CHAPITRE III

Michel partageait ses journées entre les Comptoirs Danoff et la Compagnie privée de Chemin de fer, dont il présidait le Conseil d’administration. Cette double activité épuisait toute son énergie. Les affaires de la Compagnie de Chemin de fer étaient particulièrement embrouillées. Trop d’intermédiaires en faussaient le dessein. Le gouvernement avait autorisé l’équipement de la ligne d’Armavir-Touapsé sur présentation des plans et des devis, et garanti un intérêt normal au capital engagé. Mais, conformément à la loi, un ingénieur de l’Administration centrale, Mordvinoff, avait été nommé pour surveiller les travaux, et les ingénieurs de la Compagnie refusaient de lui obéir. Chaque jour, les plaintes des techniciens rejoignaient, sur le bureau de Michel, les rapports de l’ingénieur Mordvinoff. Il ne se construisait pas une verste de voie ferrée sans protestations véhémentes de part et d’autre. Le terrain était mal choisi. Le bois des traverses ne valait rien. Éviter telle localité, c’était renoncer à de fortes recettes en trafic de marchandises. Traverser tel domaine, c’était risquer des remontrances officieuses, car le propriétaire était un ami intime du ministre des Voies et Communications. Et pourquoi ne pas exproprier le dénommé Stébéleff, riverain tapageur ? « Mais les cosaques sont pour lui. Nous devons compter avec les cosaques ! » Un jour, l’ingénieur Mordvinoff et ses collègues en étaient venus aux mains dans le bureau de Michel. Le mot de « démission » avait été prononcé vingt fois en une heure. Puis, tout le monde s’était calmé, par miracle, et Michel avait promis que l’algarade resterait un secret entre lui et les responsables. On avait bu un champagne de réconciliation, sur la table débarrassée de ses cartes. Le lendemain, la dispute reprenait de plus belle.

Michel, soucieux de juger les ingénieurs avec équité, lisait des livres scientifiques, se noyait dans des études sur les rails à patins et les rails à champignon, calculait des surélèvements pour les virages, s’intéressait aux mérites comparés du chêne, du hêtre ou du pin pour les traverses, et de la pierraille, de la brique concassée ou des scories pour le ballast, se fatiguait les yeux sur des graphiques, et, la nuit, faisait des cauchemars peuplés d’éclisses, de vignoles, de tunnels sans fin et de déraillements spectaculaires. Tout autre que lui eût abandonné ces questions aux spécialistes pour se réserver exclusivement la connaissance des problèmes financiers posés par l’entreprise. Mais Michel était trop consciencieux pour prétendre diriger une affaire sans en avoir approfondi les conditions techniques. Au reste, les tourments que lui causait la gérance de la Compagnie ne se bornaient pas à des controverses sur des thèmes mécaniques, géologiques et contentieux. Trois administrations se partageaient la direction des chemins de fer. Le Contrôle de l’Empire inspectait la comptabilité des recettes et des dépenses. Le ministère des Voies et Communications supervisait l’exécution des travaux proprement dits. Le ministère des Finances examinait les tarifs, réalisait les emprunts, accordait les crédits, étudiait les développements ultérieurs du réseau ferré. Des flots de correspondance s’échangeaient entre la Compagnie et les institutions d’État. Pour la moindre question, il fallait déterminer une marche à suivre. À quelle porte frapper ? Quelle main graisser ? Au Contrôle de l’Empire, existait un « département spécial de la comptabilité des chemins de fer ». Mais, pour le moindre objet, près le ministère des Finances, fonctionnaient : le « Conseil des Affaires de Tarif », le « Comité des Tarifs », le « Département des Affaires de Chemin de fer » et la « Commission des Voies ferrées nouvelles ». Au ministère des Voies et Communications, les papiers naviguaient entre la « Direction de la Construction des lignes ferrées » et la « Direction des Voies ferrées ouvertes à l’exploitation », ces directions étant elles-mêmes entourées du « Conseil des Affaires de Chemin de fer », du « Conseil des ingénieurs », de la « Section de statistique et de cartographie » et de la « Section de l’aliénation des biens ». De fonctionnaire en fonctionnaire, les dossiers traînaient, s’éparpillaient, s’égaraient. Michel, habitué au monde du commerce, où les menaces de la concurrence incitent les parties à traiter leurs affaires avec célérité, supportait mal les mœurs de l’administration. Comment la Russie, si vaste, si riche, pouvait-elle vivre et prospérer, s’il fallait des mois pour obtenir que l’agent compétent apposât sa signature sur l’autorisation d’exproprier un champ de navets appartenant à quelque cosaque, qui, d’ailleurs, négligeait de le cultiver ?

À plusieurs reprises, Michel avait fait des visites personnelles aux ministres, à Saint-Pétersbourg. Et, toujours, il en était revenu fier et malheureux à la fois. Fier d’avoir pu exposer ses idées à un haut fonctionnaire jouissant de la confiance impériale, et qui ne lui avait pas ménagé les compliments et les promesses. Malheureux d’avoir senti, derrière cet homme courtois, un monument de paperasse et de poussière, inébranlable… « Il faut patienter… L’affaire est à l’étude… Elle viendra à ma signature selon son tour d’inscription… » Le lendemain, Michel envoyait quelques enveloppes à des employés subalternes du ministère, et le dossier, sorti du rang, atterrissait sur le bureau du ministre.

Un jour qu’il était en audience chez le ministre des Finances, celui-ci lui avait dit, en le regardant droit dans les yeux, avec amitié :

— Vous êtes un idéaliste, monsieur Danoff. Vous voulez triompher vite et bien, parce que votre cause vous semble juste. Il faut compter avec le poids de ce pays. C’est si lourd la Russie, si difficile à remuer, à assainir, à diriger… J’étais comme vous, autrefois. J’ai changé. Vous changerez aussi. Vous deviendrez patient, sceptique, indulgent, un peu désabusé peut-être.

Michel était rentré à Moscou, découragé et las. Tania se plaignait de sa mine soucieuse. Il travaillait trop. Même à la maison, le soir, il lui arrivait de compulser un dossier, d’annoter un livre de mécanique.

— Tu es ridicule à force de probité, disait Tania. Qui te saura gré de ton zèle ? Pour l’affaire Danoff, passe encore. Mais pour les chemins de fer !… Est-ce que tu gagneras plus d’argent parce que tu auras veillé quelques nuits sur des bouquins auxquels tu n’entends rien ?

Michel répondait tristement :

— Il ne s’agit pas d’argent, Tania… C’est pour moi une satisfaction personnelle… Je veux avoir ces messieurs du Conseil et ces messieurs des bureaux techniques bien en main… Je veux qu’ils sentent un chef au-dessus d’eux… Si je ne comprends pas le fond de leur dispute, comment pourrai-je les départager ?… Et puis, ce chemin de fer est une entreprise d’intérêt national… Je sers un peu mon pays… Cela me fait du bien. Le ministre m’a dit des choses très flatteuses…

Tania haussait les épaules :

— Aujourd’hui, il est ministre, demain il ne sera rien.

Au début de décembre, une dispute éclata entre Tania et Michel. Après le déjeuner, comme Michel s’apprêtait à retourner au bureau, Tania lui annonça qu’elle avait pris des places au théâtre pour une représentation du Grillon du Foyer. Michel refusa de l’accompagner, parce qu’il avait une réunion du Conseil le lendemain matin et qu’il voulait employer sa soirée à étudier des rapports. Tania se dressa d’un bond et renversa par mégarde une tasse de café sur le napperon de dentelle.

— Parfait, s’écria-t-elle. En somme, le bureau ne te suffit plus. Je me demande si j’existe encore, si les enfants existent encore pour toi ?

— Pour qui travaillerais-je, ma chérie, dit Michel, si ce n’était pour toi et pour les enfants ?

Tania eut un sourire ironique :

— Tu ne travailles ni pour moi ni pour les enfants, Michel. Tu travailles pour ton propre plaisir. Et ton égoïsme est tel que tu n’hésites pas à me priver des rares instants d’intimité que je suis en droit d’exiger. Je ne te vois qu’à la dérobée. Nos dîners en tête à tête sont de plus en plus rares. Nos soirées, tu les passes à compulser des paperasses. Et, quand tu ne travailles pas, tu as l’air si absorbé, que je te sens étranger à tout ce qui me concerne.

— Je suis absorbé, c’est exact, dit Michel avec douceur. Les affaires que je mène ne sont pas faciles. Tu devrais le comprendre et m’aider un peu…

— T’aider ? dit Tania avec un haut-le-corps. Tu voudrais que je devienne ta secrétaire ? Merci bien !

— Tu peux m’aider autrement qu’en devenant ma secrétaire. Tu peux m’aider en me comprenant, en me soutenant, en m’évitant des scènes pareilles…

— Pourquoi serait-ce à moi de t’aider, et non à toi de m’aider ? dit Tania.

Et, tout à coup, des larmes jaillirent de ses paupières :

— Voilà… Tu ne penses qu’à tes chemins de fer, et à tes draps ! Et moi, je voudrais tant qu’ils aillent au diable ! Je me sens faible, seule, désœuvrée… Je… je ne sais plus comment tuer ma journée… Ai-je un mari ?… On se le demande !… Prends garde, Michel… Je suis jolie… Ne me délaisse pas trop…

— Tu dis des sottises, murmura Michel. Va voir Eugénie… Veux-tu ce manteau de fourrure dont tu m’as parlé ?…

À ces mots, Tania devint très pâle, et serra les dents :

— Tu cherches à te débarrasser de moi… Je t’embête… Alors, en avant le manteau de fourrure…

Michel, excédé, fautif, tiraillait ses manchettes et ne savait que répondre.

— Tu n’ouvres plus la bouche, dit Tania. Peut-être ne m’as-tu pas entendue ?

— Je t’ai entendue, Tania. Et je te demande un peu de patience. Après le Conseil, je serai plus libre…

— Je souhaite qu’alors il ne soit pas trop tard, dit Tania.

Et elle sortit en claquant la porte. Michel regarda sa montre et ordonna d’avancer l’auto. En route, il se promit de prendre quelques jours de congé, la semaine prochaine, et de consacrer tout son temps à sa famille. Tania avait raison. Les affaires avaient envahi son existence. Il n’était plus qu’une bête à gagner de l’argent. « Organiser la vie… équilibrer les heures de travail et les heures de loisir… Ne pas oublier Tania, les enfants… » En arrivant au siège de la Compagnie, il se sentit plus calme et comme pardonné. Le fondé de pouvoir lui ayant soumis quelques questions courantes, il les résolut avec plaisir et repartit pour les bureaux des Comptoirs Danoff. Son après-midi était réservé aux Comptoirs Danoff. Il ne voulait pas que cette entreprise eût à pâtir de l’intérêt qu’il manifestait aux chemins de fer du Caucase.

À peine installé devant sa table, Michel pressa sur un timbre, et le secrétaire parut, des dossiers sous le bras.

— Alors, Fédor Karpovitch, quoi de neuf aujourd’hui ? demanda Michel.

Fédor Karpovitch portait un faux col qui lui emboîtait la mâchoire. De lourdes moustaches, couleur chique, lui cachaient les lèvres. Il était toujours affairé, mécontent et sceptique.

— Rien de bien fameux, Michel Alexandrovitch. C’est le marais stagnant.

Michel sourit à cette formule familière.

— Voyons ça, par ordre d’urgence, dit-il.

Comme chaque jour, Fédor Karpovitch s’assit en face de lui et ouvrit les dossiers sur ses genoux.

Il y avait d’abord l’affaire d’Armavir. Un concurrent des Comptoirs Danoff, incapable de soutenir la lutte, était sur le point de déposer son bilan. Michel examina les tarifs pratiqués par le concurrent et donna l’ordre de hausser de quelques kopecks les tarifs de la succursale Danoff. Il ne fallait pas que cette maison rivale disparût du marché. L’émulation, en matière commerciale, était une nécessité majeure, tout acheteur aimant à trouver sur place plusieurs magasins diversement achalandés. C’était la théorie d’Alexandre Lvovitch. Michel en avait, à plusieurs reprises, vérifié l’exactitude.

— À votre guise, dit Fédor Karpovitch. Moi, je retire toute responsabilité.

— On ne vous demande pas d’en avoir, dit Michel.

La seconde affaire était autrement menaçante, et Michel en suivait depuis deux semaines le développement. À Astrakhan, où les Comptoirs Danoff possédaient un dépôt de première importance, avait surgi un négociant inconnu, dont le succès auprès du public dépassait toutes les prévisions. Cet homme avait loué une boutique sordide, une sorte de vieux hangar désaffecté, et y écoulait à vil prix des marchandises légèrement avariées. Où avait-il raflé ces stocks de drap, de soie et de linon ? Les uns disaient qu’il avait racheté la cargaison d’un navire échoué non loin de Bakou, sur la mer Caspienne, d’autres qu’il avait profité de deux liquidations à Nijni-Novgorod. Toujours est-il que ses réserves étaient importantes et que ses tarifs défiaient toute concurrence. À moins de travailler à perte, les Comptoirs Danoff ne pouvaient pas lutter contre lui. La succursale d’Astrakhan avait déjà limité ses prix au prix de revient des articles, et le directeur local envoyait télégramme sur télégramme pour obtenir l’autorisation de vendre moins cher encore. Ce matin, on avait reçu de lui une missive désespérée. Michel prit la lettre et la parcourut vivement : On ne peut rien contre luiSes articles sont de qualité douteuse, mais le public se rue au magasinNos salles sont videsNécessité de rabattre un demi-kopeck sur l’archine de percale, un quart de kopeck sur l’archine de drap des Trois Montagnes

Comme Michel achevait la lecture de la lettre, le garçon de bureau apporta un télégramme qui était arrivé à l’instant : Situation critique. Prière envoyer Astrakhan fondé de pouvoir avec instructions.

— De mieux en mieux, grommela le secrétaire. Le fondé de pouvoir va être ravi. Justement qu’il baptise son dernier-né après demain. Ah ! quelle saleté !…

Michel se rencoigna dans son fauteuil et fronça les sourcils. Déjà, sa résolution était prise. Partir lui-même pour Astrakhan. Lutter sur place. Débarrasser le marché de ce margoulin. Cette épreuve de force le séduisait, bien qu’il affectât une mine fâchée. Mais il réfléchit à sa dispute récente avec Tania et son entrain l’abandonna aussitôt. Après les reproches que Tania lui avait adressés, le moment était mal choisi pour organiser un voyage d’affaires. Il aurait beau lui expliquer l’urgence de cette mission, elle ne le croirait pas et s’estimerait offensée. Et lui qui rêvait de prendre quelques jours de vacances pour se consacrer à sa femme, à ses enfants !…

— Dois-je appeler le fondé de pouvoir ? demanda Fédor Karpovitch.

— Non… Je… je réfléchis… Laissez-moi…

Michel soupira profondément. « Le fondé de pouvoir… Ce n’est pas sérieux… Et si j’y vais, moi… Tania, les enfants… Comment faire ? » Il regarda le portrait de son père, qui ornait le mur, face au portrait de l’empereur, et ne sut lire aucun conseil dans ces yeux immobiles, marqués d’une étincelle bleue. Les minutes passaient, et l’indécision de Michel devenait pénible. Il avait peur des réactions de Tania. Il avait peur de Tania. C’était inconcevable ! D’un côté, les intérêts de l’affaire Danoff, des millions engagés, une entreprise citée en modèle, une réputation commerciale à soutenir, et, de l’autre, les caprices d’une jeune femme qui s’ennuie !

Il n’avait pas le droit d’hésiter. Tant pis pour Tania. Tant pis pour lui-même. Force majeure. Il demeurait esclave de ses fonctions. C’était même très beau. Comment les femmes ne le comprenaient-elles pas ? « Ne pas se laisser dominer par les femmes. Volodia est un raté, parce que les femmes comptent trop pour lui. » Michel se leva, fit quelques pas dans la pièce pour se dégourdir les jambes. Puis, s’approchant de Fédor Karpovitch, il dit d’une voix ferme :

— Vous me préparerez le dossier de l’affaire d’Astrakhan. Je partirai demain soir, après le Conseil d’administration des chemins de fer.

— Dois-je vous soumettre les affaires suivantes ? demanda Fédor Karpovitch.

— Mais bien entendu, dit Michel. Continuez.

— Voici le compte des frais d’emballage pour la semaine… Je vous préviens qu’il est un peu forcé… On a dû mettre double enveloppe pour les expéditions à Saratoff…

— Qui a donné l’ordre ?

— Mais… nous… on a cru bien faire… Étant donné le trajet…

— J’étais absent du bureau ?

— Non.

— Vous aviez peur de me déranger ?

— C’est-à-dire…

Michel haussa les épaules. On frappa à la porte. C’était Volodia :

— Je passais au bureau… Je viens te soumettre un projet de publicité…

— Pas de publicité pour l’instant, dit Michel.

— Pourquoi ?

— L’affaire d’Astrakhan me forcera sans doute à freiner sur certains chapitres de dépenses. Compris ?

— Non.

— Tant pis pour toi.

— Bon, dit Volodia. Je m’en vais. Tania m’a téléphoné que tu n’irais pas au théâtre, ce soir. Tu as tort… Elle a l’air vexée…

Tout en parlant, il lissait de la main ses cheveux blonds, ondulés sur les tempes. Michel le regarda avec colère et pria Fédor Karpovitch de poursuivre son exposé.


Contrairement aux prévisions de Michel, Tania accueillit la nouvelle de son voyage avec une tranquillité parfaite. Elle ne lui demanda même pas le temps que durerait son absence. Comme il s’étonnait de cette attitude docile, elle lui répondit :

— Tu es libre de tes actions.

— Moins que tu ne le crois, dit Michel. Ce voyage m’assomme…

— Je t’en prie ! dit Tania avec un sourire vénéneux.

Le soir, elle s’habilla longuement pour le théâtre. Elle était très belle. Volodia et Eugénie Smirnoff vinrent la chercher. Michel, demeuré seul, rendit visite aux enfants qui étaient sur le point de s’endormir. Puis il tenta de travailler un peu. Mais il se sentait distrait, négligent, inquiet. Constamment, sa pensée se détournait des livres pour rejoindre Tania, dans sa loge, entourée d’amis. À minuit et demi, elle revint, accompagnée de Volodia. Elle paraissait follement gaie, exubérante. Michel la détesta pour sa grâce et son élégance. À l’idée de la quitter pour quelques jours, son cœur se serrait d’angoisse. Il regrettait sa décision. Il maudissait la succursale d’Astrakhan, le concurrent maléfique et les affaires en général. Il dormit mal. À ses côtés, Tania reposait, avec un visage paisible, souriant, menaçant. Au petit matin, Michel se leva, fatigué et morne, sonna le valet de chambre et lui ordonna de préparer ses valises. Il partit le soir même, après la réunion du Conseil.

Tania, Volodia et Eugénie l’escortèrent jusqu’à la gare.


De Moscou à Tsaritsyne, le voyage se passa sans encombre. Mais, à Tsaritsyne, Michel apprit que des chutes de neige avaient coupé la ligne d’Astrakhan. Il fallait attendre plusieurs jours avant que les équipes de déblaiement eussent dégagé la voie. Michel résolut d’achever le trajet en troïka, et se rendit au bâtiment de la poste. Après de longs marchandages, il obtint un traîneau, trois chevaux solides et un cocher jeune et jovial, comme il les aimait. Puis Michel rentra à l’hôtel pour se changer. La course menaçant d’être longue et aventureuse, dans la steppe, par le grand froid, il coiffa une toque de fourrure, chaussa des bottes de feutre, enfila des gants chauds, revêtit une tunique doublée de petit-gris et un large manteau en poulain rasé. Deux revolvers garnissaient ses poches. Sous son linge de corps, il portait une ceinture rembourrée de billets de banque. Ainsi équipé, il se regarda dans la glace et pouffa de rire, car il avait considérablement augmenté de volume et ressemblait à un ours mal léché.

Le cocher l’aida à installer dans le traîneau une cantine chargée de fioles de vodka, de bouteilles de cognac et de boîtes de conserves. Michel avala un gobelet d’eau-de-vie avant de se mettre en route, glissa un pourboire dans la main du cocher, et la troïka s’élança dans les rues neigeuses. Après les dernières maisons, le conducteur accéléra le train de ses bêtes. Le vent tranchait les joues, supprimait une oreille, le bout du nez. Michel se frottait le visage pour ramener le sang dans la chair morte. La voie large et blanche traversait la Volga gelée. Dans la pesanteur molle et grise du brouillard, on entendait les patins qui mordaient la glace en grinçant. Les sabots des chevaux sonnaient d’une manière étrange, cristalline. Les grelots tintaient en plein vide.

Michel luttait de toute son énergie contre la fascination monotone du paysage. Il s’efforçait de réfléchir à Tania, aux enfants, à l’affaire. Le plus sage serait de vendre à perte dans les Comptoirs d’Astrakhan, et de compenser le déficit par une légère augmentation de prix dans les autres succursales. Armavir pouvait supporter une majoration de 1 %, car la concurrence y était faible. Ekaterinodar… Attention, les établissements Weiss y menaient une lutte serrée. « 1,5 %, tout au plus, pour Ekaterinodar. À Stavropol, ça ira tout seul. À Moscou… Non, rien à Moscou. Les magasins Danoff n’y ont guère d’importance. Simple prétexte publicitaire pour la clientèle de luxe. Mais à Simféropol… Donc, 1 % à Armavir… Diable, j’ai oublié de donner mes instructions pour le règlement des nouvelles traverses injectées de chlorure de zinc. Je télégraphierai d’Astrakhan. Je télégraphierai aussi à Tania. » Que faisait-elle, Tania, en ce moment ? Il était dix heures du matin. Elle devait être entre les mains de la masseuse qui lui racontait des sottises, comme à l’ordinaire. Sans doute, était-elle fâchée contre lui. Malgré les années, les revers, les habitudes, les maternités, elle était demeurée si jeune, si puérile. Par instants, il ne la comprenait pas. Et c’était alors qu’il l’aimait le mieux. Quand il reviendrait, elle aurait oublié ses griefs. Elle le recevrait dans ce négligé de soie bleue qu’il admirait tant. Ils iraient voir les enfants. Une jolie femme. De beaux enfants. Une maison sagement ordonnée. « Je suis si heureux ! » murmura Michel. Et il ferma les yeux.

Le cheval de flèche hennit. Le cocher cria des paroles fortes dans le vent. Michel souleva ses paupières brûlées, cassantes. La neige s’étalait à perte de vue et rejoignait le ciel où vivait la tache lointaine et pâle du soleil. Seuls des poteaux télégraphiques marquaient le tracé de la route. Le dos du cocher était poudré d’étoiles blanches, très fines. Les têtes des chevaux se balançaient, noires et furieuses, dans le désert. Michel ne sentait plus son corps. Il n’était qu’un fantôme, privé de pesanteur, une goutte d’aquarelle sur une page intacte. Il se retourna. Dans la steppe, seul un mince sillage bleuâtre rappelait le trajet des hommes. Michel goûta un plaisir enfantin à constater qu’il n’avait pas abîmé la neige. Une si belle neige ! Par endroits, elle était polie et mate comme une dalle. Et, ailleurs, elle se gonflait en mousse savonneuse, s’éparpillait en poussière de diamant. Une ombre mauve très douce doublait l’épaule d’un mamelon. Un corbeau volait, noir d’encre. Après l’avoir regardé, il vous restait dans l’œil des phosphorescences diffuses. La conscience de cet infini donnait la nausée. Une saveur de fer pénétrait dans la gorge, dans les narines. Michel ouvrit sa cantine, but un gobelet de rhum, qui lui déchira les entrailles, frémit d’une brusque chaleur et pensa qu’il allait dormir.

— On arrive, cria le cocher.

— Où ?

— Là-bas ! Cette tache brune. C’est le relais. On a marché vite. Les chevaux sont fameux.

Au relais, les garçons d’écurie, encouragés par un bon pourboire, amenèrent des chevaux frais. Michel s’accorda une collation rapide, fit quelques pas pour se dégourdir les jambes et remonta dans le traîneau. Et la course reprit, dans la même neige croustillante, sous le même ciel blême, à croire que l’attelage n’avait pas avancé d’une verste depuis son départ de la ville. De nouveau, l’espace et le temps ne furent plus que des conventions. Un néant impeccable s’ouvrait devant ces trois chevaux et ces deux hommes, reliés par des bouts de bois et des lanières de cuir, Michel voulut réfléchir, mais toute réflexion paraissait impossible. Sa tête s’était sclérosée, durcie dans l’éther. De seconde en seconde, il devenait plus bête et plus nu, plus neuf et plus inhumain. Il se sentait loin de Tania, loin des enfants, loin de tout ce qu’il pensait être lui-même. Il vit le ciel s’assombrir, le vent se lever. Le traîneau suivait la Volga, traversait des affluents, dépassait des îles, gravissait des berges infimes.

Un relais surgit. Les chevaux ralentirent. Michel but, mangea, parla, paya, repartit, avec un autre cocher et d’autres bêtes, pour le même horizon tremblant. Comme le soir tombait, ils atteignirent enfin un hameau enseveli sous la neige. Devant la bâtisse, était planté un poteau bariolé de noir et de blanc, et surmonté d’une lanterne à pétrole. Les armes de l’empire décoraient le fronton de la porte. Le traîneau s’engouffra dans la cour. D’autres voitures y étaient arrêtées. Une vapeur blonde sortait des écuries. Le tintement d’un marteau venait de la remise où travaillait le charron. Entre la remise et les écuries, se trouvait l’édifice de la poste, bossu, écrasé de neige. Michel pénétra dans la salle commune qui était pleine de monde.

Un fanal, accroché au plafond, éclairait cette pièce misérable, décorée d’icônes et de lithographies en couleurs. Une fumée âcre tournait sur place. Des civils, des militaires étaient encaqués dans la cabane, et somnolaient, allongés sur les banquettes, ou adossés au mur. Leurs chaussures baignaient dans des flaques de neige fondue. Des reliefs de repas traînaient sur le plancher raboteux. Un chien maigre passait entre les jambes, reniflait les bottes, happait un quignon de pain. L’air sentait l’alcool, le cornichon aigre, les pieds. Quelques regards vagues se levèrent vers le nouveau venu. Le maître de poste, un gros homme mafflu, au nez gonflé de petites veines violettes, s’approcha de Michel et lui dit en bâillant :

— Faudra passer la nuit ici, barine. La tempête va commencer. Déjà, elle balaie au nord.

— Et tous ces gens ? demanda Michel en désignant les voyageurs assoupis.

— Ils attendent comme vous.

Michel avisa dans l’assistance quelques officiers qui devaient être chargés de missions, et des employés de la poste, assis près de leurs sacs en toile.

— Les employés de la poste ont un droit de priorité, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Évidemment, barine. C’est la loi.

— Et les officiers ?

— On les servira ensuite.

— Combien prévoyez-vous de traîneaux pour la poste ?

— Cinq.

— Et pour les officiers ?

— Quatre.

— Les civils devront donc attendre longtemps ?

— Un peu, un peu…

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, avec l’aide de Dieu, vous pourriez vous remettre en route demain, vers midi ou deux heures…

— Je n’ai pas de temps à perdre. Je veux repartir à l’instant, dit Michel.

Un coup de vent furieux fit craquer la porte. Le maître de poste se signa :

— Sortir des chevaux par un temps pareil serait un crime contre le Ciel. Aucun cocher n’accepterait. Et moi-même…

D’un geste brutal, Michel fourra quelques billets froissés dans la main de l’homme. Celui-ci poussa un soupir et cligna des yeux.

— Il y a bien Siméon, dit-il. Lui, il connaît la route. Il n’a pas peur. Seulement, il a femme, enfants… Vous savez ce que c’est… La vie est chère, l’argent est bon marché…

— Je m’arrangerai avec lui, dit Michel.

Une demi-heure plus tard, un traîneau attelé l’attendait dans la cour. La tempête s’était levée. Le vent rapide emportait les voix. Siméon se tenait près de ses bêtes. C’était un gaillard puissant, à la barbe noire, aux yeux cruels. Il accepta sans mot dire le pourboire que lui tendait Michel et se hissa lourdement sur son siège. Le traîneau partit, d’une glissade unie, vers l’horizon. Les lumières du village disparurent. Dans le ciel sombre, se formaient et s’éboulaient des continents aux rivages de soufre. La neige volante piquait le visage, emplissait les narines, aveuglait les yeux. Un sifflement continu, lamentable, rasait la terre. Puis venait un silence parfait, un point d’orgue sinistre, et les chevaux avançaient dans ce vide sans couleur et sans voix. Mais, déjà, quelque part, se gonflait un poumon de ténèbres. Les bêtes hennissaient, secrètement averties. On voyait s’agiter leurs crinières de soie, chauvir leurs oreilles intelligentes. La nuit prenait son élan, à l’autre bout du monde. Michel sentit comme une variation de pression atmosphérique dans ses tempes. Et, brusquement, le traîneau fut frappé, bousculé, enlevé par une vague de fond. Les chevaux luttaient de la tête, du poitrail, contre l’ouragan. Le cocher se cramponnait au siège. Michel perdait le souffle dans ce tumulte fou.

— Barine, que faut-il faire ? hurla le cocher d’une voix impuissante.

— Avance, répondit Michel.

— On ne voit plus la route.

— Tu la retrouveras.

Et le traîneau, lentement, d’une manière vague et stupide, tressauta, tangua dans le déluge des cristaux dansants. Michel, le cœur serré de plaisir et d’angoisse, se rappelait une image qu’il avait remarquée, autrefois, dans un livre d’enfant : une troïka prise dans la bourrasque. Jadis, il avait souri de cette lithographie naïve, maintenant il en admirait l’exactitude et la sobriété. C’était bien ça. Du noir. Du blanc. « Pris dans la bourrasque. » Il répétait machinalement le sous-titre de l’illustration. L’attelage s’arrêta. Les grelots se turent. Dans la clarté louche du soir, virait une fantasmagorie de plumes, de diamants, de perles irisées. Les yeux ne servaient à rien au-delà de ce papillotement de gemmes scintillantes. Puis, les chevaux repartirent, têtus, titubants, harassés. Michel alluma une lanterne à acétylène, qu’il avait emportée par mesure de précaution. La lumière jaune éclairait la barbe du cocher, salée de givre, ses coudes, le cuir de son siège, un coin de son bonnet. Quelques instants plus tôt, Michel pouvait discerner la tête du limonier. À présent, il ne la voyait plus. Les guides s’en allaient, poudrées de blanc, vers on ne sait quel attelage nocturne.

— Ça fait bien une demi-heure qu’on n’a plus vu de poteaux télégraphiques, dit le cocher. C’est mauvais. Il faudrait rebrousser chemin.

Une clameur folle lui répondit. Le ciel crevait, se vidait de ses voix et de ses neiges. Un dôme de pendeloques s’écroulait sur la tête des voyageurs. Les chevaux firent un écart brusque et s’immobilisèrent, effarés, renâclants. La lanterne palpita, s’éteignit. Michel la ralluma en la protégeant avec son manteau.

— C’est la colère de Dieu, barine, dit le cocher d’une voix sourde. Il s’est éloigné de nous. Et les forces mauvaises s’amusent.

Il se signa.

— Ne fais pas l’imbécile, dit Michel. Fouette tes chevaux.

— Pour tout l’or du monde, je ne lèverai pas mon fouet. Dieu veut notre mort. Ce serait péché de la lui refuser.

Une rage subite envahit Michel. Il saisit le cocher par le bras et se mit à le secouer en criant :

— Vas-tu m’obéir ?

Le cocher sauta dans la neige.

— Vous pouvez crier. Moi, j’ai compris. Moi, j’aime mieux me coucher par terre.

— Eh bien, reste là. Je poursuivrai la route tout seul.

Et Michel fit mine de ramasser les guides.

Aussitôt, le cocher revint à son siège :

— Ce n’est pas juste, barine. Il faut se soumettre. Qu’est-ce que c’est que la vie ? Je n’ai pas connu mes parents. Ma femme me trompe. J’ai une fille qui se perd en ville, et qui ne mange pas à sa faim pour pouvoir se payer du rouge et de la poudre…

— Et ton fils est malade, je connais l’histoire, dit Michel. Combien veux-tu ?

— Quatre roubles, Votre Excellence, dit Siméon en baissant la tête.

— Les voilà.

— Ah ! je suis damné, gémit Siméon. Vos quatre roubles, je les ai demandés pourquoi ? Est-ce qu’on peut acheter le paradis avec quatre roubles ?

— Non, mais de la vodka.

— Il s’agit bien de vodka ! Les démons nous traquent. C’est leur jour de fête. Ils veulent notre peau. Aïe ! Aïe ! Comme ils crient ! Écoutez-les… Brr… Brou… Bzz… Tfou… Allez-vous-en, maudits ! Il faudrait un peu d’eau bénite. Quelques gouttes sur leur museau, et ils n’oseraient plus revenir.

Michel ouvrit sa cantine, versa un gobelet de vodka et l’offrit à Siméon. Siméon prit le gobelet d’une main tremblante, le bénit d’un signe de croix, le vida, clappa de la langue.

— C’est de la bonne marque, dit-il, et il souffla comme une otarie dans sa moustache.

— Je te donnerai toute la bouteille, si tu nous amènes sains et saufs au prochain relais.

— Le prochain relais, c’est le sein d’Abraham, dit le cocher, en tendant de nouveau son gobelet.

Il but un second coup, essuya sa barbe d’un revers de la manche et murmura :

— Saint Néphonte, le bienheureux, protège-nous contre les démons. Saint Cyprien, prêtre et martyr, chasse les maléfices.

— Alors, on repart ? demanda Michel.

— On repart.

Le traîneau repartit, mais, au bout de quelques foulées, le cheval de volée, à gauche, trébucha et plia un genou dans la neige.

— Relève-toi, carne ! hurlait Siméon. C’est un homme généreux que tu transportes !

Une brusque accalmie succéda aux hurlements de la tempête. Dans le silence infini, seule persistait une plainte monotone, humaine, comme le gémissement d’un blessé, comme l’appel d’une pleureuse. La neige tombait, droite, sage, à petits flocons paresseux. La nuit devenait conciliante. Mais, très vite, un regain de colère drossa l’ombre, la tordit, la poussa, la brisa en poussière glacée contre ce frêle îlot de bois et de chair. Il n’y avait plus de raison pour que la bourrasque prît fin. Jusqu’à l’aube, le monde serait voué à ce désordre furieux. Or, l’aube était loin. Pour la première fois, Michel éprouva la crainte de la mort. Le doute n’était pas possible. Siméon avait perdu sa route. Égarés en pleine steppe, les voyageurs ne pouvaient compter sur aucun secours. Et la défaillance venait vite dans ces régions de froid intense et de solitude.

— Alors, tu te relèves, ma charogne, ma colombe ? gueulait Siméon.

Le cheval se releva.

— On fonce droit devant nous ? demanda le cocher.

— Non, dit Michel. Il faut d’abord retrouver la route.

— Cela, même pour dix roubles, j’en serais incapable, dit Siméon. Je veux bien avancer, puisque vous me dites d’avancer. Je reculerais, si vous me disiez de reculer. Je crois même que j’escaladerais le ciel, sur l’ordre de Votre Seigneurie… Mais la route…

Michel frémit d’impatience. Il pensait à Tania, à ses affaires. Une chambre bien chauffée, un travail dur et passionnant l’attendaient à Astrakhan. Et il était ici, bloqué en pleine steppe, à demi mort de froid. Déjà, il ne sentait plus ses mains, son visage. Un goût de sang était entré dans sa gorge. Le bord de ses paupières lui faisait mal. Il ramassa de la neige sur la couverture et s’en frotta le nez, les joues, pour se ranimer.

— Il n’y a pas trente-six solutions, dit-il enfin. Descends de ton siège. Prends ma lanterne et marche. Moi, je t’attends ici. Tu décriras des cercles de plus en plus larges autour du traîneau, jusqu’à ce que tu rencontres un poteau télégraphique. Alors, tu me feras signe. Je te rejoindrai avec l’attelage. Et tu recommenceras pour le poteau suivant. Ainsi, nous retrouverons la route…

— Que je parte ? glapit le cocher. À pied ? Comme ça ?

— Tu préfères crever sur place ?

— Je crois que oui, dit Siméon en se grattant la nuque.

— Alors, je me dérangerai moi-même.

— Non.

— Tu veux boire avant ?

— Le froid est vif et l’homme est faible.

— Eh bien, bois et va-t’en.

Siméon but un troisième gobelet et ses yeux brillèrent.

— Une bénédiction, dit-il en soupirant.

Puis, il sauta à terre, releva sa houppelande et en fixa les coins dans sa ceinture de drap. Michel s’assit sur le siège du cocher et prit les guides. Les chevaux, inquiets, bougeaient leurs oreilles. Une vapeur rose sortait de leurs naseaux. Siméon empoigna la lanterne, enfonça son bonnet jusqu’aux mâchoires, et se mit à marcher, en trébuchant à chaque pas, dans la neige molle. La lanterne, à vitres carrées, éclairait sur trois côtés. Michel la voyait se balancer, toujours plus lointaine, plus vague. Elle illuminait la silhouette trapue de Siméon. Bientôt, Siméon disparut, avalé par l’ombre mouvante. Et seule demeura dans la nuit la petite bouée radieuse, qui se dandinait. Michel regardait, le cœur serré, les yeux bridés par l’attention, cette flamme vivante, qui errait à travers l’immensité de la steppe. On eût dit une âme en peine, à la recherche de quel enfer, ou de quel paradis ? Toutes les chances de Michel étaient suspendues à ce clignotement minuscule. Le fanal s’évanouit, remonta, s’évanouit encore. « Il est tombé. Il se redresse. Sûrement, il ne trouvera rien. » Mais, obstinément, le feu follet poursuivait sa course.

Michel appela :

— Siméon ! Siméon !

L’espace buvait ses paroles. Depuis combien de temps Siméon était-il parti ? Dix minutes ? Une heure ? La lanterne hésitait, aux confins du monde. « J’ai confiance. Cela ne peut pas finir si bêtement. Tant de choses à faire. Une si jolie femme. Des enfants bien portants. Et, tout à coup… Non, non… » Un cheval hennit. Michel écarquillait les yeux, prêt à pleurer, à crier de rage. Tout le noir de la nuit, tout le blanc de la neige lui coulaient dessus. Il était pris dedans, enterré, englué. Il mâchait, crachait, mâchait encore ce gel, cette odeur d’éther et de mort pure. Maintenant, il était fâché d’avoir laissé partir Siméon avec la lanterne. Il importait que le cocher revînt au plus vite. Tant pis. On attendrait jusqu’au petit jour. Cela valait mieux. « Comment organiser cette attente ? Soyons pratiques. On couvrira les chevaux. Siméon se couchera près de moi, sous les fourrures. Ainsi, nous nous tiendrons chaud. Nous disposons de quatre bouteilles d’alcool. Deux bouteilles par tête. Cela fait combien de gobelets ? Oh ! je ne sens plus mes doigts. Où donc est Siméon ? On ne voit plus sa lanterne. Peu importe. Une crapule, ce Siméon. Mais je n’ai plus que lui. C’est drôle. Mon dernier ami… »

Michel tressaillit. Les chevaux tiraient le traîneau, à petits pas tremblants. « Surtout, ne pas rester sur place. La neige nous ensevelirait. Et il y a Tania, les enfants. Au fait, suis-je encore vivant ?… Siméon ! Siméon ! »

Le cheval timonier rua, battit de la queue. Michel se laissa descendre dans la neige, s’avança vers la bête, lui souffla doucement sur le nez, la chatouilla derrière les oreilles en murmurant des mots de tendresse. Les deux autres chevaux, attelés en bricole, rapprochèrent leurs têtes de Michel et lui poussèrent au visage une haleine chaude. Trois paires d’yeux, aux cils hérissés de givre, aux larmiers injectés de sang, le regardaient avec tristesse. Michel recula, se tourna pour voir la plaine. Rien. Rien. Il lui semblait que les flocons de neige montaient de la terre vers le ciel et se divisaient en bulles de lait, en croix de Malte lumineuses. Des arcs-en-ciel phosphorescents, des auréoles, des prismes, des charnières d’or se composaient au zénith. Un mirage ? Michel pressa sa figure contre ses moufles craquantes. Les os du front lui faisaient mal. Puis, il écarta ses mains, battit péniblement des paupières. Et, soudain, là-bas, dans le néant tumultueux, il aperçut un halo jaunâtre qui s’abaissait et se relevait lentement. Une fois. Deux fois. Trois fois. Plus de doute. C’était le signal.

Ivre de joie, Michel escalada le siège du cocher et fouetta ses bêtes. L’étoile rayonnante le guidait, à ras de terre. Il allait vers elle, à travers des épaisseurs de vent et de neige, d’ombre et de froid. Une légère usure apparut dans le rideau des flocons. Les chevaux entraient dans une région plus clémente. Le corps de Michel, privé de pensée, obéissait à l’instinct de vivre. Déjà, il distinguait la forme d’une épaule, une tête, des stalactites dans la barbe de Siméon. Et, derrière lui, le fût d’un poteau télégraphique. Un vrai poteau télégraphique, planté là par des hommes, pour servir la cause des hommes. C’était une belle colonne de sapin, rugueuse, craquelée en long, avec des beignets de neige, collés çà et là sur les aspérités. La tempête s’apaisait, devenait paternelle. Michel descendit, appliqua son oreille au bois du poteau, écouta, le cœur défaillant, chanter les fils d’acier dans le ciel invisible. Une rumeur de vie.

— Nous sommes sauvés ! cria-t-il.

— J’ai les pieds gelés.

— Bois encore. Et voilà pour toi.

Siméon vida le gobelet, empocha l’argent et partit à la recherche du poteau suivant. Michel regardait avec sympathie, avec amour, cet inconnu, ce froussard, cet ivrogne – son compagnon – qui s’enfonçait dans la nuit neigeuse, une lanterne au poing.

Ils arrivèrent au relais à deux heures du matin. Le ciel nettoyé, étoilé, veillait sur une plaine calme.

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