée de verser le sang. Il était prêt à partir, séance tenante, dans la nuit, vers la victime élue. Et il l’abattrait sans haine, sans peur, fraternellement. Ce qui l’irritait dans l’absence prolongée de Zagouliaïeff, c’était l’espèce de vacance veule, à quoi, lui, Nicolas, se trouvait réduit.

Vers la fin du mois de février, il apprit par les journaux que le procureur militaire Koudriloff venait d’être assassiné par une jeune personne n’appartenant à aucune organisation terroriste. On croyait savoir qu’il s’agissait d’un drame passionnel assez louche, et que la meurtrière était en état de légitime défense. Nicolas fut attristé par cette nouvelle qui lui interdisait tout espoir de venger son premier échec. Il lui paraissait étrange qu’une femme seule eût réussi, là où le groupe de combat, avec sa préparation, ses grands moyens, son expérience, n’avait pu forcer le destin. En même temps, il éprouvait de la honte à l’idée que cette « élégante demi-mondaine », ainsi s’exprimaient les journaux, poursuivait le même but que les révolutionnaires. De la sorte, une complicité involontaire s’établissait entre les vils intérêts d’une femme et la passion haute des combattants.

À dater de ce jour, l’impatience de Nicolas se transforma en un véritable malaise physique. Il ne pouvait plus rester à Vyborg. Un besoin constant le tourmentait d’étouffer le meurtre passionnel de Koudriloff sous d’autres meurtres nombreux, raisonnables, corrects. Il lui semblait qu’il ne connaîtrait de soulagement valable qu’après avoir enfoui les visages de Koudriloff et de l’agent de police sous une montagne de morts célèbres. L’horreur et le goût du sang s’étaient emparés de lui. Il pleurait en regardant ses mains tremblantes, inutiles. Il finit par accepter de travailler au port, car l’inaction menaçait de le rendre fou.

Ce fut seulement au mois de juin 1914 que Zagouliaïeff se manifesta par une courte lettre, donnant rendez-vous à Nicolas dans un tripot de Moscou.

Au jour dit, Nicolas débarquait sur le quai de la gare. Personne ne l’attendait. Il traversa la ville pour se rendre à l’adresse indiquée, et la ville même lui parut inconnue. Plus rien ne l’attirait dans ce décor sans âme. Il ne songeait guère à revoir sa sœur, ses neveux. Avait-il encore une famille ? En tout cas, elle ne l’intéressait plus. La politique même lui était devenue indifférente. Seul importait le groupe de combat. Ainsi, le groupe lui masquait le parti, les meurtres le détournaient de la révolution. Il se réjouissait à l’idée d’une action bien conduite, sans presque réfléchir au programme d’ensemble dont elle était l’illustration. Comme un artisan myope et têtu, il rassemblait toute son énergie sur une résistance infime. Ce peu de fer, ce peu de chair à vaincre. Ce fonctionnaire à supprimer. Après, tout ira mieux. « Quoi ? Le monde ? Non. Pas encore. Moi, j’irai mieux. Parce que j’aurai bien travaillé. »

En arrivant dans le tripot où Zagouliaïeff lui avait fixé rendez-vous, Nicolas n’avait qu’une envie : apprendre que le groupe s’était reformé et préparait un nouvel attentat. Dès qu’il aperçut Zagouliaïeff, attablé dans un coin, il se jeta sur lui, le cœur débordant de joie, et l’embrassa, le serra contre sa poitrine, comme un ami longtemps espéré.

— Ça va, ça va, grognait Zagouliaïeff, tu m’étrangles !

— J’ai tant attendu !

— Et moi donc !

— Comment vont les autres ?

— Tous sont en bonne santé. Ils ont engraissé. Ils se plaignent de ne rien faire.

— Ton intention est bien de…

Zagouliaïeff se mit à rire :

— Tu vas vite. Patiente un peu.

Puis, il frappa dans ses mains, fit apporter du thé et de la confiture. La table était située dans une petite pièce ouvrant sur la grande salle du tripot. Le patron était un ami. Parmi la clientèle de cochers et d’ouvriers, le moindre mouchard eût été repéré d’emblée. Des soucoupes tintaient. Un accordéon jouait une rengaine grinçante. De temps en temps, on entendait crier les marches de bois qui menaient de la rue au caveau.

Zagouliaïeff trempa ses lèvres dans le thé brûlant et fit la grimace.

— Voilà, mon cher, dit-il enfin. Je t’ai fait venir pour te parler de mes projets. La caisse est vide. Il va falloir organiser une expropriation. J’ai mon idée. Après, nous pourrons nous occuper d’un ou deux personnages qui méritent notre attention bienveillante.

— Ne peut-on liquider ces personnages d’abord ?

— Il faut de l’argent pour agir, dit Zagouliaïeff. La préparation de l’attentat coûtera cher. J’avais pensé au gouverneur…

— De Saint-Pétersbourg ?

— Non, de Moscou.

— Excellente idée ! s’écria Nicolas.

— Oui, je crois que la chose fera du bruit.

Zagouliaïeff rêva un moment, les yeux mi-clos, la bouche souriante, puis il ajouta sur un ton neutre :

— Sais-tu que Grünbaum voudrait nous voir ?

— Pourquoi ?

— Pour tenter une réconciliation.

— Qu’est-ce qui les prend ?

— Je crois que les événements politiques incitent ces messieurs à regrouper leurs forces.

Nicolas haussa les sourcils :

— Quels événements politiques ?

Depuis quelques semaines, il ne lisait pas les journaux, ignorait les querelles de la Douma.

— On parle de complications internationales, dit Zagouliaïeff. Il n’en faut pas plus pour que les socialistes s’agitent dans leurs fauteuils. Grünbaum ne tient plus en place. Tu vas le voir arriver tout à l’heure. Je lui ai fixé rendez-vous ici.

— J’espérais passer la journée en tête à tête avec toi, murmura Nicolas, dépité. Nous avons tant à nous dire ! Et cette expropriation…

— Nous en discuterons demain.

Nicolas bâilla et fit craquer ses mains nouées l’une à l’autre. La rencontre avec Grünbaum l’ennuyait prodigieusement. Grünbaum, c’était le passé, la parlote, les théories. Il s’était évadé de cet enfer de mots. Il ne vivait plus que pour des tâches rudes et profitables. Il se leva.

— Je m’en vais.

Mais, déjà, Grünbaum traversait la salle en se dandinant avec élégance. Roux et rose, soufflé, potelé, il n’avait guère changé depuis quelques années. Il s’assit entre Nicolas et Zagouliaïeff, et alluma une cigarette à bout doré.

— Qu’est-ce qui vous amène ? demanda Zagouliaïeff abruptement.

Grünbaum poussa un jet de fumée vers le plafond et tira ses manchettes amidonnées.

— Le parti, à la discipline duquel vous avez cru bon de vous soustraire, dit-il, m’a chargé d’une mission de recensement et de coordination dont l’importance ne vous échappera pas.

— Autrement dit, vous venez nous espionner ? demanda Nicolas.

— Nullement ! s’écria Grünbaum. Nullement ! Je viens faire le point. Nous sommes des révolutionnaires comme vous. Nos idées, au fond, sont les mêmes. Et nous ne différons les uns des autres que par les méthodes employées. Vous agissez par la terreur. Nous agissons légalement. Nos représentants à la Douma sont nombreux et écoutés. Nos journaux, officiellement autorisés depuis l’année dernière, propagent dans les masses les consignes mêmes pour lesquelles vous luttez.

— Eh bien ?

— Eh bien… Nous autres, social-révolutionnaires, avons décidé qu’une démarche de réconciliation était indispensable. Oui, à l’heure qu’il est, nous devons tous nous resserrer, nous regrouper. Le panorama révolutionnaire russe est si divers ! Tant d’organismes dans votre genre gravitent autour des deux grands partis socialistes-révolutionnaires et social-démocrates ! Et ces deux grands partis, même, nourrissent l’une envers l’autre une telle animosité ! Ce n’est pas sérieux !… La semaine dernière, j’ai rendu visite aux chefs des deux fractions social-démocrates. Les mencheviks m’ont accueilli avec sympathie.

— Et les bolcheviks ? demanda Zagouliaïeff en plissant les yeux.

— Lénine est odieux ! s’exclama Grünbaum. C’est un anarchiste, un fou. Je l’ai vu à Pronin. Rien à tirer de lui. Il hait les mencheviks, parce qu’ils rêvent d’une organisation large et démocratique du parti ouvrier, et les socialistes-révolutionnaires, parce qu’ils prétendent associer les paysans aux ouvriers pour renverser l’ordre féodal. Je lui ai dit : « Le Comité central du parti socialiste-révolutionnaire est prêt à collaborer avec vous jusqu’à la chute du tsarisme, mais à la condition que vous ne vous mêliez pas de la politique paysanne. » Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? « Les paysans sont des illettrés passifs qu’il faut mener à coups de bottes. La révolution sera faite par les ouvriers, et par les ouvriers seuls. » Voilà ses propres paroles. Que conclure ?

— Que chacun doit travailler pour soi, dit Zagouliaïeff.

— Mais on ne peut plus, on ne peut plus, mon cher ! gémit Grünbaum. L’instant est grave. Des bruits circulent…

Il imita du bout des doigts le vol hésitant d’un oiseau :

— Mauvais ! Mauvais ! C’est courageux de vivre dans un souterrain, comme vous faites. Mais, parfois, il faut mettre le nez à l’air.

Il huma l’odeur de la pièce avec une grimace comique :

— Ça sent le brûlé, en Europe ! La situation diplomatique est très tendue ! Songez donc au péril que constituerait pour l’Autriche une coalition des Slaves du Sud patronnée par la Russie ! L’Autriche ne peut pas admettre cela. Elle s’est déjà servie sur la masse en annexant la Bosnie, l’Herzégovine en créant l’État albanais, pour empêcher la Serbie d’accéder à l’Adriatique. Elle veut plus encore. Et l’Allemagne l’encourage. L’Allemagne n’est pas contente. Elle rêve d’une expansion colossale. Les usines Krupp tournent nuit et jour. Des chimistes cherchent la formule des pastilles incendiaires. Les préparatifs militaires s’accélèrent. Rappelez-vous l’article de La Gazette de Cologne et la réponse de Soukhomlinoff : « La Russie désire la paix, mais elle est prête à faire la guerre… » Mauvais, mauvais, je vous dis.

— Bref, vous croyez à la guerre ? demanda Zagouliaïeff.

— Je n’y crois pas positivement, dit Grünbaum. Je pense même qu’elle sera évitée. Mais, puisqu’elle menace de se déclencher, notre devoir, à nous révolutionnaires, est d’oublier nos querelles intestines pour élaborer un plan d’action unique. C’est ce que Lénine n’a pas voulu comprendre. C’est ce que vous comprendrez, j’espère.

— Lénine est le chef d’un grand parti, et je suis le chef d’une organisation de combat minuscule, dit Zagouliaïeff.

Grünbaum agita ses petites mains devant sa figure :

— Allons ! Pas d’enfantillages ! Vous savez bien que le nombre ne compte pas, mais la valeur. Dix mille abrutis nous intéressent moins qu’un homme de votre trempe. Vous pouvez beaucoup si vous consentez à aider notre cause.

— L’ennui, dit Zagouliaïeff, après un long silence, c’est que j’ai changé d’avis depuis quelques années. Autrefois, je croyais, comme vous, qu’il était absurde de tenter une révolution qui ne fût pas d’abord paysanne. À présent, je crois, comme les social-démocrates, comme Lénine, que les paysans sont trop ignares, trop paresseux et trop craintifs pour entreprendre quoi que ce soit de grand. Les ouvriers seuls, qui sont faciles à rassembler et que le contact des machines modernes a rendus sensibles au progrès, à la culture, les ouvriers seuls peuvent former une troupe de choc.

Grünbaum leva les yeux au ciel.

— Encore un transfuge, dit-il. Lénine finira par avoir tous les terroristes de son côté. Qu’importe ! Un jour, les bolcheviks se rendront à l’évidence. Rien ne nous empêche, en attendant de serrer les rangs. Que comptez-vous faire en cas de conflit armé ?

— Je n’y ai pas réfléchi, dit Zagouliaïeff.

— Moi non plus, dit Nicolas.

— Voilà l’erreur ! piailla Grünbaum en remuant sur sa chaise. À vous cantonner dans votre travail terroriste, vous oubliez les grands mouvements des peuples. C’est mal, c’est criminel, mes amis. Voyons, si la guerre éclatait, iriez-vous au combat ?

— Le congrès de Limoges, dit Nicolas, a répondu, en 1906, que les peuples attaqués auraient le droit de compter sur le soutien de toutes les classes ouvrières du monde. Et le congrès de Copenhague, en 1910, a repris la formule. L’esprit et la lettre de l’Internationale sont en faveur d’une défense du pays. Du moment que la nation est reconnue comme une valeur en soi, sa résistance à l’agression est légitime, logique…

— Donc, dit Grünbaum en devenant tout rouge, vous iriez vous engagez dans l’armée du tsar pour défendre le tsar ?

— Dans l’armée de mon pays, pour défendre mon pays.

Zagouliaïeff se taisait. Mais les muscles de ses oreilles étaient gonflés par l’attention, et ses yeux brillaient d’un éclat moqueur.

— Une issue de la guerre défavorable pour la Russie, poursuivit Nicolas, aurait des conséquences tragiques pour la population travailleuse. Le progrès économique serait arrêté, l’idéal révolutionnaire étouffé dans l’œuf.

— Je me demande pourquoi ? dit Grünbaum.

— Parce que la défaite de la Russie signifierait l’avènement du féodalisme. Les empires centraux représentent la monarchie dans son entière abjection. Après leur victoire, ils feront tout pour maintenir en Russie un régime réactionnaire qui leur est dévoué et dont ils savent les faiblesses. Ils conserveront sur le trône un Nicolas II vendu à l’Allemagne par sa femme, par ses ministres, par Raspoutine peut-être. Voyez-vous, cela peut paraître absurde, mais c’est justement la carence du tsarisme, son incapacité, qui m’inciteront à m’engager dans l’armée. Plus tard, si notre armée triomphe, nous renverserons les mauvais chefs.

Grünbaum s’épongea le front en répétant :

— Incroyable ! Incroyable !

Zagouliaïeff partit d’un grand éclat de rire.

— Il ne parle plus souvent, notre Nicolas, dit-il. Mais, quand il parle, il s’emballe.

— Comment peut-on, comment peut-on, bredouillait Grünbaum, être un révolutionnaire et accepter de combattre ? La guerre est une invention capitaliste, une affaire de marchands de canons, et les prolétaires se prêteraient à cette tractation macabre ? Il existe un trust international de l’explosif et du blindage, du patriotisme et de la panique, où sont rassemblés les Krupp, les Schneider, les Vickers-Maxim… Est-ce pour servir les intérêts de cette clique que nos braves gars vont se faire trouer la peau ? Les ouvriers, qu’ils soient Russes, Allemands, Autrichiens, Serbes, Français, sont frères par leur travail, par leur misère ; leur devoir est de s’unir contre les puissants de ce monde et non de s’entre-tuer pour les enrichir. Les socialistes de tous les pays sont contre la guerre !

— Qu’en savez-vous ? dit Nicolas.

— Vous ne lisez pas les journaux ?

— Non.

— Eh bien, vous avez tort ! En France, Jaurès est la conscience sublime de la nation. Tant qu’il vivra, la paix régnera sur l’Europe. En Italie, la classe ouvrière est disciplinée. Cinquante-neuf députés à la chambre. Un journal. Et des chefs ! Serrati, Vella, Bacci, Mussolini… En Allemagne, les social-démocrates affirment leur autorité au Reichstag. Ils ont sauvé le monde au moment d’Agadir. Ils le sauveront encore, aussi souvent qu’il le faudra. En Angleterre, le Labour Party s’oppose aux dépenses militaires. À Vienne, les socialistes autrichiens résistent de leur mieux à la folie belliciste d’un François-Ferdinand, à l’incapacité d’un Berchtold, au gâtisme d’un François-Joseph. Partout, nous pouvons être les plus forts…

— Alors, pourquoi craignez-vous la guerre ? demanda Nicolas.

— On ne sait jamais, dit Grünbaum. Il faut tout prévoir. Ainsi, les députés socialistes allemands ont voté les crédits d’armement. Ce n’était, me dit-on, qu’une manœuvre habile. Mais, tout de même, tout de même… Il y a maintenant, parmi eux, de nouveaux théoriciens, qui enseignent un socialisme colonialiste et impérialiste… En vérité, l’heure n’est plus aux discordes, mais à l’entente internationale. Laissons Lénine de côté, puisqu’il se pose en dissident. Mais tous les autres, tous, tous nous devons commencer une propagande antimilitariste. À l’heure où des millions d’hommes risquent d’être massacrés, il vaut mieux employer son temps à éviter cette boucherie qu’à préparer l’exécution d’un quelconque préfet de police. Renoncez donc à votre action terroriste. Joignez-vous à nous. Pour le bien du peuple…

Les yeux de Grünbaum étaient troubles, humides. Des bulles de salive dansaient aux commissures de ses lèvres. Zagouliaïeff le considérait avec méfiance, avec répulsion. Il exécrait le caractère élégant, parfumé et douteux du personnage. Il ne voulait pas reconnaître que celui-là aussi, malgré ses manchettes et sa bague, désirait la victoire du peuple. Il finit par dire, en hochant la tête :

— Je réfléchirai, je vous ferai signe. Patientez un peu…

— Ne perdez pas de temps, soupira Grünbaum. C’est tout ce que je vous demande. Quand vous reverrai-je ? Si vous venez demain au siège du parti, nous élaborerons ensemble un plan de campagne.

— De nouveau des meetings, des grèves, des tracts, des journaux clandestins, dit Nicolas.

Grünbaum joignit les mains comme pour une prière, et son visage prit une expression navrée :

— Il le faut, mon pigeon, il le faut. Même si cela t’embête. Surtout si cela t’embête…

Lorsque Grünbaum fut parti, Zagouliaïeff pouffa de rire :

— Ce qu’ils ont peur ! Non, mais ce qu’ils ont peur !

— De la guerre ? demanda Nicolas.

— Non, de la révolution, dit Zagouliaïeff.

— Je ne te comprends pas.

Zagouliaïeff glissa quelques graines de tournesol dans sa bouche et se mit à les mâcher du bout des dents, comme un lapin.

— Moi, dit Nicolas, je ne crois pas que la guerre soit possible. Aussi refuserais-je, à ta place, de participer à leur réconciliation. Nous avons autre chose à faire. Notre prochain attentat…

Il s’arrêta net et tourna les yeux vers la salle :

— Qu’est-ce qui le prend ? Il revient !

Grünbaum revenait, en effet, passait entre les tables, bousculait les consommateurs. Il était pâle, flasque, son regard exprimait un désarroi intense. Lorsqu’il eut rejoint Nicolas et Zagouliaïeff, il leur tendit, sans mot dire, le journal qu’il tenait à la main. Zagouliaïeff déplia la feuille et lut d’une voix calme :

— « Attentat politique à Sarajevo. »

— Quoi ? s’écria Nicolas.

Grünbaum pencha vers eux sa figure molle, hérissée de mille gouttes de sueur.

— Oui, dit-il, je sors d’ici et j’entends les vendeurs de journaux qui crient, qui crient, dans la rue…

— « Ce matin, poursuivit Zagouliaïeff, à Sarajevo, capitale de la Bosnie, l’archiduc héritier d’Autriche François-Ferdinand et sa femme morganatique, la duchesse d’Hohenberg, ont été abattus à coups de revolver, après avoir échappé à un premier attentat à la grenade. Le meurtrier… »

— Insensé ! Insensé ! répétait Grünbaum. Que vont-ils faire ? Ils sont capables de tout !

Zagouliaïeff déposa le journal sur ses genoux et releva la tête.

— Je passerai vous voir dès demain au siège du Parti, dit-il. Vous pouvez compter sur moi.

— Je t’accompagnerai, dit Nicolas.

Une grande lassitude s’était emparée de lui. Subitement, le meurtre de cet archiduc rendait inutile l’exécution du gouverneur de Moscou, et tous les autres attentats projetés.

— Partons, dit Zagouliaïeff. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Ils sortirent tous trois, et, dans la rue, le cri des vendeurs de journaux les étourdit d’emblée :

— Sarajevo !… L’attentat de Sarajevo !…

Un prêtre, qui marchait au bord du trottoir, s’arrêta devant Nicolas et demanda d’une voix timide :

— Que disent-ils ? Qui a-t-on tué ?

Ce prêtre était jeune. Il avait des yeux bleus, candides, et une barbe blonde.

— À Sarajevo, l’archiduc François-Ferdinand, dit Nicolas.

Le prêtre se signa et murmura en hochant la tête :

— Que de sang ! Que de sang !

Puis il continua son chemin et disparut dans la foule.

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