CHAPITRE XIV
Tania comptait se rendre à Ekaterinodar pour le baptême de sa nièce. Mais, de semaine en semaine, les Mayoroff retardaient la date de la cérémonie. L’enfant, née en décembre, un mois avant terme, était débile et se nourrissait mal. Nina écrivait à sa sœur des lettres inquiètes. Constantin Kirillovitch appelait des confrères en consultation. Mayoroff essayait des piqûres. Quelques jours avant les fêtes de Pâques, Tania reçut un télégramme lui annonçant le décès de la petite Lydie. Cette nouvelle la bouleversa, bien qu’elle y fût, depuis longtemps, préparée. Elle déjeunait avec Michel et Volodia, mais après la lecture de la dépêche, elle repoussa son assiette et s’enfuit dans sa chambre pour pleurer à son aise. Une crise de nerfs lui secouait les épaules et la faisait hoqueter. Elle pensait au chagrin de Nina, aux larmes de ses vieux parents, à leur solitude. La vie lui paraissait bête, injuste et laide. Elle souhaitait mourir à son tour. Puis, elle résolut de partir dès le lendemain pour Ekaterinodar. Ayant pris cette décision, elle se sentit mieux. Michel toquait timidement à sa porte. Il avait un rendez-vous urgent et devait la quitter. Mais Volodia accompagnerait Tania à l’église pour commander une messe à la mémoire de la petite Lydie.
— Il le fera avec plaisir… Il est libre… Et moi, j’expédierai mes affaires pour rentrer un peu plus tôt…
— C’est ça, dit-elle, va-t’en, va-t’en, à tes affaires…
Et, par colère, elle ne lui ouvrit pas la porte. Il ne méritait pas qu’on fût aimable avec lui. Les affaires, pour lui, passaient avant les deuils, avant les joies de la famille. Toute sa vie était réglée comme une grande affaire, solide, anonyme, prospère. Elle sonna sa femme de chambre et choisit, pour s’habiller, une robe noire très stricte, rehaussée de garniture en dentelle.
Volodia attendait Tania au salon. Pour la consoler, il lui parla tendrement de la petite morte. Il lui dit que cette disparition eût été plus pénible encore si elle était survenue après un an ou deux de maladie et de souffrance. Puisque la fillette était condamnée, il valait mieux qu’elle s’éteignît avant que ses parents se fussent trop attachés à elle. Au reste, Tania ne l’avait jamais vue. Elle pleurait un nom, une figure abstraite. Quant à Mayoroff et à Nina, ils étaient assez jeunes pour avoir d’autres enfants. Sûrement, dans quelques mois, Nina serait de nouveau enceinte. Et le souvenir de ce deuil s’effacerait de toutes les mémoires.
Ces paroles, pour banales qu’elles fussent, endormaient le chagrin de Tania. Elle était heureuse de n’être pas seule. Ce fut presque avec entrain qu’elle commanda au cocher Varlaam d’avancer la calèche. Dans la rue, elle respira profondément l’air jeune et frais de la ville. Moscou s’éveillait au printemps. Les rues, dégelées, sentaient la terre froide. Des herbes rares poussaient entre les pierres de la cour. Dans la calèche, Volodia dit :
— Tout recommence. Le ciel est bleu. Il ne faut pas être triste.
Il parut à Tania que ces mots étaient chargés d’une vertu merveilleuse. Elle avait à la fois envie de rire et de pleurer. Molle, alanguie, vacante, elle pensait à la petite fille morte, aux primevères dans les champs et aux ruisseaux qui brisent leur pellicule de glace et chantent après le long silence de l’hiver. La calèche s’arrêta devant une église.
— C’est… c’est ici ? demanda Volodia d’une voix mal assurée.
Il avait reconnu l’église, le jardin de ses rendez-vous.
— Mais oui, dit Tania. Vous n’aviez jamais vu notre église paroissiale ? Pourquoi voulez-vous que j’aille autre part ?
— Vous avez raison, dit Volodia, elle est charmante votre église paroissiale. Et le jardin est si calme…
Il la suivit dans les allées pleines de souvenirs. Tania marchait d’un pas rapide. Et lui, à côté d’elle, lorgnait chaque buisson, chaque brin d’herbe, avec un sentiment de tristesse et de honte. Des réminiscences troubles l’envahissaient.
— M’accompagnez-vous à la sacristie ? demanda Tania. Il faut que je commande cette messe…
— Je préfère vous attendre ici, dit Volodia.
Il alluma une cigarette, fit quelques pas au hasard, tâta du talon la terre meuble d’une pelouse. Au bout d’un moment, ne voyant pas revenir Tania, il s’avança vers la maisonnette blanche de la sacristie et regarda par la fenêtre du rez-de-chaussée. Tania se tenait, tête basse, un mouchoir à la main, devant un diacre barbu et chevelu qui inscrivait quelque chose dans un registre. Volodia se retira sur la pointe des pieds. Autour de lui, des moineaux s’abattirent, pépièrent et s’envolèrent comme pour narguer son émoi. Machinalement, il consulta sa montre, et, soudain, tressaillit. Une voix étrangère l’appelait :
— Eh ! Monsieur, monsieur…
Il se retourna et se trouva nez à nez avec une petite vieille plissée et rose, qui faisait des courbettes.
— Monsieur, marmonnait la vieille, c’est de l’audace et je mérite des coups ! Mais je vous voyais là ! Et je ne pouvais plus tenir !
Elle se moucha bruyamment.
— Que me voulez-vous ? demanda Volodia.
— Bien sûr ! s’écria la vieille. Vous ne pouvez pas savoir. Je suis, comme qui dirait, moins que rien. Un ver de terre. Pulchérie Ivanovna. La faiseuse d’hosties. Notre petite Svétlana venait me voir, bien souvent, bien souvent. Ah ! le rayon de soleil ! Ah ! le gâteau de miel ! Elle ne me disait pas grand-chose, mais, de ma fenêtre, je vous observais tous les deux. Côte à côte. Comme deux colombes du bon Dieu. Puis, tout à coup, personne. Des mois, des mois ! Et vous voilà seul ! Que lui est-il arrivé, honorable monsieur ? Pas une maladie ?…
— Je… je ne sais pas ce que vous voulez dire, balbutia Volodia. Vous me prenez sûrement pour un autre…
Une panique absurde le possédait. Il cherchait ses mots :
— Laissez-moi… Vous voyez bien que vous vous trompez !…
— Comment pouvez-vous dire que je me trompe ? s’exclama Pulchérie Ivanovna. Je vous ai admiré si souvent ! Je vous connais comme mon propre fils ! Dites ? Où est-elle ? Elle n’est pas… la pauvre petite… non, n’est-ce pas ?
— Non, elle n’est pas morte, dit Volodia.
— Alors ? Vous ne la voyez plus.
— C’est ça. Je ne la vois plus. Mais laissez-moi.
Il allait s’éloigner, lorsqu’il aperçut Tania, debout dans le chemin, à quelques pas de lui. Aussitôt, il comprit qu’elle avait tout entendu. Elle demeurait immobile, sans geste, sans voix, les lèvres fermées, les yeux fixes. Un long moment, ils se considérèrent en silence. Volodia éprouvait dans tout le corps une palpitation honteuse. Il respirait difficilement.
— Ah ! oui, dit la faiseuse d’hosties, celle-là, c’est la nouvelle… Elle a remplacé ma petite Svétlana…
— Mais non, dit Volodia. Allez-vous-en…
— Volodia, dit Tania, il est temps de rentrer.
Dans la calèche qui les ramenait à la maison, Tania se tut obstinément, pâle, absente. Volodia n’osait rompre sa méditation. Il se retrouva dans le boudoir de Tania, sans savoir comment ni pour quoi il l’avait suivie.
Tania s’était assise dans une bergère, la tête un peu renversée, les mains jointes sur les genoux. Elle semblait réfléchir profondément. Elle dit enfin d’une voix très calme :
— Savez-vous, mon cher Volodia, que vous êtes l’individu le plus ignoble que je connaisse ?
Volodia frémit et un flot de sang lui monta au visage.
— Je vous interdis de me parler sur ce ton, murmura-t-il. Vous… vous n’êtes au courant de rien et vous me condamnez.
— Depuis longtemps, j’avais des soupçons, dit Tania. Après le départ de Svétlana, le portier m’a affirmé qu’elle ne menait pas une existence régulière. Mais j’avoue que j’ignorais encore le nom du séducteur. Il a fallu que cette femme, tout à l’heure…
Un instant, Volodia voulut jouer l’innocence, nier tout dans un éclat de rire. Mais, brusquement, sa prudence coutumière tomba, et il se mit à crier :
— Eh bien ? Quoi ? Je ne suis pas le premier, n’est-ce pas ? S’il fallait faire une histoire pour chaque homme qui détourne une fille, on n’en finirait pas ! C’est la vie, ça ! On n’y peut rien !
— Votre défense est bien facile, mon cher, dit Tania en souriant avec mépris.
— Bien sûr qu’elle est facile ! Et après ? Cela prouve qu’elle est bonne ! Ma parole, je me demande de quel droit vous m’imposez ce petit cours de morale pratique ? Je suis assez grand pour savoir ce que j’ai à faire. Je vois une jolie fille. Je lui tourne un compliment. Où est le crime ? Elle s’amourache de moi. Elle accepte de devenir ma maîtresse. Dois-je refuser ? Suis-je un ermite, un eunuque ? Et elle ? Elle n’avait pas douze ans ? Elle se doutait de ce qui l’attendait ! Je ne l’ai pas prise de force ! Puisque vous voulez à tout prix accuser quelqu’un, accusez Svétlana ! Elle seule est coupable ! Si elle m’avait éconduit, rien ne serait arrivé ! Et je serais plus heureux, sans doute…
— En somme, dit Tania, si je vous comprends bien, c’est vous qui êtes à plaindre ?
Volodia se troubla :
— Je n’ai pas dit cela…
— Mais si. Et Svétlana est une infâme créature, qui, au lieu de repousser vos avances, s’est empressée de vous ouvrir les bras.
— Elle a accepté. Un point, c’est tout. Et, du moment qu’une femme accepte, l’homme n’a plus rien à se reprocher.
Tania poussa un soupir et une lueur méchante s’alluma dans ses yeux.
— Vous êtes un pleutre, mon bon Volodia, dit-elle en détachant chaque mot. Je vous regarde et je ne comprends pas comment j’ai pu si longtemps vous trouver aimable.
— Je m’en vais, dit Volodia. Je n’ai plus rien à faire ici.
Tania se dressa d’un bond. Une contraction déforma, allongea son visage. Elle dit :
— Vous ne partirez pas.
— De quel droit me retiendriez-vous ?
— Vous avez des comptes à me rendre. Cette petite habitait sous mon toit. J’étais, en quelque sorte, responsable de sa conduite. En la séduisant, en la débauchant, c’est moi, c’est Michel que vous avez offensés. La moindre des choses est que vous reconnaissiez votre faute…
— Je ne me sens pas fautif.
— Ah ! non ? dit Tania, et ses yeux s’injectèrent de sang. Ah ! non ? Vous vous êtes caché de moi, de Michel, de Marie Ossipovna pour séduire cette malheureuse, à qui tant de chance faisait perdre la tête. Vous lui avez fixé des rendez-vous dans le jardin de l’église. Dieu sait quels mensonges vous lui avez débités pour la convaincre ! Et, lorsqu’elle n’a plus été qu’une pauvre folle sans défense, une loque, vous l’avez attirée chez vous. Et vous lui avez conseillé de découcher, chaque nuit, comme une bonniche, comme une souillon, pour venir vous rejoindre. Le portier se moquait d’elle. Les domestiques chuchotaient dans son dos. Mais cela vous était bien égal. Seul comptait pour vous votre sale petit plaisir égoïste. Avez-vous jamais songé aux tourments de Svétlana, à sa honte, à ses prières ? Non ! Ou alors, c’était pour vous en réjouir ! Et, comme fin de l’intrigue, un couvent. Quel romantisme, mon cher ! Si Michel était là, il vous jetterait à la porte…
Elle s’arrêta, étonnée de sa propre véhémence. Il dit d’une voix rauque :
— Vous vous repentirez de votre violence.
— Jamais ! Jamais ! hurla-t-elle. Vous méritez… Oh ! je ne peux pas vous dire !… Cette aventure n’est pas un accident dans votre vie !… Tout, tout vous y préparait !… Votre caractère, vos fréquentations !…
— Je vous en prie. Ne versez pas dans le prêche.
Une haine pure la possédait. Elle méprisait cet homme trop beau, trop soigné, qui se tenait devant elle, la tête basse, les joues verdâtres, comme un malfaiteur pris au piège. Était-elle si prude, vraiment, qu’une mauvaise action de Volodia suffît à la mettre hors d’elle ? Aimait-elle tant cette petite Svétlana qu’elle ne pût supporter l’idée de la savoir malheureuse ? Jamais Michel n’eût commis une vilenie pareille. Michel était un héros. Elle était fière d’être sa femme. Et il méritait d’autres amis que ce couard et ce menteur de Volodia.
— Vous n’avez jamais pensé qu’à votre bien-être, à votre profit, poursuivit Tania. Aucune idée généreuse n’a jamais visité votre cerveau. Aucun mouvement noble ne vous a jamais poussé vers votre prochain. Sale petit bonhomme aux ongles vernis ! Égoïste ! Égoïste !… Je vous déteste !…
La rancune impuissante qu’elle lisait sur la face de Volodia l’excitait, lui donnait des forces. Tout à coup, elle le gifla. Volodia recula, tituba un peu, ivre et faible. La sueur coulait dans ses sourcils et le long de ses tempes. Ses joues flambaient. Un bruit de batteuse emplissait ses oreilles.
Tania, cependant, effrayée par son geste, demeurait debout devant lui, les bras ballants. Et lui, inconsciemment, admirait ce visage régulier, aux muscles tendus par la colère, aux yeux transparents et brillants comme de l’eau. L’haleine de Tania lui arrivait en pleine figure. Il devinait, il respirait sa répulsion, son indignation femelles.
— Voilà ! Voilà ! dit-elle enfin. Maintenant, vous pouvez partir !
Puis elle se tut.
Une angoisse solennelle pesa sur eux pendant longtemps. Un chien aboyait dans la cour. Tania tremblait de tous ses membres.
— Je vais partir, en effet, dit Volodia d’une voix atone. Et plus jamais vous ne me reverrez.
Elle inclina le front en signe d’assentiment.
Alors se produisit en lui quelque chose d’étrange, d’inexplicable. Subitement, il n’y eut plus d’idées dans sa tête. Il était absent de lui-même. Sans réfléchir à rien et sans rien désirer, il posa ses deux mains sur les épaules de Tania et l’attira vers sa poitrine. Elle céda, de tout son poids, et s’abattit contre lui, les yeux clos, les lèvres ouvertes, comme une morte. Il devait la soutenir pour qu’elle ne glissât pas d’une masse sur le tapis. Leurs genoux se touchaient, il ne restait presque plus d’air entre leurs deux visages. De fortes secousses, comme des sanglots contenus, ébranlaient le corps de Tania. Elle gémissait d’une façon animale. Lentement, il se pencha sur elle et lui baisa la bouche, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, parce qu’il le fallait. Il n’éprouvait aucune joie de cette étreinte, mais une âcre impression de fatalité. Il lui semblait que, depuis des années, depuis sa tendre enfance, il n’avait vécu que pour ce baiser nécessaire et décevant. Cela devait arriver. Pour leur bonheur ou pour leur malheur, peu importe.
Tania s’arracha de lui, recula, livide, horrifiée, vers le fond de la pièce, et cacha sa face dans ses mains. Volodia n’osait pas la suivre. Son cœur flanchait. Ses jambes le portaient à peine.
Tout cela était bête. Il avait tort d’aimer, d’aimer justement cette femme-là, la femme de Michel. Il n’en avait pas le droit.
Une brume ensoleillée régnait dans le boudoir. Des roses traversées de rayons s’effeuillaient sur un guéridon de fine marqueterie. Mais Tania, noire, droite, refusait de rien voir. Elle murmura enfin :
— Qu’avons-nous fait ?
Réveillé par cet appel, Volodia fit quelques pas en avant. Tania cria d’une voix désagréable, à peine articulée :
— N’approchez pas ! Oh ! n’approchez pas !
Et il s’arrêta, docile. Pourtant, cela ne pouvait pas continuer ainsi. Des mots étaient nécessaires pour assigner une raison à leur comportement. Il fallait parler pour combler ce vide, pour étouffer ce mystère. Sinon, ils deviendraient fous, tous les deux, après le geste qui les avait unis.
— Tania, dit-il. C’était plus fort que moi. Plus fort que nous.
— Taisez-vous, chuchota-t-elle.
— Non, non. Il faut que je parle. Toute notre vie a été faussée le jour où vous avez renoncé à m’épouser pour accorder votre main à Michel. Depuis, vous avez essayé d’exister à votre manière, le plus heureusement possible. Et moi, j’ai accumulé les liaisons les plus sottes et les plus criminelles pour m’échapper de votre souvenir. Nous nous trompions avec application, avec héroïsme. Mais cela ne pouvait plus durer. N’avez-vous jamais deviné que notre amitié était impure, menacée, ardente comme l’amour ?…
Tania entendait mal. L’air du boudoir était irrespirable. Un moment, elle souhaita que Volodia la laissât seule. Mais il l’interrogeait d’une voix impérieuse :
— Dites ? N’avez-vous jamais deviné cela ?
Elle se sentit atteinte profondément, comme si Volodia eût dénudé une place douloureuse. Un soupir franchit ses lèvres :
— Si… Oh ! c’était affreux, Volodia…
— Nous étions faits l’un pour l’autre, dit-il avec fièvre. Vous l’avez méconnu. Il n’est pas trop tard pour en convenir…
À présent, chaque mot de Volodia réveillait en elle une honte brève et chaude qui s’apaisait aussitôt. Elle l’écoutait sans perdre une syllabe, et concentrait toute son énergie, comme pour l’aider dans son effort de justification. Et lui-même, à mesure qu’il parlait, se sentait plus sûr de sa cause. Oui, brusquement, sa vie devenait claire, logique, malgré ses errements. Tout s’expliquait, tout s’enchaînait, dans une démonstration impeccable.
— Quand existent entre deux êtres cette attraction, cette compréhension, ah ! Tania, ce ne sont pas des lois humaines qui peuvent les séparer !
Il s’interrompit une seconde, l’examina durement et s’écria encore :
— Plus on cherche à violenter cette sorte d’amour, plus il se fortifie. Pourquoi me reprochez-vous d’avoir délaissé Svétlana, et tant d’autres avant elle ? Vous seule êtes coupable ! Tout le mal que j’ai fait, c’est votre faute !
— Non, non, gémit-elle. Ce n’est pas vrai ! Pas ça, pas ça !…
Un hoquet sourd démolit son visage. Elle était laide dans son désarroi. Il la regardait et ne l’aimait pas. Ce qu’il éprouvait était plus fort que l’amour. Son attirance n’avait pas de nom dans la langue.
Tania s’assit dans la bergère. Lasse, brisée, elle écartait les bras, balançait la tête avec obstination.
— Non, non, Volodia, dit-elle. Ce n’est pas possible… Il y a Michel, Michel…
Il se mit à hurler :
— Dites-moi que vous l’aimez, et je m’en irai tout de suite !
Une pointe aiguë traversa le cœur de Tania.
— Allons, parlez, parlez, dit Volodia en se rapprochant d’elle. Il lui prit la main. Ce contact la bouleversa. Un sang chaud et rapide battait dans ses artères. Des doutes assaillaient son esprit. Michel. Les enfants. Sa vie était faite. Elle n’avait pas le droit de bousculer toutes ces valeurs sur un coup de folie.
— Alors, l’aimez-vous ? demanda Volodia d’une voix qui s’étranglait un peu.
— Laissez-moi.
— L’aimez-vous ?
Tania se rappela ses dernières discussions avec Michel, avant le voyage, au théâtre, ailleurs. Chaque souvenir pénible en faisait lever un autre. Elle était effrayée de leur nombre. Valeureusement, elle tenta de les ignorer.
— Je crois, dit-elle. Il est si bon !…
Il se pencha sur elle, maigre, les yeux pleins de flammes :
— Je ne vous demande pas s’il est bon, mais si vous l’aimez.
— Je ne sais pas, dit-elle.
Et, subitement, ses nerfs la trahirent. Un sanglot, qu’elle n’avait pu contenir, s’échappa de sa gorge, gonfla ses lèvres. Au-dessus de sa tête, quelqu’un criait, comme un diable victorieux :
— Vous voyez bien ! Vous l’estimez ! Vous ne l’aimez pas ! C’est moi que vous aimez !…
— Qu’est-ce que cela change ? dit-elle faiblement. Je lui resterai fidèle.
— Et vous le détesterez chaque jour davantage, parce qu’il aura empoisonné votre vie. Déjà, vous vous ennuyez avec lui. Vous le trouvez pondéré, méticuleux, monotone…
Ces paroles répondaient si justement à la pensée intime de Tania qu’elle en fut étonnée. Volodia poursuivait avec énergie :
— Non, Tania. Nous sommes sur terre pour accomplir notre destin, et non pour chercher à le fuir. Vous êtes à moi. Je n’en doute plus.
À ces mots, elle eut l’intuition que sa conscience était hors de cause, qu’elle était sauvée ou perdue, mais que plus rien ne dépendait d’elle. Et elle était à la fois terrifiée et soulagée par cette capitulation devant une puissance obscure. Volodia avait mis un genou à terre. Elle sentit des lèvres chaudes sur sa main, sur son poignet. Cette caresse lui procurait une répugnance très douce. Des restes de pudeur et d’orgueil luttaient en elle contre le plaisir d’être aimée. Elle s’abandonnait et se raidissait tour à tour sans que son visage exprimât autre chose qu’une hébétude infinie.
— Vous seule, disait Volodia, pourrez me fixer sur mon vrai chemin. Et moi seul pourrai vous donner l’assurance de ne pas exister en pure perte. Je n’ai jamais éprouvé pour personne ce que j’éprouve en face de vous… Cette nécessité… Cette certitude… C’est mieux que l’amour… Comment vous le faire comprendre ?…
D’une voix lasse, elle murmura :
— Je vous comprends, Volodia.
En quelques minutes, elle avait changé plus qu’en dix ans, peut-être. Toute sa vie venait de prendre une signification nouvelle. Oppressée, anxieuse, elle se taisait, écoutait naître une femme inconnue dans son cœur. Les paroles de Volodia accompagnaient lentement cette métamorphose :
— Il ne saura rien… Car il ne faut pas lui faire de peine…
— Non, non, il ne saura rien…
— Et nous serons heureux…
— Oui, nous serons heureux…
Tendrement, il appuya son front contre la poitrine de Tania. Cet attouchement la brûlait, rayonnait en elle jusqu’au ventre. Un pressentiment l’avertit, une dernière fois, qu’elle avait tort. Elle se crispa. Puis, libérée par la rupture d’un barrage, une allégresse triomphante envahit tout son être. Elle pencha sa tête vers le visage qui l’appelait, et, de toutes ses forces, comme si elle se fût jetée à l’eau, comme si la mort dût répondre à son geste, elle imprima ses lèvres sur les lèvres de Volodia. Tandis qu’elle baisait cette bouche assoiffée, des visions brutales éclataient en flammes dans son cerveau : la petite fille morte, la messe funèbre, la faiseuse d’hosties. Sur quelle tristesse elle bâtissait sa joie ! Comme elle était coupable ! Elle n’irait pas à Ekaterinodar. Elle resterait à Moscou pour jouir de sa chance. Les années s’étaient évanouies aussi facilement qu’un rêve. Elle retrouvait à ses pieds le Volodia du jardin aux roses, ardent, redoutable. Leur amour n’avait pas vieilli. Eux-mêmes n’avaient pas vieilli. Tout pouvait reprendre : le bonheur, la folie d’autrefois.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Elle savait maintenant que leur passion était une manifestation exceptionnelle, et que tout, absolument tout, devait lui être sacrifié. Elle était prête. Elle tremblait d’impatience.
— Viendrez-vous me voir demain, chez moi ? demanda Volodia.
Elle dit :
— Oui.
Les mains de Volodia erraient sur ses vêtements, encore un peu craintives, comme si elle n’eût pas été entièrement vaincue. Elle subissait avec émerveillement ces premières caresses. Jamais pareille volupté ne lui avait été donnée par l’approche d’un homme. Machinalement, elle répétait :
— C’est mal ! Oh ! c’est mal !
Mais un plaisir nerveux électrisait son corps. Elle dégrafa le haut de sa robe, car elle étouffait. Et Volodia vint appliquer ses lèvres à la naissance de son cou, comme pour boire un peu de son sang, de sa vie. Elle crut qu’elle perdait connaissance. Très loin, elle entendit sa propre voix qui disait :
— Maintenant, partez, partez, puisque je vous aime.
Lorsqu’elle fut seule enfin, elle éprouva une sorte de dénuement physique intolérable. L’air tiède et vide de la pièce lui faisait horreur. Déjà, elle regrettait de ne plus pouvoir s’appuyer contre un visage, contre un corps amical. Le soir tombait. Elle passa dans sa chambre, s’étendit sur son lit, toute habillée. Quand Michel rentra du bureau, elle prétexta une migraine pour éviter de paraître à table. Et, comme il tournait autour d’elle, affectueux, maladroit, préoccupé, elle se contraignit à le juger importun.