CHAPITRE XVIII
Akim se trouvait en permission à Ekaterinodar lorsque la mobilisation générale fut décrétée. Mayoroff était mobilisé comme médecin. Nina s’engageait dans la Croix-Rouge. Constantin Kirillovitch enrageait d’être trop vieux pour endosser l’uniforme. Et Zénaïde Vassilievna pleurait. Dans la rue de la ville, la foule se pressait en chantant Dieu protège le tsar et promenait des effigies grossièrement coloriées de l’empereur. Un enthousiasme frénétique s’était emparé de ceux-là mêmes qui, la veille encore, dénigraient le gouvernement. La menace allemande avait réalisé le miracle que des années de politique intérieure n’avaient pas su préparer.
Au bureau du commandant de la place, Akim apprit que les hussards d’Alexandra, cantonnés à Samara, étaient mobilisés en première ligne et déplacés vers le front de Pologne. Le plus simple était de filer vers le nord, sur Riajsk et Riazan, et de rejoindre la formation qui devait logiquement passer par l’une de ces villes. Akim n’était pas équipé en tenue de campagne. Il n’avait emporté avec lui que du linge fin et des bottes vernies. Cependant, au lieu de procéder à des achats qui eussent retardé son départ, il préféra prendre le premier train. Le voyage fut long et pénible. Assis dans un compartiment bondé de monde, Akim ne faisait attention à personne et ne songeait qu’à son nouveau destin. La guerre russo-japonaise avait été pour lui une expérience décevante. Mais cette guerre-ci – il le sentait – lui donnerait l’occasion d’accomplir des prodiges. Il ne se demandait pas si le pays était prêt pour la grande aventure, si les armements et les munitions existaient en quantité suffisante, mais, uniquement, si lui-même était assez bien entraîné pour le rôle majeur que lui confiait la volonté de Dieu. En face de ce conflit, il adoptait naturellement une attitude sérieuse et myope qui limitait le débat à sa propre personne. L’idée même des blessures, de la mort, ne l’affligeait pas. N’avait-il pas vécu depuis toujours pour ce genre de fin glorieuse et utile ? À un moment, il remarqua que ses voisins chuchotaient entre eux. Il crut entendre les mots : « Hussards d’Alexandra. » Et il fut fier que ces inconnus eussent identifié son uniforme. En vérité, il tirait vanité des louanges qu’on adressait à son régiment, plus qu’il ne l’eût fait des compliments dédiés à une maîtresse. Il souhaitait que le fanion noir, frappé de la tête de mort, fût cité en exemple à toutes les forces armées de Russie. Et il était sûr qu’il en serait ainsi. L’essentiel était de rejoindre la formation au plus vite. Mais où ?
Akim était en route depuis quarante-huit heures. Le train approchait de Riajsk, et, dans aucune gare, on n’avait entendu parler d’un transport de troupes vers l’ouest. Au matin du troisième jour de voyage, Akim fut éveillé par un rayon de soleil qui lui brûlait les yeux à travers la vitre du compartiment. Il cligna des paupières et se pencha pour observer le paysage. Le convoi était à l’arrêt dans une gare. Sur une voie parallèle, stationnait un train de marchandises, barbouillé d’inscriptions à la craie. Par la lucarne du wagon d’en face, passait une tête de cheval, fine, aux oreilles pointées, aux yeux latéraux, bombés, inquiets. Akim refoula un cri de joie. L’animal était noir jayet, marqué d’une étoile blanche au front. C’étaient les couleurs exactes des montures de son régiment. Tous les chevaux des hussards d’Alexandra avaient cette robe digne et funèbre, rehaussée d’une étoile de neige ou de balzanes. Plus de doute ! Les camarades étaient là ! Par miracle, il les avait rejoints à travers le temps et l’espace. La guerre commençait bien. Comme un fou, Akim bondit hors du wagon, traversa la voie, atterrit sur un quai bondé d’officiers nonchalants. Il trébuchait, portant sa valise de la main droite, retenant son sabre de la main gauche. Il hurlait :
— Eh ! les amis !
Tous se tournèrent vers lui. Et il reçut en plein cœur cette masse de visages familiers, de nez, de bouches, de cheveux, d’épaulettes, de rires. Il était chez lui.
Le reste du voyage s’accomplit, pour Akim, avec une rapidité et une aisance déconcertantes. Parmi les officiers, il n’était question que de la guerre. Tous croyaient fermement à la victoire russe dans un bref délai.
Arrivés à Smolensk, les hussards d’Alexandra apprirent qu’ils seraient dirigés sur Varsovie. Comme le régiment avait été longtemps cantonné dans le pays, cette nouvelle réjouit tous ceux qui y avaient laissé des amis ou une maîtresse. On disait que les Polonais eux-mêmes s’étaient ralliés à la cause russe depuis la déclaration de la guerre, et que les socialistes étaient devenus les plus sûrs soutiens du régime. À la station de Malkin, proche de la capitale polonaise, le régiment fit une halte pour se reformer avant d’entrer solennellement dans la ville. Mais Akim, qui ne possédait pas d’équipement de campagne, obtint du colonel l’autorisation de se rendre séance tenante à Varsovie, afin d’y acheter des bottes et un sabre. Profitant de l’aubaine, les autres officiers le chargèrent de commissions personnelles. Il n’y avait pas de train prévu pour Varsovie avant midi. Akim fit le trajet sur une locomotive qui retournait au dépôt. Cette randonnée vertigineuse lui chavira le cœur. Longtemps après son arrivée, tandis qu’il se promenait dans les rues de la ville, il revoyait devant ses yeux les silhouettes noires du chauffeur et du mécanicien, aspergés de flammes, de fumée, fouettés de rails étincelants, déchirés de vitesse. Il entendait leurs voix hurlant dans le vacarme des roues :
— Paraît que les Allemands se débinent dès qu’ils voient les nôtres !
— Avant deux mois, tout sera fini, Votre Noblesse !
Au magasin de la Société économique, où Akim acheta son équipement, le vendeur ne fut pas d’un avis contraire :
— Les Allemands sont moins bien armés qu’on le croit. D’ici la fin de l’année, ils demanderont grâce.
Quant au directeur de l’hôtel où Akim était descendu, il déclarait même :
— Il est possible que les hostilités s’arrêtent dès les premiers coups de feu échangés.
Cependant, Akim avait le sentiment que la guerre serait longue et coûteuse.
Ce même jour, à deux heures de l’après-midi, tandis qu’il déjeunait dans le restaurant de l’hôtel, il entendit une rumeur sourde, menaçante, comme venant d’un peuple impatient. Il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit à deux battants. Une foule dense encombrait les trottoirs. Dès drapeaux flottaient aux balcons.
— Que se passe-t-il ? demanda Akim au garçon qui changeait les assiettes.
— Ils attendent l’arrivée de votre régiment, dit l’autre. On vient de nous téléphoner. Les hussards sont dans les faubourgs. Ils approchent…
Akim redressa la taille. Une bouffée d’orgueil lui monta au visage.
— Apporte du champagne, cria-t-il.
Et il demeura près de la fenêtre, à regarder la foule. Cette assemblée de têtes inconnues ne lui inspirait pas confiance. De seconde en seconde, la masse était grossie par des apports nouveaux. Les chantiers, les cabarets, les magasins se vidaient au profit de la rue. Des ouvriers en tenue de travail, des bourgeois endimanchés, des femmes en fichus, des mondaines aux chapeaux de paille, s’entassaient pêle-mêle au pied des maisons. Les croisées se meublaient de visages. Les trottoirs débordaient de curieux. Quelques agents de police renvoyaient les fiacres et les autos vers les rues transversales. Aux réverbères, pendaient des grappes de gamins hurleurs. Un drapeau mal accroché tomba sur la tête d’un vieux monsieur. Il y eut des rires. L’air était chaud, saturé de promesses d’orage. Les oiseaux volaient bas. Très loin, Akim crut percevoir l’appel irritant des trompettes. La foule frémit sur place, comme traversée par un brusque courant.
— Les voilà ! Les voilà !
Akim se pencha sur l’appui de la fenêtre. Son cœur battait d’angoisse. Tout au bout de la rue, il y avait un remous noir et argent, une poussière, une musique en marche : les hussards. À mesure qu’ils approchaient, les ovations devenaient plus stridentes. Une vague de cris déferlait, partie de loin, balayant tout sur son passage. Les trompettes sonnaient fort. Les sabots tintaient. La tête de la colonne apparut entre deux haies de faces glapissantes.
— Vivent les hussards ! À bas l’Allemagne !
D’abord, venait le colonel commandant le régiment entouré de ses aides de camp. Un bouquet de roses était glissé sous l’épaulette droite de son uniforme, et des fleurs des champs décoraient sa selle et pendaient à ses étriers. Puis s’avançait la cohorte serrée des musiciens sur leurs chevaux noirs marqués de blanc. Les trompettes d’argent, ornées du ruban de Saint-Georges, ondulaient comme un ruisseau de lumière entre les figures roses et gonflées. Les cavaliers se tenaient raides, portés par le chant guerrier. Quelques montures encensaient de la tête ou caracolaient nerveusement. Alors, il y avait une fausse note. Et c’était encore plus joyeux, plus viril, que si la marche avait été jouée à la perfection. Derrière les trompettes, défila le deuxième escadron, dont Akim était le capitaine en second, et que commandait présentement un jeune lieutenant très pâle, l’œil vide, une botte de roses à la main. Le fanion du deuxième escadron, noir à dents d’argent, flottait au-dessus des casquettes à bandes rouges. Les lances des hussards étaient bien parallèles. Des bouquets de fleurs pointaient hors du canon de leurs fusils. Tout le régiment était harnaché de fleurs, comme s’il eût émergé d’un jardin touffu. Et la foule, ivre de joie, jetait encore des fleurs, des cigarettes, des mouchoirs, vers ce cortège d’hommes et de chevaux.
Akim reconnaissait les visages des hussards, un à un. Malgré lui, pour chaque camarade, il se posait la même question : « Sera-t-il tué, ou blessé, ou sortira-t-il indemne de l’aventure ? » Certaines figures, fraîches et gaies, lui paraissaient promises à la mort. D’autres, calmes, indifférentes, il les imaginait tordues par la douleur. D’autres, enfin, ne lui disaient rien. Il se reprocha cette inquiétude. Le drapeau du régiment, roulé dans son fourreau, passait devant lui. Des oiseaux affolés tournoyaient au-dessus de la rue. Les gens gueulaient. Les trompettes sonnaient. Cette musique, ces cris, Akim avait l’impression qu’ils jaillissaient de son cœur. Déjà, en queue du cortège, venaient les chariots de vivres, les fourragères, la roulante. Akim s’éloigna de la fenêtre. Il se sentait très fort, très grand, et comme récompensé pour toutes les souffrances futures.
Un peu plus tard, il descendit dans la rue. Bien que le régiment fût loin, la foule ne se dispersait pas encore. Elle bouillonnait sur place, chantait, hurlait à tue-tête. Akim n’avait pas fait trois pas que des bras vigoureux le saisissaient et l’enlevaient du sol. Il se retrouva assis sur les épaules de deux ouvriers hilares. À hauteur de ses genoux, moutonnait un fleuve de visages.
— Vive l’armée ! Vivent les hussards ! Vive notre régiment !
Des étudiants lui tendaient des cigarettes. Une femme l’agrippa par la taille au risque de le faire chavirer, l’attira, le baisa sur la bouche. Elle avait des yeux pleins de larmes. Comme Akim se redressait, la multitude se mit en marche. Il voulut se défendre, sauter à terre. Mais les ouvriers le maintenaient assis fortement et lui broyaient les cuisses. Entre les façades des maisons, à perte de vue, s’étendait la masse intégrale du peuple. Akim prenait possession de ce monde inconnu. Il s’efforçait d’isoler, à droite, à gauche, une tête, un regard, un geste de la main. Mais ils étaient trop nombreux. Çà et là, comme des bouées, on voyait se balancer les silhouettes maladroites d’autres officiers portés en triomphe. Des voix rudes chantaient :
Dieu protège le tsar,
Règne pour notre gloire,
Règne pour terrifier l’ennemi,
Ô notre tsar orthodoxe !
Akim mêla sa voix à celle de la foule. Tout en chantant, il songeait aux troubles de 1906, aux charges de cavalerie contre les révolutionnaires, à sa haine irréductible de la populace. Comme tout avait changé, soudain ! Le peuple et l’armée étaient unis dans un seul amour. L’ouvrier et l’officier reconnaissaient qu’ils étaient frères. Plus de socialistes. Plus d’anarchistes. Plus de minorités polonaises ou finnoises. Des Russes.
Akim éprouvait dans son cœur une allégresse insensée, héroïque. Le grondement de cette cohue ne l’effrayait plus, ne l’irritait plus, mais lui semblait en quelque sorte aimable et nécessaire. Il croyait être arrivé à un instant de son existence où il ne saurait pas différer le don total de sa personne. Jusqu’ici, sans le vouloir, il avait triché avec le destin. Aujourd’hui, il était prêt à se sacrifier pour cette terre, pour ces gens, pour ce ciel. Toute la Russie le portait. Sur ces épaules, sur ces bras, il montait, d’un élan continu, vers une apothéose patriotique et barbare. Comme c’était bien ! Comme c’était beau ! Il ferma les paupières, un moment, bercé par une houle humaine. Et, ballotté dans le noir, il rêva qu’il avait gagné la guerre.
Puis, il rouvrit les yeux. Des cloches sonnaient. Quelqu’un essayait d’arracher un bouton de son uniforme. Du balcon d’un second étage, une femme lança un bouquet qu’il reçut en pleine face, comme une gifle. Il le baisa galamment et le glissa sous son épaulette. Enfin, profitant des remous causés par l’arrivée d’un tramway, il échappa à l’étreinte des ouvriers et se faufila, en jouant des coudes, vers une rue plus calme. Il dut s’appuyer au mur d’une maison pour reprendre haleine. Son cœur battait vite et fort. Des gouttes de sueur brillaient au bord de ses cils. Ou bien, c’étaient des larmes. Une jeune femme passa qui menait un petit garçon par la main.
— Un soldat ! Un soldat ! cria l’enfant.
La jeune femme sourit. Akim lui rendit son sourire. Elle s’arrêta.
— Vous… vous êtes bien un hussard d’Alexandra ? demanda-t-elle.
Elle était assez jolie, blonde, un peu fade, le nez retroussé. Elle parlait le russe avec un accent polonais. Akim claqua des talons et porta la main à la visière de sa casquette.
— Capitaine en second Arapoff, dit-il.
Elle inclina la tête.
— Eh bien, bonne chance, monsieur le capitaine en second, dit-elle.
Et elle s’éloigna. Akim se sentit triste, brusquement, de n’être pas marié. Il eût aimé qu’une femme l’accompagnât, pleurât un peu contre sa poitrine. Une femme dans ce genre-là, pas très jolie, blonde, fade, avec un nez retroussé. « Trop tard, trop tard. La guerre… » Il haussa les épaules et se mit à marcher, d’un pas résolu, vers les faubourgs sud de la ville. Son régiment était cantonné en lisière du parc Lazenky, dans l’ancienne caserne des hussards de Grodno. C’était là, et non à l’hôtel, qu’Akim voulait passer sa première nuit de guerre.
Le lendemain matin, arrivèrent à Varsovie quelques nouvelles recrues. Parmi elles se trouvait le volontaire Michel Alexandrovitch Danoff. Sur la demande du capitaine en second Arapoff, il fut incorporé au deuxième escadron de hussards.