CHAPITRE IV
Le séjour de Michel à Astrakhan se prolongea au-delà de ses prévisions. Le concurrent était coriace et refusait de régler l’affaire à l’amiable. Il fallut commencer une lutte de tarifs. Les Établissements Danoff d’Astrakhan, sur l’ordre de Michel, vendaient à perte, tandis que, dans les autres villes, les succursales haussaient leurs prix de quelques points. Au bout d’une dizaine de jours, la clientèle, qui avait déserté les Comptoirs, commença docilement à refluer vers ses anciens fournisseurs. La crise paraissant enrayée, Michel se proposait de retourner à Moscou, lorsqu’il reçut un télégramme de son fondé de pouvoir lui annonçant des liquidations de marchandises dans la région de Lodz. Pressés par la menace de nouveaux troubles sociaux, les fabricants se débarrassaient de leurs stocks à n’importe quel prix. Sans hésiter, Michel écrivit à Tania une lettre de justification, très longue et très affectueuse. Puis, il partit pour N., aux environs de Lodz, où il comptait profiter de son passage pour revoir Akim.
Arrivé à N., dans la nuit, il descendit à l’« Hôtel de l’Europe » et convoqua aussitôt le gérant de l’établissement. Le gérant, un gros Polonais, au crâne rasé, aux yeux tendres, s’empressa de renseigner Michel sur la situation politique du pays et lui promit de prévenir, dès le lendemain matin, le capitaine en second Arapoff, « cet excellent officier, tant aimé de la population ».
Depuis quelque temps déjà, les hussards d’Alexandra n’étaient plus cantonnés à N., mais à Samara. Toutefois, pour régler les questions de prise en charge de matériel par les nouvelles formations installées dans la ville, Akim était resté sur place, en service commandé.
Aux dires du patron, les événements étaient moins graves que ne le laissait supposer le télégramme du fondé de pouvoir. Un officier de police ayant été trouvé assassiné chez lui, les autorités locales avaient arrêté le Juif Fingel, qui protestait cependant de son innocence, et contre lequel aucune preuve sérieuse n’avait pu être retenue. À l’enterrement de la victime, les Juifs de la ville avaient envoyé une couronne, par souscription, que le préfet de police avait refusée. Une délégation des Juifs notables, composée de médecins, de banquiers et de négociants, s’était rendue auprès du préfet, puis auprès du gouverneur, pour essayer de leur faire entendre que la communauté israélite n’était en rien responsable des actes commis par Fingel, et que Fingel même n’était peut-être pas l’auteur du meurtre dont on l’inculpait. Ils avaient été éconduits. Et, après la cérémonie religieuse, des ouvriers du faubourg avaient fracassé les vitres des magasins juifs et organisé quelques pillages sporadiques.
— Très peu de chose, croyez-moi, disait le patron. Rien de comparable aux pogroms de 1906. Pourtant, il est question d’établir l’état de siège. Notre préfet est assez sévère, et tellement chrétien ! Le gouverneur aussi est très chrétien…
— Mais estimez-vous que les Juifs soient coupables de cet assassinat ?
Le Polonais plissa les yeux et joignit les mains sur son ventre :
— Je crois ce qu’on me dit de croire. Sinon, pensez-vous que la vie serait possible en Russie ?
Michel se coucha, inquiet et de mauvaise humeur. Le lendemain matin, Akim, prévenu par l’hôtelier, lui rendait visite. Michel le trouva desséché, jauni. Il y avait dans son attitude quelque chose de volontaire, de tendu, qui indisposait au premier abord. Il semblait imbu de son rôle et décidé à ignorer tout ce qui n’était pas le règlement.
— Va-t-on déclarer l’état de siège ? lui demanda Michel.
— Je n’en sais rien, dit Akim. Mais on le devrait. Les Polonais et les Juifs s’entendent comme larrons en foire. Ils font le jeu de la révolution.
— Mais si les Juifs et les Polonais s’entendent si bien, qui donc menacerait d’organiser un pogrom ?
— De braves gens, sans doute, qui sont indignés par le cours actuel des choses.
— On prétend que ce sont des agents du gouvernement.
— C’est faux, répliqua Akim d’une voix brève.
Et ses yeux étincelèrent. Puis il changea de conversation, parla de Tania, de Lioubov, de ses parents, et finit par inviter Michel à dîner, le soir même, dans le meilleur restaurant de la ville :
— … Si toutefois, par la faute de ces youpins, nous ne sommes pas consignés dans nos casernes…
Après le départ d’Akim, Michel se proposa de passer chez quelques fabricants. Mais le patron vint l’avertir qu’une dizaine de ces messieurs, informés de son arrivée, l’attendaient déjà dans le hall pour lui soumettre leurs offres. Michel pria le concierge de les introduire un à un dans sa chambre. Et le défilé commença.
Tandis que le troisième visiteur, un petit Juif obèse et bilieux, déballait ses échantillons, des coups de feu éclatèrent dans la rue. Le fabricant sursauta et courut à la fenêtre. Mais il revint aussitôt, en boitillant et en s’épongeant le visage.
— Qu’est-ce que c’est, monsieur Levinson ? demanda Michel.
— Rien…
— Serait-ce le début d’une émeute ?
— Voyons, monsieur Danoff, susurra Levinson, en plissant le nez et en secouant son mouchoir avant de le fourrer dans sa poche. Une émeute ? Ici ? Sous la protection des troupes russes ? Y pensez-vous ?
Visiblement, il voulait dissimuler son trouble, et craignait que Michel ne profitât de la situation pour lui imposer ses prix. Levinson se tortillait sur sa chaise, agitait ses petites mains grasses aux ongles vernis et sales :
— Des voyous échangent quelques coups de feu, et on parle d’émeute…
— Mais Fingel ?…
— Fingel est innocent. Toute la ville le sait.
— En somme, vous êtes optimiste ?
— Mais parfaitement, monsieur Danoff. Voulez-vous considérer que nous sommes en mesure de vous offrir ? Cent pièces de flanelle classique en trois teintes, cinquante pièces de drap pour uniforme, gris, brun et noir… J’ai pensé à vos succursales du Caucase… Cosaques, Tcherkess… Ils y trouveront leur compte… Et voici de la percale, pour cent soixante-quinze pièces, et du zéphire en mouchoirs, cinq cents douzaines… Les prix sont marqués sur l’étiquette… Ah ! et notre satinette… Tâtez notre satinette…
Michel tira un compte-fils de son gousset et se pencha sur le carnet d’échantillons. Contre sa joue, il sentait la respiration pressée de Levinson. Sans doute, le fabricant avait-il hâte de conclure l’affaire et de voir enlever sa marchandise ? Il redoutait le pogrom, les pillages. Et il avait raison.
— Combien ? demanda Michel.
Levinson feuilleta son calepin et murmura :
— Je vous ferai 8 % sur le tarif indiqué.
— Trop cher, dit Michel.
Levinson joignit les mains :
— Honorable Michel Alexandrovitch, nulle part vous ne trouverez une qualité pareille, à un prix aussi dérisoire.
— Je sais ce que je dis, grommela Michel. D’ailleurs, ces articles ne m’intéressent pas.
— Comment pouvez-vous dire ? gémit Levinson. Du drap pareil !… Un beurre, un vrai beurre !… Et ce zéphire ?… Et cette satinette ?… La valeur du rouge… Aucune femme ne résistera devant ce rouge… C’est si pimpant…
— Admettons que ce le soit trop, dit Michel.
— La femme est reine du marché. Sa grâce primesautière…
— Allons, allons, dit Michel. Je n’ai pas de temps à perdre.
Une moue de clown détendit la vieille face spongieuse de Levinson :
— Loué soit celui à qui nous devons la subsistance. Vous, les jeunes, vous êtes tous pareils. Vous voulez étrangler le fabricant au lieu de marcher la main dans la main avec lui. Et pourtant, nos intérêts sont les mêmes. Du vivant de votre père… J’ai très bien connu feu Alexandre Lvovitch, savez-vous ? Ah ! quel homme ! Avec lui, c’était top-top, et au revoir. Pas de discussions, pas de marchandages. La confiance…
— Je ne vois pas ce que mon père vient faire dans cette histoire, dit Michel. Je prétends que votre marchandise est trop chère. Un point, c’est tout.
Levinson se leva. Son œil devint tendre et triste. Les commissures de ses lèvres frémirent :
— Eh bien, cher Michel Alexandrovitch, séparons-nous. Voici dix-sept ans que je fournis les Établissements Danoff…
— N’exagérons rien.
— Dans mon cœur, cela fait dix-sept ans, et…
Il n’acheva pas sa phrase, promena un regard circulaire sur les meubles et s’écria soudain :
— Mourir pour mourir ! Je veux que ma marchandise revienne à des amis. J’abats 15 %. Un coup de hache !
Il ouvrit ses bras dans un mouvement pathétique, et demeura debout, crucifié, la tête haute, la bedaine en avant.
— Trop cher, dit Michel.
Alors, Levinson porta les deux mains à sa poitrine et feignit d’arracher les boutons de son gilet.
— Vous buvez mon sang, très estimé monsieur Danoff, dit-il.
— Soit, n’en parlons plus.
— N’en parlons plus, dit Levinson. Besitchem, que Dieu vous garde.
Et il rangea ses échantillons dans une serviette. Mais ses gestes étaient lents. Ses doigts tremblaient. Il dit encore :
— La mort de l’industrie. La discorde au lieu de l’entente. Ah ! quel deuil !
Michel songea qu’à tout autre moment il eût payé ces tissus au dernier tarif que lui proposait Levinson. Mais, aujourd’hui, il n’en avait pas le droit. La menace de désordres graves incitait les fabricants à liquider leurs stocks. Il fallait profiter de cette occasion pour rafler de la marchandise à vil prix. C’était de bonne guerre. N’importe quel commerçant eût imité l’intransigeance de Michel. Cependant, Michel se sentait honteux de son rôle. Car, en somme, pour défendre les intérêts de son affaire, il n’hésitait pas à exploiter la détresse, la peur, la malchance des autres. Il fondait la prospérité des Comptoirs Danoff sur l’effondrement d’un Levinson quelconque. « Eh bien ?… C’est du commerce… Le commerce est une lutte constante… Si j’étais à sa place… »
Levinson s’était redressé, très pâle. Les rides pendaient sur son visage. Il toussa et tendit la main à Michel :
— Michel Alexandrovitch, j’ai le cœur broyé, mais la conscience nette. Je pars, et c’est vous qui le regretterez.
Pourtant, il ne s’en allait pas. Il se balançait d’une jambe sur l’autre. Tout à coup, une fusillade retentit dans la rue. Des vitres volèrent en éclats. Une voix de femme hurla longtemps, puis se tut. On entendit courir des bottes.
Michel vit les épaules de Levinson tressaillir imperceptiblement. Tout le corps de son visiteur parut se tasser vers le ventre. Le fabricant murmura d’un ton humble :
— 20 % de rabais et l’enlèvement immédiat. Non ?
Michel éprouva au cœur un pincement désagréable. Une brusque colère le prit contre son interlocuteur. Pourquoi ce Levinson était-il si veule ? Pourquoi ne renonçait-il pas à vendre sa camelote ? Des esclaves. Mais à qui la faute ?
— Alors ? demanda Levinson. Cette fois, vous ne pouvez plus refuser.
— Si, s’écria Michel. Je n’en veux pas de votre drap, de votre percale. À aucun prix. Allez-vous-en !…
Et il s’approcha de la fenêtre. Dans la rue de l’hôtel, il aperçut un groupe de voyous qui pillaient un magasin de confection pour dames. Une femme était couchée en travers de la chaussée, le crâne ouvert, les cheveux mêlés de sang. Des hommes couraient, à droite, à gauche, les bras chargés de tissus multicolores. L’un d’eux portait une cape du soir en travers de l’épaule. Derrière lui, venait une créature décharnée, aux yeux brillants, qui traînait sur le trottoir un fauteuil Louis XV. Un petit homme, coiffé d’une calotte noire, jaillit hors de l’échoppe et se mit à crier en yiddish. Quelqu’un le frappa par-derrière ; et il s’assit bêtement sur le pas de sa porte.
— C’est Abraham Danilovitch, chuchota Levinson, qui avait collé le front à la vitre. Un homme… un homme si bien… intègre… père de famille… Ah ! qu’est-ce qu’ils font ?…
Michel regarda Levinson à la dérobée. Sa mâchoire vibrait. De grosses gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, autour de ses lèvres et descendaient vers sa barbe rare. Il exhalait une odeur aigre. Bien sûr, il pensait à son usine, qu’il avait laissée, à sa femme, à ses enfants. Instinctivement, Michel imagina la vie de ce petit ménage juif de province. L’atelier familial. Quelques métiers rustiques. On travaillait jour et nuit. Dans l’atelier, cela sentait l’ail et la graisse d’oie rancie. Mme Levinson était une personne molle, blanche, un peu sale, qui avait des battements de cœur. Les petits Levinson grouillaient à ses côtés, oreilles écartées, bouches larges et mauves. Et, autour, s’organisait tout un univers palestinien de lévites noires souillées de boue, de papillotes en tire-bouchon, de chapeaux ronds, de mains fébriles, de misère affamée, de mystère inquiet.
Dans la rue, les manifestants se dispersaient en chantant. Quelques agents de police apparurent, engoncés dans leurs longues capotes sombres. Ils relevèrent Abraham Danilovitch et le transportèrent dans le magasin. Un officier de gendarmerie, debout à la porte de la boutique, prenait des notes sur un calepin.
— Ils arrivent toujours trop tard, dit Levinson. On jurerait qu’ils font exprès… Enfin, je m’exprime mal… On pourrait croire, si on ne savait pas…
Une lueur suppliante passa dans ses yeux qui se chargeaient de larmes.
— Je vous donne 25 %, Michel Alexandrovitch, reprit-il.
Et il ajouta très bas :
— Il faut faire vite.
Michel revint à la table et se renversa profondément dans son fauteuil. Ce marchandage médiocre, tandis qu’on volait, qu’on tuait dans la rue, lui soulevait le cœur. Il détestait Levinson. Et, cependant, il ne pouvait se défendre d’éprouver pour lui une immense, une affreuse pitié. D’une main hésitante, comme pour vaincre les derniers scrupules de l’acheteur, Levinson tendit à Michel son étui à cigares :
— Prenez. Ils sont bons.
Michel sentit qu’une boule remontait dans sa gorge et l’étouffait lentement.
— Non, dit-il.
On frappa à la porte.
— Entrez, dit Michel.
Un petit garçon, à la tignasse rousse, aux yeux arrondis d’épouvante, parut sur le seuil et cria :
— Monsieur Levinson, ils ont pillé l’usine Schwartz. Mme Schwartz a été tuée. La police est venue trop tard.
— Shah ! Shah ! Tais-toi ! Va-t’en ! Va-t’en ! glapit Levinson d’une voix aiguë de vieille femme.
Et, se tournant vers Michel :
— Alors, nous… nous disions 30 %… mettons 35… Aïe ! Aïe !…
Il renifla. Il ne jouait plus. Il était à bout, harassé, malade.
Michel rougit, baissa la tête.
— 35 %, reprit Levinson, pâle et volubile. Mais payables à l’enlèvement. Et en espèces. Vous savez… les chèques… nous ne pouvons plus… Nos comptes en banque ne sont pas sûrs… D’un jour à l’autre…
Michel eut une moue de répulsion.
— Ne parlons pas de ça, dit-il. Je vous l’achète, votre camelote. Mais je ne paie qu’à sa prise en charge par la Compagnie de Transport.
— Mazel tov ! D’accord, monsieur Danoff ! balbutia Levinson. Vous devriez téléphoner immédiatement à la Compagnie.
— Ce sera fait.
— Alors, je peux compter que, dès ce soir…
— Dès ce soir, oui.
Levinson se moucha et regarda sa montre.
— Pourvu qu’ils ne viennent pas avant, murmura-t-il.
— Quel était votre dernier rabais ? demanda Michel.
— 35 %, dit Levinson.
Et il plissa les yeux, comme s’il s’attendait à recevoir une gifle.
— Je n’en veux pas, dit Michel. 20 me suffisent.
Levinson sursauta et frappa ses mains l’une contre l’autre :
— Vous dites ?
— 20 %, répéta Michel.
— Notre bienfaiteur ! hurla Levinson. Comme son père ! Comme son père ! Je cours à l’usine. Non. Je téléphone… Retenez un wagon… Vous devez être bien placé… Mieux que nous autres… Le père, le père tout craché… Juste, généreux… Mes enfants prieront pour vous… Une bonne affaire… Une bonne action… Une bonne action… Une bonne affaire…
Il déboutonnait et reboutonnait sa veste, machinalement, et souriait d’une manière navrante.
Michel le vit partir avec soulagement.
— À votre place, j’aurais été moins généreux avec ce Levinson, dit Akim en repoussant son assiette.
— Il était si misérable, soupira Michel. Je ne pouvais pas l’écraser.
— Et vous vous figurez qu’il vous admire et vous aime pour votre geste ?
— Je ne l’ai pas fait pour obtenir son amitié ou son admiration.
— Eh bien, tant mieux ! s’écria Akim. Car, permettez-moi de vous le dire, Levinson vous méprise. Il vous méprise, parce que vous n’avez pas su profiter de votre avantage. Ces gens-là ont une mentalité bien spéciale. Ils n’admettent pas la charité. Vous avez eu peur de les ruiner, alors que vous en aviez les moyens. Donc, vous êtes le plus ridicule des goïms.
Le maître d’hôtel changea les assiettes et déposa devant les convives deux glaces nappées de jus de fraise et entourées de biscuits blonds et roses.
— On ne mange pas trop mal ici, dit Akim. Et le public est supportable.
Un orchestre hongrois jouait sur une petite estrade ornée de branches de sapin. Des guirlandes en papier multicolore pendaient, en lourdes accolades, sous le plafond de poutres brunes. Les épaulettes des officiers, les visages las et fardés des femmes, se défaisaient dans la fumée des cigarettes.
— Et là-bas, au quartier juif, on est en train de piller, dit Michel.
— Non. Le pillage a cessé dès cinq heures de l’après-midi. Tout est rentré dans l’ordre. L’état de siège ne sera même pas proclamé.
— Vous avez l’air de le regretter.
Akim alluma un cigare et se renversa sur le dossier de sa chaise.
— Voyez-vous, mon cher, dit-il, autrefois, j’étais comme vous. Je plaignais les Juifs. J’avais même de la sympathie pour eux. Je les trouvais pittoresques, mystérieux, pleins d’attraits… Mais, peu à peu, j’ai appris à me méfier d’eux, à me défendre. Qu’on le veuille ou non, ils forment un danger pour l’État où ils s’implantent. Au lieu de se fondre à nous, ils s’érigent en communauté rivale. Ils prolifèrent sur notre sol et refusent de s’assimiler à notre peuple.
— N’est-ce pas nous qui leur supprimons cette chance ?
— Allons donc ! Qu’on leur accorde tous les droits des citoyens russes, et ils préféreront demeurer les citoyens de nulle part. Leur religion même leur interdit de trahir leur race. Elle prohibe les mariages mixtes. Elle exalte la signification messianique du sang. Elle règle le moindre geste de ses fidèles. Du lever au coucher, vos Levinson sont commandés par les cinq livres de Moïse et toutes les prophéties et arguties qui en découlent. De la façon de se moucher à celle de se coiffer, de manger, ou de boire, rien n’est laissé au hasard. Et vous voulez qu’ils adoptent nos modes, notre foi, notre politique ?
— Certes, dit Michel. Mais ne peut-on, au moins, vivre en bonne intelligence avec eux ?
— Ils ne le voudraient pas eux-mêmes, dit Akim. Car, traités avec douceur, les membres de la communauté seraient tentés de rompre avec leurs traditions. C’est dans la persécution que les Juifs retrempent leur force. Le danger les resserre. Les coups de trique leur donnent du génie. Quelle gloire pour une race d’être la victime éternelle ! Y avez-vous songé ?
— Mais que reprochez-vous aux Juifs ? demanda Michel en souriant. Leur race ou leur religion ?
— Je leur reproche d’avoir une religion qui ne vaut que pour leur race, et d’être une race qui ne peut exister hors de sa religion.
— Un Juif converti demeure donc, pour vous, un espion délégué par sa race ?
— En quelque sorte.
— Mais les sources humaines du christianisme sont juives. Être antisémite, c’est être antichrétien.
— Je ne vois pas si loin, dit Akim. Je ne fais pas de théorie.
— Vous avez tort. Quel a été le sens de la révélation chrétienne ? Le christianisme est apparu dans un monde livré à des religions de tribus, de castes et de races. Et il a vaincu ce particularisme. Il a fondé un espoir nouveau, concevable pour tous. Il a enseigné qu’il n’y avait plus de Juifs, d’Égyptiens, de Turcs, de Romains, de Grecs, mais des hommes. Et, lorsque vous attaquez une nationalité au nom du christianisme, vous commettez une hérésie énorme. Vous adoptez l’attitude même des Juifs contre le Christ. Vous crucifiez le Christ une seconde fois.
Akim fronça les sourcils et marqua une seconde de réflexion.
— Je crois, dit-il, que, pour être grand, un pays a besoin d’avoir sa religion. La Russie doit être orthodoxe, non parce que la vérité est orthodoxe, mais parce que l’orthodoxie a présidé au développement de l’empire. Chaque pays a son Dieu. Mon Dieu est orthodoxe, et je souhaite qu’il soit le plus fort.
— Mais c’est du paganisme !
— Peut-être. Je ne m’interroge pas à ce sujet. Je sens que j’ai raison. Et voilà tout. Et, si tout le monde pensait comme moi, en Russie, nous aurions un peu moins d’émeutes, d’assassinats et de misères. Je suis un homme pratique. Un militaire. Je ne sais pas discuter. Mais je vois, d’un côté Levinson et les siens, qui refusent d’être des citoyens russes et dont le seul désir est de renverser le régime parce qu’ils espèrent profiter du chaos, et, de l’autre, quoi ? Les intellectuels russes qui bavardent et font le jeu de l’ennemi ! Dernièrement, on m’a proposé une affectation à Saint-Pétersbourg ; j’ai refusé, parce que je ne tiens pas à être mêlé aux parlottes politiques de la capitale. Je veux exercer mon métier. Il paraît que, là-bas, c’est de plus en plus difficile. On vous demande aussi d’avoir une opinion. On critique l’empereur…
— Je sais, dit Michel. Cette mentalité m’attriste, mais je reconnais que l’empereur ne fait rien pour infirmer les accusations dont on l’accable.
Akim rejeta la tête, et sa figure devint méchante et hautaine.
— Il a bien raison, s’écria-t-il. L’empereur est une fonction, une entité, un principe. Peu m’importe qu’il soit brun ou blond, petit ou grand, fort ou faible. Je n’obéis pas à sa personne humaine, mais à ce qu’elle représente. Ce sont les Juifs, les révolutionnaires, les parlementaires qui essaient de le rapprocher de nous. Grâce à eux, grâce aux journaux qu’ils impriment, l’empereur sort de son nuage d’encens, descend dans les rues, visite les usines, les taudis. Il est à la portée de tous. Il est à mettre entre toutes les mains. Songez donc, des soldats, des paysans, parlent déjà de l’empereur comme d’un homme, de l’impératrice comme d’une femme. J’ai entendu des bougres de mon régiment faire des allusions aux « rapports » d’Alexandra Féodorovna avec Raspoutine. Et ils disaient : « L’empereur est trop faible avec elle… Il devrait faire ceci, cela… Moi, à sa place… » À partir du moment où l’homme du peuple s’installe en pensée à la place de son souverain, le souverain est perdu, le pays est perdu. Imaginez-vous la Russie sans tsar ? Moi pas. J’y songe parfois, et alors m’apparaît un visage de bête.
Il écrasa son cigare dans un cendrier.
— Je ne veux pas de ce visage, dit-il. C’est pourquoi je lutterai férocement, aveuglément contre les Juifs, et les socialistes. Même si l’empereur se trompe. Même s’il est incapable. Même si j’ai tort momentanément. Car ce n’est pas Nicolas II que je sers, mais Alexandre III, Alexandre Ier, Catherine la Grande, Pierre le Grand, Ivan le Terrible…
Il se tut un instant, mécontent d’avoir trop parlé. Puis il ajouta :
— Cette valse est jolie, n’est-ce pas ? Quand nous serons morts, on jouera encore de ces valses.
— Vous sentez comme moi, dit Michel, qu’un avenir dangereux nous attend ?
— Au diable l’avenir ! dit Akim. Je fais mon travail. C’est tout. Ah ! tenez, buvons un peu de champagne…
Son regard était triste, lointain.
Le violoniste de l’orchestre passait entre les tables et versait aux convives une musique sirupeuse et lente.
— Joue quelque chose de gai, lui cria Akim.
— Bien, Votre Noblesse.
Akim se tourna vers Michel :
— Il dit : « Votre Noblesse », et pense : « Saligaud ! » Des mots. Toute la Russie ne tient plus que sur une toile de mots. Si seulement il y avait la guerre !…
Le maître d’hôtel versa le champagne dans les flûtes.
— À la paix, au tsar, à la Russie ! dit Michel en élevant son verre.
— À la paix, si toutefois elle nous conserve le tsar et la Russie, dit Akim.
Michel le regarda. Il était vraiment beau, en proférant ces paroles violentes. Sanglé dans son uniforme noir à brandebourgs d’argent, la tête haute, l’œil fier, il paraissait le seul homme vivant dans cette salle pleine de monde.
Le lendemain matin, à l’hôtel, Michel reçut la visite de la tribu Levinson, au complet. Levinson était rasé de près. Mme Levinson portait une toque de fourrure rongée par les mites et des gants mauve tendre. Les petits Levinson avaient des cols durs et des cravates à pois.
— N’oubliez jamais, enfants, disait Levinson, ce que M. Danoff a fait pour votre père.
— Quelle délicatesse ! disait Mme Levinson en se tamponnant le nez avec un mouchoir en dentelles.
Elle était sincère. Avant de partir, elle murmura :
— Nous prierons pour vous. Au fond, le Dieu compte moins que la prière.
Demeuré seul, Michel se rappela les paroles d’Akim :
— Ils vous méprisent, parce que vous n’avez pas su profiter de votre avantage.
« Akim est une brute, un traîneur de sabre », dit-il. Et il alla le retrouver au buffet de la gare.