CHAPITRE XVIII
De jour en jour, l’impatience et la rage d’Akim devenaient plus intenses. Son pays le dégoûtait. Ceux qui ne se battaient pas, les embusqués, les malades, les intellectuels, les socialistes, sabotaient la guerre. Là-bas, des milliers d’hommes luttaient pour la défense de la patrie. Ici, on ne parlait que de comités d’étude, de réunions de zemstvos, de conférences d’étudiants et de professeurs. En mars, avril, mai, les instituteurs, les médecins, les avocats, les pharmaciens, les littérateurs, les champions du féminisme, les employés des chemins de fer fondèrent des associations abondantes. Ces congrès, plus ou moins officiels, rassemblaient des hordes de messieurs à barbiche et à faux col sale, qui votaient, condamnaient, absolvaient au nom de leur soi-disant mandat populaire. Et le gouvernement, débordé, laissait faire. La lecture des gazettes exaspérait Akim. Il eût aimé oublier dans l’action ce fatras de paroles insolentes, ou qu’on le chargeât de réprimer les émeutes et de disperser les meetings, à coups de sabre, à coups de fouet. Mais il était cloué à sa chaise longue et devait vivre, impuissant et furieux, dans cette odeur de sueur prolétarienne et de papiers journaux.
Et, tandis qu’il s’enlisait ainsi dans l’oisiveté et la quiétude, les défaites de Mandchourie suscitaient de nouvelles grèves. À Varsovie, un cortège de huit mille personnes était assailli par les cosaques. Au Caucase, les Arméniens étaient massacrés par les Musulmans. Des révoltes sanglantes éclataient à Odessa. L’équipage du Prince-Potemkine se mutinait et malmenait ses officiers, pendant que la racaille pillait les magasins du port. L’inquiétude gagnait l’entourage même de l’empereur. Au mois de juin, Nicolas II acceptait de recevoir une délégation des zemstvos, conduite par le prince Troubetskoï, et promettait d’envisager la création d’un nouveau régime basé sur la représentation populaire. Akim croyait rêver en lisant les dépêches des quotidiens. Il en discutait le soir, avec son père. Mais son père, même, lui semblait vaguement favorable aux réformes. Akim ne trouvait personne autour de lui qui fût suffisamment indigné de ce qui se passait en Russie. On disait :
— Ça ne peut pas continuer ainsi… Les besoins des masses se sont accrus… Il est juste que le gouvernement y mette du sien…
Le mari de Nina prétendait même que le moment était venu pour la Russie de suivre l’exemple des pays civilisés d’Europe. Ne voyaient-ils pas, ces libéraux de fraîche date, que la Russie glissait à l’abîme ?
Vers la fin de juin, des ouvriers défilèrent dans les rues d’Ekaterinodar en chantant L’Internationale. C’en était trop. Malgré les supplications de ses parents, Akim hâta les formalités du départ. Il était guéri. Il n’avait pas le droit de profiter des quelques jours qui lui restaient encore sur sa permission. Sa vie était là-bas, avec ceux qui agissent, non avec ceux qui parlent.
La séparation fut pénible, Zénaïde Vassilievna sanglotait sur le quai de la gare. Constantin Kirillovitch était pâle et ne savait plus sourire. Lorsque le train s’ébranla, Akim vit sa mère qui chancelait un peu et se retenait au bras du docteur. Akim cria :
— À bientôt !
Mais sa voix se perdit dans le fracas des roues.
Une autre désillusion attendait Akim au pays de la guerre. Les informations de Russie le poursuivaient de station en station sur la ligne du transsibérien. Rébellion à Cronstadt, jacqueries sur la Volga, oukase portant adoucissement des condamnations politiques, réunions gouvernementales pour l’élaboration des projets de réformes, famines, grèves… Étaient-ils devenus fous à l’arrière ? Fallait-il que l’armée se détournât des Japonais pour tomber sur les libéraux de Russie ? Dans le compartiment, Akim ne retrouvait plus cette atmosphère de mâle gaieté, de courage modeste, qu’il avait admirée lors de son premier voyage vers l’Est. Les officiers qui lui tenaient compagnie avaient des visages faibles et irrités. Ils parlaient de pertes énormes en hommes et en matériel. Certains, même, n’hésitaient pas à souhaiter la fin de la guerre à n’importe quel prix. Dernière nouvelle : le ministre Witte avait quitté Saint-Pétersbourg pour se rendre aux États-Unis. Là, il rencontrerait les représentants du gouvernement japonais. Il ne s’était déplacé que pour demander la paix, sans doute. Mais, si les conditions japonaises se révélaient trop dures, il refuserait son accord. Et, alors, tout serait à reprendre. Ces officiers d’une race médiocre vivaient dans l’espoir que les hostilités cesseraient avant leur arrivée au front. Sans l’avouer encore, ils misaient sur l’habileté de Witte et la désorganisation incurable de l’armée russe. Ils lisaient les journaux avec fièvre. Les soldats aussi, dans leurs wagons à bestiaux, réclamaient des journaux. On eût dit, vraiment, que les journaux leur étaient devenus aussi indispensables que le thé traditionnel et les munitions de campagne.
— Des journaux ! Des journaux !… Witte a dit… Witte a décidé… Witte ne permettra pas… Il paraît que les zemstvos… La fraction social-démocrate… Le système électoral…
Pour d’obscures raisons d’opportunité, Akim ne devait pas rejoindre sa formation primitive, mais un autre escadron de cosaques de Sibérie, dont le commandant et les officiers lui étaient à peine connus. Ce fut le 23 août qu’il atteignit son cantonnement, dans le village de San-Tchi-Goou. Le 24 août au matin, il prenait le thé, sous la tente, avec ses nouveaux compagnons d’armes. On l’interrogeait avec inquiétude :
— Que dit-on en Russie ?… Parle-t-on sérieusement de la paix ?… Est-ce pour bientôt ?… Est-il vrai qu’un manifeste impérial du 6 août n’a promis la création d’une Douma que pour calmer les révolutionnaires ?…
Tandis qu’Akim répondait à contrecœur aux questions de ses camarades, un officier à cheval s’arrêta devant la tente. C’était un tout jeune homme. Sa face ruisselait de sueur. Ses yeux pâles étaient agrandis par une sorte d’effroi religieux. Il criait quelque chose d’une voix enrouée.
— Que dis-tu, Bouratoff ? demanda le voisin d’Akim.
Bouratoff sauta de son cheval, entra dans la tente en courbant le dos. Tout le monde se taisait. Une même angoisse fermait tous les visages. Le jeune officier jeta sa casquette par terre et dit :
— La paix est signée, messieurs.
Une masse de plomb tomba sur les épaules d’Akim.
— Quoi ? Quoi ? Comment pouvez-vous… ? s’écria-t-il.
— La paix, mes amis, répéta Bouratoff en s’asseyant sur une caisse. Je viens de lire le télégramme officiel.
Akim baissa les paupières. Il se sentait écœuré et las, fâché contre quelqu’un et trop faible pour exprimer sa colère. Un silence funèbre écrasait l’assistance. De grands gaillards hâlés, aux uniformes poussiéreux, aux bottes crottées, penchaient le front et n’osaient plus se regarder les uns et les autres. On eût dit qu’ils veillaient un mort. Une voix prudente demanda :
— Leurs conditions sont peut-être acceptables ?
— Aucune condition n’est acceptable, dit Bouratoff. En signant la paix, nous avouons notre défaite. Nous rentrons chez nous, en vaincus.
— Ça vaut mieux que de ne pas rentrer du tout, murmura un autre.
— Paroles indignes d’un officier, monsieur, s’écria un vieux capitaine à la moustache grise. Vous me faites honte !
Et il se moucha bruyamment.
— Voici la copie du télégramme, dit Bouratoff.
Akim sortit de la tente à lentes enjambées. Il pensait à Namikaï tout à coup : « Il n’y aura pas la paix. Il n’y aura pas la guerre. Il y aura un télégramme. » Le pauvre Namikaï avait raison. Que n’avait-il vécu assez longtemps pour l’arrivée de ce télégramme ? Tant d’héroïsme et d’abnégation dépensés en pure perte ! tant de sang gaspillé, tant de chair meurtrie pour rien ! Akim avait fui l’arrière pour échapper à la honte, mais il retrouvait cette même honte à l’avant. Les armées russes pouvaient vaincre, devaient vaincre. Leur triomphe aurait rehaussé le prestige du tsar. Mais les socialistes veillaient. De grève en grève, d’émeute en émeute, ils avaient détruit la confiance de l’empereur dans sa toute-puissance. Ils l’avaient contraint à douter de lui-même et de son armée. Grâce à eux, la grande Russie capitulait devant un Japon minuscule. Et des officiers applaudissaient à ce désastre.
Akim marchait comme un visionnaire entre les tentes blanches. Le soleil lui cuisait la nuque. Des mouches vertes bourdonnaient autour de sa figure en feu.
Devant lui, un cosaque, accroupi au seuil d’une guitoune, fendait du bois pour chauffer le thé. Il avait un bon visage rond et naïf. Sa hachette luisait gaiement. Il chantait en cadence :
Sans me nourrir, sans m’abreuver,
Elle me jeta dans la rivière…
Au refrain, il relevait la tête :
— La-laï, la-laï, la…
Sa voix s’envolait, loin, au-delà du camp de toiles blanches. Il ne savait pas encore, celui-là. Il était heureux. Pauvres soldats ! Pauvres officiers ! Pauvre tsar ! Pauvre Russie ! Un sanglot se gonflait dans la gorge d’Akim. Il se détourna, porta les mains à sa figure, comme pour cacher sa honte. Et des larmes chaudes lui montèrent aux yeux.
À Moscou, les troubles révolutionnaires, qui s’étaient apaisés au printemps, reprirent de plus belle après la signature de la paix de Portsmouth. Cette paix ne contentait personne. Les bellicistes trouvaient qu’on l’avait signée trop tôt et que l’armée russe aurait pu vaincre ses adversaires, avec le temps. Les pacifistes estimaient qu’on l’avait signée trop tard et qu’on avait ainsi sacrifié des milliers de vies humaines pour un idéal impérialiste odieux.
Le 19 septembre, les compositeurs de l’imprimerie Sytine se mirent en grève : ils réclamaient que les signes de ponctuation fussent comptés comme caractères dans le calcul du salaire aux pièces. Toutes les typographies de Moscou cessèrent aussitôt leur travail, par esprit de solidarité. Cette querelle de points et de virgules gagna rapidement le syndicat des cochers qui brûla le tsar en effigie, le syndicat des boulangers qui exigea l’élargissement des détenus, le syndicat des cheminots qui menaça d’interrompre le trafic ferroviaire du pays. Les grévistes ne demandaient plus un ajustement de leur paie, mais les libertés civiques, l’amnistie générale et la convocation d’une Assemblée constituante. La ville était bondée de chômeurs qui déambulaient par bandes dans les rues, chantaient L’Internationale, renversaient les voitures et huaient les emblèmes de l’empire. L’eau était coupée, puis revenait par miracle. Mais la ville manquait d’électricité. Et on ne trouvait plus de bougies. L’électricité était rétablie, mais le téléphone s’arrêtait. Le prix des denrées alimentaires augmentait de jour en jour. Michel constituait des réserves de siège dans les caves de sa maison. Tania n’osait plus sortir. La nourrice sanglotait et voulait retourner chez elle.
Le 7 octobre, les cheminots de la ligne Moscou-Kazan déclenchèrent la grève. Le lendemain, les lignes de Iaroslavl’, Koursk, Riazan-Oural furent bloquées. Le 12 octobre, Moscou était retranché du reste du monde. Ce même jour, fut déclarée la grève générale. Plus d’eau, plus de lumière, plus de trains, plus de tramways, plus de ravitaillement. La grande cité s’enfonçait dans l’ombre et le silence, comme un navire touché qui donne de la bande.
Et, toujours, dans les rues mortes, le long des maisons peureuses, aux volets clos, défilaient des ouvriers avec des pancartes et des étendards rouges. La troupe était prête à marcher contre les manifestants. Mais on attendait des ordres. Et le gouvernement, isolé, affolé, ne savait quelle décision prendre. La police opérait bien quelques arrestations, par-ci par-là. Et il y avait bien des cortèges réactionnaires de « cent noirs » qui se heurtaient, drapeaux tricolores en tête, aux processions révolutionnaires. Mais comment lutter contre le poids d’un pays entier qui renonce à vivre ? Comment soulever, retourner la masse de toute une nation têtue ? Qui incarcérer ? Qui tuer ? Que promettre ?
Le soir, Michel se postait à la fenêtre de sa chambre et considérait avec stupeur le chaos de la ville éteinte. On eût dit une cité frappée par quelque cataclysme géologique, vidée de ses clartés, de ses voix, de ses chairs, réduite aux pierres et au silence, prête déjà pour les études des siècles à venir. La Russie entière suivait l’exemple de Moscou. Des millions d’hommes se liguaient pour protester contre un régime vieilli. Le 16 octobre, les prêtres de toutes les églises moscovites lurent à leurs fidèles un message du métropolite Vladimir qui leur enjoignait de combattre l’insurrection. Et, le 17 octobre, Le Moniteur Officiel publiait un manifeste impérial accordant la Constitution.
Le lendemain, Michel se rendit au bureau selon son habitude. Les trois quarts des employés étaient absents à cause de la grève des tramways et des fiacres. Mais Volodia était à son poste. Il rayonnait de joie.
— La Constitution est octroyée ! Le peuple est en liesse ! Tout est sauvé ! s’écria-t-il en apercevant Michel.
— Je suis moins optimiste que toi, dit Michel. Nos révolutionnaires ont les dents longues. Les ouvriers ont compris que le tsar a eu peur de leur nombre et de leur puissance. Ils se sentent les maîtres. Ils ne s’arrêteront pas en chemin !
— Tu les prends pour des ogres !
— Pour des hommes, tout au plus. Les hommes sont insatiables.
— Penses-tu ! Secoue-toi ! Sois jeune ! Sois Européen, que diable ! Descendons dans la rue. Nous marcherons un peu. Nous regarderons la ville qui s’éveille. Nous saluerons la figure des premiers hommes libres de Russie.
— À ta guise, dit Michel. Mais tu me permettras de prendre ma canne ferrée.
Volodia se mit à rire et accusa Michel d’être un « cent noirs » qui s’ignorait.
Ils sortirent tous deux et se mêlèrent à la foule. Aux fenêtres des maisons bourgeoises pendaient des drapeaux tricolores. Mais des étendards rouges étaient accrochés aux réverbères. Quelques magasins avaient eu leurs vitres brisées la veille, et des agents de police gardaient la devanture. Les passants envahissaient le trottoir, la chaussée. Ils allaient par petits groupes indécis : des ouvriers, des lycéens, des messieurs bien mis, à chapeaux melons et à cols de castor, des dames à voilettes. Les visages étaient calmes, heureux. Des voix discordantes criaient :
— Hourra ! Vive la liberté ! Vive le peuple !
— Eh bien ? dit Volodia. Je ne crois pas qu’ils soient si méchants !
En débouchant dans la rue Nicolskaïa, la foule ralentit son mouvement. Un orateur se tenait debout dans une voiture découverte. Il portait un ruban rouge à la boutonnière. On n’entendait pas bien ce qu’il disait, mais les mots : « liberté », « citoyens », « prolétaires », et « Constitution », revenaient à intervalles réguliers, comme des chocs de cymbales. Tout à coup, un ouvrier des premiers rangs tira le tribun par la manche et le fit basculer en glapissant :
— À moi, la parole.
Et il escalada péniblement le marchepied de la voiture.
L’ouvrier était ivre. Sa grosse face était marquée de coups. Il ouvrit la bouche, hoqueta et l’assistance éclata de rire.
— Heu ! Écoutez tous, cria-t-il enfin. On est des hommes libres !… C’est fini !… Les riches ont sucé notre sang !… Nous allons sucer le leur !…
— En attendant, tu suces la bouteille ! dit quelqu’un.
Le pochard montra le poing, se détourna et vomit sur le siège du cocher.
— C’est ignoble, dit Michel.
— Ne t’arrête pas aux détails, dit Volodia.
Plus loin, ils virent un gamin de quinze ans, en uniforme d’écolier, grimpé sur une borne et qui déclamait avec une voix de jeune coq :
— Citoyens ! Nous sommes tous frères ! L’union fait la force…
Des femmes riaient :
— Retourne chez ta mère.
— Descends, polisson !
Un petit homme à lunettes et à barbiche noire s’était installé au balcon d’un premier étage. Des drapeaux rouges masquaient la fenêtre, derrière lui. Il hurlait :
— N’acceptez pas la Constitution !… Elle n’est pas assez démocratique !… Un marché de dupes !… Le tsar vous a trompés !…
— Et la police tolère ça ! dit Michel.
— Il n’y a plus de police, s’écria son voisin. Grâce au Ciel, les bourgeois ne peuvent plus compter sur la police !
Lui-même était habillé en « bourgeois » et portait une grosse perle à sa cravate noire.
— Imbécile, grogna Michel. Vous ne savez pas ce que vous dites !
— Tais-toi, dit Volodia. Tu finiras par nous faire remarquer.
Dans la rue Tverskaïa, Michel et Volodia se joignirent à un cortège en règle qui montait vers le palais du gouverneur Dournovo. La masse compacte des manifestants coulait entre les belles demeures à balcons ouvragés. Des drapeaux rouges ondulaient au-dessus de la foule. Çà et là, se balançaient des banderoles écarlates aux inscriptions blanches : « Libérez les prisonniers politiques », « Vive le prolétariat victorieux », « Ouvrez les cellules du tsarisme »…
La multitude chantait en chœur : Debout ! Lève-toi, peuple laborieux !… Quelques soldats marchaient, bras dessus, bras dessous, avec des ouvriers et des filles. Des lycéens jetaient des proclamations par poignées. Trois dames élégantes passèrent en se tenant par la taille. Elles aussi piaillaient d’une voix aiguë :
Debout ! lève-toi, peuple laborieux !…
Et les fleurs de leurs chapeaux oscillaient en cadence.
— Tu trouves ça beau, toi ? demanda Michel.
— Ce sont des enfants ! De grands enfants ! dit Volodia. Aujourd’hui, ils gueulent. Demain, ils se calmeront et reprendront leur travail.
En arrivant devant le palais du gouverneur, Michel fut étonné de voir que le général Doubassoff, en grand uniforme, était à son balcon. Il haranguait la foule où flottaient des drapeaux rouges et des pancartes insolentes. On n’entendait pas un mot de son discours. Mais le fait seul qu’il acceptât de parler devant ceux-là mêmes qui avaient bafoué les effigies impériales paraissait à Michel un signe évident de déchéance et de lâcheté. Les agents de police, perdus dans la cohue, avaient des visages moroses. Ils se sentaient vaincus, trahis. Le peuple exultait de leur défaite.
— Hou ! La police !
— Vive le prolétariat !
— Partons ! dit Michel. Je présume que je vais faire un malheur.
Volodia lui posa une main sur l’épaule.
— Que tu es nerveux ! dit-il. Ne sens-tu pas la grandeur de cette journée ? La Russie s’intègre à l’Europe. Une Assemblée législative s’élabore dans l’ombre. Les élus du peuple…
— Je me méfie trop du peuple pour espérer quoi que ce soit de ses élus, dit Michel. Crois-tu que le moujik illettré, l’ouvrier inculte, aient besoin d’être représentés au gouvernement ? Le pays n’est pas prêt pour la réforme…
— Dieu, que tu es en retard ! soupira Volodia.
Les deux amis s’éloignèrent du palais par des rues secondaires plus calmes. Cependant, à l’angle du boulevard Nikitsky, ils se heurtèrent à une procession d’hommes et de gamins, ceints d’écharpes blanches. C’étaient les fameux « cent noirs », champions de l’autocratie, instigateurs des pogroms d’Odessa et des meurtres d’étudiants aux abords des universités. Ils étaient précédés de drapeaux aux couleurs nationales. Ils chantaient : Dieu protège le tsar. Comme un cortège révolutionnaire débouchait de la porte Nikitskaïa, les « cent noirs » s’immobilisèrent. Leur chef, un grand gaillard barbu, vêtu d’une tunique bleue et chaussé de bottes boueuses, leva le poing.
— En avant, frères, cria-t-il. Pour le tsar ! Pour la foi ! Pour la patrie !
— Filons, dit Volodia. Il y aura de la casse.
Des pierres volaient d’un groupe à l’autre. Un coup de feu claqua. Quelqu’un hurla :
— Égorgez-les ! Assassins payés par la police ! Valets du tsar !
Michel brandit sa canne ferrée.
— Tu es fou, Michel ? balbutiait Volodia. Il faut rentrer. Vite, vite…
Il était pâle. Il claquait des dents. Michel se laissa entraîner, à contrecœur. Non loin de sa maison, il avisa quelques voyous qui déchiraient un portrait du tsar et en offraient des morceaux aux passants :
— Un petit bout comme souvenir, citoyen… On le distribue pour rien… L’occasion ne se présentera plus…
Michel considérait le gamin haillonneux et blême, aux yeux de fièvre, aux lèvres tuméfiées, qui se tenait debout devant lui. La main maigre, bleuie par le froid, lui présentait un fragment de carton colorié :
— Acceptez, camarade… C’est la moustache du monarque… Peut-être préférez-vous son œil, ou sa barbe ?…
Sans dire un mot, Michel leva sa canne et en appliqua un coup sec sur les doigts du garçon. Tous se dispersèrent en criant, comme une volée de moineaux. Un pavé frappa le mur, à deux pas de Michel. Au bout de la rue, un agent de police observait la scène sans songer à intervenir.
— Rentrons, dit Volodia, Tania doit être inquiète.
Le lendemain, les meetings et les processions reprirent avec une ampleur nouvelle. Les révolutionnaires, satisfaits au premier abord par les termes de l’édit impérial, prétendaient à présent que les libertés octroyées n’étaient pas suffisamment « démocratiques ». Le 20 octobre eurent lieu les funérailles populaires du vétérinaire Baumann qui avait été tué lors des manifestations. Plus de trois cent mille personnes, un millier de couronnes, trois cents étendards, suivaient le cercueil drapé de rouge et que n’assistait aucun prêtre. Au retour de l’enterrement, la procession rencontra des bandes de « cent noirs ». Un escadron de cosaques fonça dans la bagarre. Des coups de feu furent échangés. Il y eut six morts et une centaine de blessés graves. Le 20 octobre, le gouvernement capitulait pour la seconde fois, et Witte publiait un oukase impérial sur « l’allégement du sort des personnes qui, avant la promulgation du manifeste, s’étaient rendues coupables de crimes contre l’État ».
Cependant, le 1er novembre, l’état de siège ayant été proclamé en Pologne, des grèves partielles répondirent à cette « mesure de provocation ». La ville vivait par saccades, lentement asphyxiée, sûrement démembrée par les ordres et les contrordres des syndicats. Le 4 décembre, le soviet des députés ouvriers de Moscou commanda à ses fidèles de se tenir prêts, à tout instant, pour une seconde grève générale, accompagnée d’un soulèvement armé. De nouveau, les chemins de fer, les omnibus, les tramways, les imprimeries, les usines qui s’étaient remis à fonctionner vaille que vaille depuis la publication du manifeste, furent arrêtés. De nouveau, il y eut des cortèges avec drapeaux rouges et Marseillaise dans la rue Tverskaïa, des meetings au théâtre de l’Aquarium et à l’Olympia, des échauffourées avec les cosaques et des pillages de magasins. Le 9 décembre, sur la demande des organisations révolutionnaires, les terroristes commencèrent à exterminer méthodiquement les agents de police. La troupe cerna l’école de Fidler, où les socialistes-révolutionnaires et les socialistes démocrates s’étaient rassemblés pour préparer une action commune. Mais les émeutiers refusaient de sortir et fusillaient les soldats par les fenêtres. Le soir même, dans le quartier de la place Stratsnaïa et de l’ancien Arc de Triomphe, des combattants bénévoles élevaient les premières barricades faites de poteaux entrecroisés, d’enseignes, de bancs, de volets, de charrettes et de fil de fer. Le lendemain, d’autres barricades poussaient un peu partout, dans la ville. Le centre de la rébellion était la manufacture Prokhoroff, dans le quartier de Presnia.
Volodia habitait depuis quelques jours chez les Danoff. La maison était close comme une forteresse. Michel n’allait plus au bureau. Marie Ossipovna lisait des incantations à longueur de journée. Tania prétendait que son fils devenait nerveux à cause des coups de feu qui ébranlaient les vitres de la chambre. Elle pleurait. Elle maudissait les révolutionnaires. Et elle buvait de la valériane avant de s’endormir. Seul le gardien tcherkess s’aventurait encore dans la ville pour son plaisir. Les combats de rue l’amusaient prodigieusement. Il rentrait de ses expéditions avec un visage animé et des mains noires de poudre.
— Oh ! disait-il, comme on a bien tiré ! J’ai tué un policier qui voulait m’arrêter, et un ouvrier qui voulait me féliciter d’avoir tué le policier ! Tenez, voici des œufs que j’ai volés dans une boutique…
— Tu es fou, Tchass ! s’écriait Michel.
Tchass avait un sourire animal, rusé et simple. Il balançait la tête :
— La porte était cassée… Les œufs étaient là… Et on tirait de tous côtés… Sûrement, quelqu’un d’autre les aurait pris, si je ne les avais pas pris moi-même…
— Mais qu’as-tu vu ? Qu’as-tu entendu ?
— Beaucoup de bruit. Sur une borne, il y avait une assiette avec un morceau de chair humaine. Une main, je crois. Et un homme criait : « Donnez votre argent pour les victimes de l’insurrection. » J’ai renversé l’assiette et je me suis enfui. Puis, je me suis un peu battu sur une barricade. Et une dame m’a embrassé. Ah ! quelle belle ville, quelle belle vie ! Je vais nettoyer mon revolver.