San-Antonio Chérie, passe-moi tes microbes

AFIN DE BIEN TE FAIRE PIGER CE QUI SUIVRA…

Je m’arrêterais bien pour pisser, dit le gros chauve qui portait des chaussettes mauves trouées aux talons.

Tu pisseras un autre jour, répliqua hargneusement son compagnon, un petit homme sec à tête d’obsédé sexuel.

Une médaille pieuse représentant peut-être Jésus (ou l’un de ses péones ?) sautillait sur sa poitrine creuse mais velue. Il avait des tics et un certain don pour les exploiter. Grâce à eux, il donnait l’illusion d’être un intellectuel maussade.

Les deux hommes gravissaient un sentier de montagne qu’on appelait jadis « muletier ». Mais les mules sont en voie de disparition, oh ! la la ! tu parles, avec la mécanisation, merde !

Le gros renonça à son besoin de pisser et geignit à cause de ses sandales à semelles de cuir qui glissaient sur les roches polies. Son compagnon d’escarpement suggéra qu’il devait être plus con encore qu’il ne le supposait pour se chausser de la sorte avant une escalade. Alors le gros renonça à se plaindre et continua de gravir la pente pour bouquetin, plié en deux sous le poids considérable d’un paquet bizarre et de forme allongée.

Le soleil en mettait un coup. Des insectes crépitaient dans le peu de végétation qui semblait extirpée d’un herbier tant elle était roussie et privée de sève.

On voyait la vallée verdoyante, en bas, dans des confins de carte postale. Une route bleue s’en évadait pour partir à l’assaut de la montagne. Plus elle montait, plus elle décrivait de lacets, et plus les boucles de ceux-ci se nouaient serrées. A mi-montagne, cette route s’attardait le long d’un formidable ouvrage d’art bâti en éventail. L’énorme coquille de béton était un barrage chargé d’accumuler les eaux vives d’un minuscule torrent. A voir le lac qui résultait de l’ouvrage, on avait du mal à admettre qu’il avait été enfanté par ce ruisseau aux eaux cabriolantes.

Le gros chauve et le petit sec parvinrent à une sorte d’entablement naturel qui dominait admirablement le barrage. D’où ils se trouvaient, ils avaient une vue imprenable sur la route qui le couronnait ainsi que sur la construction technique se trouvant sur la rive droite du torrent, légèrement en aval. Une esplanade goudronnée s’étalait, miroitante, devant la construction géométrique qui tenait du blockhaus et de l’usine. Des drapeaux claquaient à l’extrémité de trois mâts de hauteur décroissante. Devant ces drapeaux, s’élevait une petite estrade chargée de soutenir la sottise d’un tribun dont il était visible qu’on attendait la venue. Des militaires manœuvraient mollement dans la chaleur. Un service d’ordre d’apparat se préparait à ordonnancer une flambée de circulation. Des civils graves et importants tournaient en rond comme des animaux attendant qu’on leur donne à manger. Bref, une ambiance d’inauguration républicaine régnait.


Qu’attends-tu pour déballer cette chirie de paquet ? interpella rudement le petit sec à tête d’obsédé sexuel.

Le gros chauve reprenait son souffle en confiant son regard inintelligent au vide d’alentour.

Pourtant il murmura :

Pourquoi qu’tu l’appelles cette chirie de paquet puisque c’est pas toi qui l’as charrié ?

C’était plutôt philosophique comme réponse, et son interlocuteur y réfléchit, cependant que le chauve délaçait la housse de grosse toile imperméabilisée.

Le petit sec s’assit sur un rocher opportun, plat et propre.

La montagne sentait bon les plantes folles. Elle était parcourue de légers frissons, à cause des lézards qui pullulaient dans la contrée.

Le gros chauve déballa un appareil cylindrique, assez étrange, doté d’une lunette de visée, et muni d’un trépied télescopique. L’engin ressemblait à une lunette astronomique et aussi à un bazooka. Des petites poires de réglage, en caoutchouc gris, pendouillaient un peu partout du cylindre, comme des entrailles arrachées.

D’où qu’on est, assura le gros, on peut nous voir d’en bas comme un nez au milieu de la figure.

Et alors ? riposta le sec. Qu’est-ce qu’on fait de mal ?

* * *

A l’avant, il y avait trois motards en flèche, gantés de blanc. Puis venait une bagnole de la police, bleue et assez mesquine, et enfin le cortège, composé de voitures noires, bien briquées, dont l’une s’enorgueillissait d’un fanion tricolore. A l’intérieur, Sauveur Linduré, ministre d’État, repassait la péroraison de son discours. Certes, il lirait celui-ci, pourtant il tenait à lancer ses derniers trilles sans papier, dans une belle gueulée à trémolos, ponctuée de gestes adéquats. Il avait remarqué que les discours ressemblent aux courses cyclistes qui se gagnent souvent dans les ultimes mètres. Il convenait de placer un démarrage oratoire au bon moment, quand les assistants atteignent la période de somnolence. Une phrase brutale pour les rafraîchir, une autre pour les survolter. Et alors, the end magistral, avec peu de mots, mais des bien ronflants, des qui te ressemellent les pompes avec le sol de la patrie et te conduisent droit à « l’hymnational ».

V’là ces messieurs ! avertit le gros chauve.

Le sec qui somnolait en évoquant du passé agréable se redressa. Son front longtemps exposé au soleil lui cuisait. Il regarda en direction du barrage. Beaucoup de badauds s’étaient coagulés autour des oriflammes, arrivés dans des voitures que les forces de police avaient fait ranger le long de la route. Ces gens étaient venus comme au Tour de France, regrettant confusément de n’avoir que Sauveur Linduré à applaudir au lieu de Poulidor.

Les officiels débarquèrent au niveau de l’estrade. Des gens s’entre-serrèrent la main, quelquefois à plusieurs reprises de crainte d’en oublier. Puis il y eut une musique militaire, très fringante, jetée aux échos comme du grain aux oiseaux. Après quoi, Sauveur Linduré se détacha des autres, car le propre de la puissance, c’est l’isolement, et il gravit les quatre marches de l’estrade destinées à faire de lui un être d’élite.

Il chaussa son nez de grosses lunettes à monture d’écaille, et ressembla, de loin, à un hibou. Il promena alors sur la foule rassemblée un de ces regards sûrs que confère la puissance. Puis il tira de sa poche une liasse de feuillets qui inquiéta l’auditoire. Le bruit des papiers dépliés, amplifié par le micro, fit songer à un gigantesque lavatory bondé de chieurs.

Sauveur Linduré attaqua, d’une voix musclée mais lubrifiée, parfaitement étudiée au magnétophone :

Il en est des hommes comme des castors


Ça te va ? demanda le gros chauve aux chaussettes trouées en retirant sa prunelle gauche de l’œilleton.

Le petit sec s’approcha et riva son meilleur œil à la visée de l’engin. La mire en croix découpait la nuque du ministre en quatre parties mouvantes.

Il est encore plus déplumé que toi, fit-il. Bon, fais chauffer.

Le gros actionna la manette chromée d’un bloc métallique raccordé au faux bazooka par plusieurs câbles. Un petit voyant orange s’alluma.

C’est bien qu’il soit gros, murmura le sec pour lui-même.

A cause ? grommela son compagnon qui crut la phrase allusive.

Parce qu’il bougera moins. D’ailleurs il lit, ce qui lui garde la tronche fixe.


— … le génie humain, ce dompteur de planète


Il aimait bien cette phrase, Linduré. Car elle était de lui. C’était d’ailleurs la seule du discours qu’il eût enfantée. Pour la faire applaudir, il abaissa son papelard et attendit. Quand un orateur agit de la sorte, son auditoire comprend spontanément qu’il est convié à battre des mains et ne manque pas de souscrire à la requête, moins pour donner satisfaction au tribun que pour abréger la durée de sa prestation.

Il y eut donc des bravos-remoulades.

Linduré sourit, content, et répéta :

Le génie humain, ce dompteur de planète

Ce fut à cet instant précis que le petit sec, là-haut, actionna la détente à câble de son instrument.

— … et qui se joue de la nature, poursuivit le ministre.

Il porta sa main-à-gestes à sa nuque pour masser l’arrière de son génial crâne où venait de se constituer un picotement désagréable. Mais le picotement continua après qu’il eut retiré sa main. Il poursuivit la lecture de son discours. Le picotement ressemblait de plus en plus à l’action d’une vrille.

« J’espère qu’un de ces abrutis aura de l’aspirine ! » songea Sauveur Linduré en arrière-plan.

Il continua de lire, d’une voix qui, sans qu’il en eût conscience, s’était faite un peu hasardeuse.

Parvenu enfin au point de péroraison (marqué d’un trait rouge) où il devait larguer son entraîneur et foncer seul sur la piste du vélodrome, le ministre coula le papier dans sa poche, se racla la gorge et voulut lancer le cocorico superbe et généreux.

Mais il resta muet.

C’était le trou, le vide, le blanc intégral.

Il essaya de rappeler à son esprit ces beaux mots bien briqués qui se refusaient. En vain. Il dut recourir à ses paperasses et lire la fin de son texte d’une voix morne et creuse, sans impact.

Après quoi, furieux après lui, il descendit rageusement de l’estrade dans un crépitement de bravos polis.

A cet instant, il ne savait pas encore qu’il venait de perdre définitivement la mémoire.

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