Un recoin du livinge a été arrangé en bureau. Il est surélevé d’une marche, si je puis dire, et on enfonce dans les papiers qui le jonchent. Des classeurs disloqués, des factures, des notes, des babilles commerciales relatives à des faits de la vie courante. Toute la paperasserie d’un ménage, quoi : gaz, impôts, Sécurité sociale, quittances de loyer, le reste, tout le reste…
Je mets une demi-plombe à tout examiner, espérant découvrir ce que l’autre cherchait. Mais lui n’a pas trouvé en sachant ce qu’il cherchait. Alors moi… Eh bien moi, je trouve ce que je ne cherche pas, justement.
Pile !
Et ça me fait broncher comme un canasson devant un obstacle qui l’emmerde. Il s’agit du livret de famille des Mudas. On se rencontre au détour d’un classeur disloqué, lui et moi. Dès la première page, il m’agresse, le bougre.
Car il me révèle, en baths caractères admirablement calligraphiés, le nom et le prénom de Mme Mudas.
Son prénom est très joli, et il fait opérette : Rose-Mary. Son nom en vaut un autre, sauf qu’il me fait bondir à l’intérieur de mes méninges : Chultenmayer.
Tu te rappelles encore ?
Chultenmayer ! Le nom du fameux savant, inventeur du rayon à paumer la mémoire.
Bath, non ?
J’aime bien qu’une histoire se morde la queue.
Plutôt la sienne que la mienne, hein, après tout.
Donc elle est apparentée, la jeune Mme Mudas, au professeur Chultenmayer ! Qui sait : elle est peut-être sa fille. Sa fille abhorrée, puisque, d’après ses dires, son papa la déteste.
Bon : je me trisse. Class à la fin de cet appartement riche en catastrophes.
Faut absolument que je jacte avec la pipelette. Le porche est désert, la lourde refermée. Est-elle rentrée se pieuter ?
Ses locataires du second ont remis le couvert pour un nouveau steeple-chaise. Leurs bramances retentissent dans le vaste puits obscur de la cour et s’envolent vers les étoiles qui, elles aussi, reluisent à ne plus pouvoir. C’est vrai que la dame dit bien ce qui se passe, dans leur plumard, comme quoi son bonhomme est couché sur le dos et qu’elle le monte en amazone, position provoquant des frottis intéressants, pas prévisibles quand on n’est pas en posture opérationnelle. Il paraît qu’il gode comme l’obélisque de la Concorde, Michel (il s’appelle Michel). Et il l’aurait en arc de cercle, le mandruche, ce déluré. Sa petite cavalière continue la chasse à courre avec célérité, sinon discrétion. Elle l’implore, le Michel, qu’il lui carre un doigt dans le baigneur, manière d’agrémenter, et qu’il lui gazouille des salingueries fouetteuses. Mais c’est pas un imaginatif, question vocabulaire. Il a pas le lyrisme du chibre, cézigue-pâte. Triquer, ça banco, il assume avec brio, seulement son texte est faiblard. Il néglige la colonne de droite, comme on dit dans le cinoche. Ses trouvailles sont pauvrettes et piteuses ses épithètes. Tout ce qu’il trouve à lui dire c’est « Vas-y, vas-y » ce qu’elle obtempère de bon cœur et il se contente de la traiter de « vicieuse », ce qui va de soi ; et tout à lavement, comme dit Bérurier.
— Vous voudriez tenir avec un chabanais pareil ? demande une voix d’ombre ; celle de la cerbère en manque. Vous trouvez que c’est une vie, entendre ça près d’un vieux kroum en train de roupiller ? Écoutez, y a des moments, si j’m’écouterais, je grimperais chez les Dupondard, me rejoindre à leurs z’ébats. Me ferais toute petite, mais utile. Je demande pas d’êt’ à l’orchestre, moi, un strapontin au poulailler m’suffit. Je lécherais les burnes au m’sieur pendant qu’il pratique, ou bien je crougnouterais madame, n’importe, j’sus pas sectaire, mais je participerais, quoi.
Cette émule du baron de Coubertin est en pleine dérive sexuelle. M’est avis qu’elle va finir au cabanon d’ici bientôt, avec comme dame de compagnie une betterave sucrière.
— Que ne montez-vous, soupiré-je, votre coopération serait peut-être la bienvenue ?
— Pensez-vous ! Y a pas plus fiers que ces saligauds, lui il travaille au ministère de la Marine et sa pouffe s’occupe d’une œuvre patronnée par l’Élysée. Jamais y n’répondent à mes bonjours, c’est pas pour me laisser leur bouffer l’oignon, réfléchissez ! même qui soyent en chaleur. Ou alors faudrait pouvoir interviendre au dépourvu, comprenez-vous ? Être là. Le temps d’un coup de sonnette, tout le monde débande et reprend sa respectance en même temps que son pyjama. Les vaches !
Brusquement, ivre de rancœurs et de refoulage, elle se met à hurler :
— C’est bientôt fini, vos saloperies, là-haut, les Dupondard ? Y a des gens honnêtes qu’ont besoin de dormir, nom de Dieu !
Les voix de la pâmade se taisent. La mère Piégeapaf soupire.
— Bon, c’est carbonisé pour ce soir. Je vais essayer de tailler une p’tite pipe à mon singe, des fois qu’il aurait un retinton, ce con ; mais y a plus que le tiercé qui le fasse triquer, ce vieux peigne ! Pourvu qu’Bamboula soye bien là demain matin…
— Chère nostalgique amie, lui fais-je, j’ai besoin de quelques éclaircissements à propos de Mme Mudas.
— Elle est partie, j’me tue à vous dire !
— Yes, mais était-elle seule ?
— Seule avec une valise, moui.
— Avait-elle l’air pressée ?
— Très pressée.
— Avez-vous eu l’impression qu’elle fuyait un danger ?
La vioque me prend le bras, ce dont je frémis rien qu’à t’y dire, et m’entraîne vers la grosse porte, peu discernable dans les obscurités. Elle l’ouvre afin de bénéficier de la lumière du boulevard. Une clarté blême et coupante. Une clarté de nuit d’hiver, alors qu’il fait une chaleur semi-tropicale…
— Mettons-se là, fait-elle, j’aime baiser dans le noir mais causer à la lumière. Vous dites qu’elle fuyait un danger ?
— Non : je vous demande si elle donnait cette impression.
Elle me darde ses prunelles convoiteuses contre, la mère Jetepompe. Une vraie punition, cette mégère, avec sa couperose, ses cheveux rances, son regard gélatineux et ses fringues qui semblent dater d’avant la construction du vieil immeuble.
— Maintenant qu’vous m’l’disez, eh ben oui : c’est ça ! Je croyais qu’elle était pressée, mais en fait, elle avait la frousse. Sa manière d’regarder autour d’elle et même derrière. Avant d’sortir, elle a marqué un temps d’arrêt, puis elle a examiné le déhors avec circonscription. J’m’ai fait la réflexion qu’é vérifiait si quelqu’un l’attendrait. Selon moi, vous voudriez qu’je vous dise ? Elle venait d’apprendre la mort de son mari, cette pauvrette, et elle filait rejoindre le corps, non ? A cet âge, veuve ! Enfin, justement, jeune et jolie comme elle est, elle aura pas de mal à retrouver un jules. Ou plusieurs. Moi, à sa place, au lieu de m’remarier, je me ferais fourrer à tout berzingue par Pierre, Paul, Jacques : profiter un peu, quoi. Vaut mieux une chiée de types qui posent leur pantalon en votre honneur, plutôt qu’un seul qui vous le fait repasser, non ?
Elle rit.
Je lui rends cet hommage.
— Et quelqu’un l’attendait ?
— Non, elle s’est éloignée en direction du métro.
— Vous n’auriez pas remarqué une voiture à proximité, avec à son bord, un type qui paraissait guetter ?
— Non.
— Eh bien je vous remercie, chère madame. Bonne nuit !
Elle me crache aux souliers et exclame :
— Bonne nuit ! Me dire ça, à moi, avec un cul qui m’a jamais tant gratté et un vieux singe endormi, c’est bien pour dire de causer !