LE DERNIER ENDROIT OÙ L’ON CAUSE

— Que se passe-t-il ? demande Marie-Marie en levant le nez de son verre de « rose ».

Dans le hall, une certaine effervescence. Des Noirs en blouse blanche coltinent une civière bien lestée. Ils viennent de déboucher de l’escalier conduisant au sous-sol (dans le sens de la descente ou au rez-de-chaussée dans celui de la montée).

Des clients de l’hôtel regardent le cortège, avec cet air faussement désintéressé des gens d’un certain standing lorsqu’ils assistent aux misères de la vie.

— Une crise cardiaque, suggéré-je éhonteusement, ou bien une jambe cassée…

Le bar est très peuplé, mais nous avons trouvé une petite table discrète. Et alors, je me sens en posture d’amoureux. J’ai l’impression de venir à un premier rendez-vous, d’avoir dix-huit ans et beaucoup d’espoirs parce que beaucoup d’illusions… C’est rare comme sensation. De plus en plus. L’homme, il joue énormément à « recommencer ». Seulement ça lui retombe sur le pif, car le cœur n’y est pas à fond. Et quand le cœur n’y est pas, ce genre de performance est impossible. Or, là, le miracle se produit. Il « prend » bien. Tous les ingrédients se trouvent réunis en dosage parfait : la môme qui est devenue jeune fille, le dépaysement, une sensation de totale liberté. C’est tellement dur à constituer un état de grâce. Tellement improbable, tellement ténu.

Je lui prends la main. Elle sourit, gênée. Ce sourire fabuleux des adolescentes quand l’émotion d’amour les gagne et que leur timidité les ligote. Tu sais que je l’aime pour de bon, cette gosse ?

— Oh, dit-elle soudain, pour fuir la magie de l’instant. Tu sais, ce type, tout à l’heure, avec un imperméable vert ? Je me suis rappelé où je l’avais vu.

— Ah oui ? fais-je négligemment.

— Et ça va t’intéresser !

— Vraiment ? fais-je, intéressé.

Car c’est vrai que ça m’intéresse.

Elle s’apprête pour me dire, mais dans la vie, y a les impondérables, l’inattendu, tout ça, t’es au courant. Il t’est déjà arrivé que le bigophone carillonne au moment où tu vas limer ta mégère, non ? Ou bien que tu chopes l’angine du siècle le matin de ton départ tant attendu pour les îles de la Branlette ?

Au lieu de parler, elle se paralyse, la gentille. La femme de Loth (et Garonne) !

Ce qu’elle regarde se passe derrière moi.

Je me retourne donc ; en attendant d’avoir des châsses derrière la tronche, faut fonctionner avec les moyens du bord, pas vrai ?

Et tu sais quoi ? Tu sais qui ?

Pinaud !

César Pinaud tel que je ne l’ai encore jamais vu. Beau à hurler dans un complet de toile couleur sable et coiffé d’un casque colonial d’avant 1914.

— Tu crois que c’est lui ? murmure la Musaraigne.

La Vieillasse est en train de parlementer avec le barman. Il réclame une bouteille de muscadet. Le loufiat s’excuse de n’en pas avoir, propose en remplacement un Riesling qui indigne Pinuche, lequel s’est depuis lurette séparé du vignoble alsacien.

— C’est vraiment lui, confirmé-je. Lui en plein, lui pour tout de bon !

Et j’agite mon bras droit avant de m’en servir, manière de requérir l’attention pilnucienne.

Le Détritus m’aperçoit, ne marque aucune émotion et se lève pour gagner notre table.

— Ah, bien, bavoche milord Ganache, tu es en avance. Notre rendez-vous était pour midi, et il n’est que onze heures quarante-neuf, complète-t-il après un regard à sa montre digitale, dont il est très fier.

Notre rendez-vous !

Il sera dit, et fort bien d’ailleurs, que cette affaire est richement achalandée en péripéties basées sur la surprise.

Il tapote la joue de Marie-Marie.

— Bonjour, ma petite puce, ça marche, l’école ? Le calcul, la grammaire ? Je vois que tonton Antoine t’a amenée. Tu es en vacances ? Il faut bien profiter de ses vacances, elles constituent une soupape de sûreté pour l’élève.

Je l’interromps, car avec César, si tu lui coupes pas le fil, celui-ci se déroule sur des kilomètres, jusqu’à ce que tu t’endormes, puis te réveilles.

— Tu sais, César, qu’elle ne joue plus à la poupée depuis un certain temps déjà et qu’elle sait sa table de multiplication par cœur ? fais-je, histoire de tirer ma petite camarade d’embarras ; car une vieille seringue comme Pinuche, lorsqu’elle se met à faire le pépé gâteux, merci beaucoup !

— C’est bien, ça. C’est très bien, approuve Badernissima, je t’achèterai des bonbons, ma petite chérie. Moi aussi, j’étais doué pour les études. Mon seul handicap, c’était ma distraction.

— Mon cher ami, re-cou-pé-je, ta vie scolaire appartient à la préhistoire, or personne autant que moi n’est appelé à vivre le présent avec une telle intensité. Explique-moi un peu les raisons de ta présence ici ?

Le vieux nœud, avec son casque colonial et sa moustache grise, tu dirais le docteur Schweitzer déshydraté.

— Ben, nos vacances, explique-t-il. On me dissuadait, sous prétexte que la saison d’été de chez nous est celle des pluies ici. Certes, les ondées y sont fréquentes, mais les prix pratiqués en cette morte-saison sont, en revanche, tellement bas que nous nous sommes risqués, Mme Pinaud et moi-même, et que nous avons tout sujet de nous en féliciter. Le continent noir, vois-tu, n’importe les aspects sous lesquels…

Oh ! la vieille vérole purulente ! Ah ! l’infect furoncle à l’abandon ! Mais tu sais qu’il jacte pire qu’en France, au soleil ivoirien, ce zob pendant ! Faudrait lui poser des drains pour essayer de lui soutirer la verberie sanieuse, cézigue. Le résorber de la menteuse, un peu, que nos tympans puissent reprendre haleine, si j’ose exprimer.

— Bon, bravo, ta vieille et toi vous êtes venus en vacances. Ça, je pige. Mais je ne comprends pas que…

La Banane tranche :

— Et ces vacances nous font un bien, mais un bien ! Le dépaysement, veux-tu que je te dise ?

— Non !

— C’est indispensable pour la stabilité d’un individu. Il a besoin, l’individu, de se confronter à d’autres milieux, à d’autres gens… Rien qu’au plan climatique, déjà. A toujours végéter dans une ambiance constante…

— Pinaud, grondé-je, si tu ne me dis pas immédiatement qui t’a donné ce rendez-vous à mon nom, je te fais bouffer ce ridicule chapeau !

— Comment ça, à ton nom ?

— Oui, à mon nom. Car moi, cher Pinaud, moi, commissaire San-Antonio, doté de toutes ses facultés mentales et physiques — et faut voir quelles ! — , j’ignorais ta présence à Abidjan, et de ce fait n’ai pu te donner rendez-vous !

Le Badernien soulève le bord avant de sa cloche à fromage. Une mèche blanche et farineuse en profite pour tomber sur son front accordéonné, libérant une mignonne pluie de pellicules.

Il se tourne vers Marie-Marie, laquelle, amusée, assiste à ce puissant débat.

— Mon trésor, l’assombrit-il, pourquoi se fiche-t-il de ma figure jusqu’au bord du golfe de Guinée ? Si loin du pays, dans cette Afrique pleine de lumière et de spontanéité, sous ce soleil…

— Ave César ! Ah ! vé, tu me fends le cœur ! Je te jure sur la vie de Marie-Marie que je ne t’ai pas appelé. Et pour cause !

— Si ! C’était toi, catégorique la Vieillasse.

Buté, va !

Débris !

Corpuscule !

Momie !

Vesse-de-loup attardée.

Crépuscule !

Fin de section !

Halte !

— Non on on on ! hurlé-je, à deux doigts moins une main de la crise de nerfs.

— J’ai reconnu ta voix. Tu parlais d’un bar, y avait de la musique.

— Non-non-non !

— Si ! Même que tu m’as réveillé car je faisais la grasse. Ici, il faut faire la grasse, plus la sieste. Indispensable si l’on veut se maintenir en forme. Et grâce à la grasse, je reste en forme.

— En forme de quoi ? gouaille Marie-Marie.

— Quelle heure était-il ? reprends-je.

— Dix heures seize. Ces montres digitales, à quartz, t’enseignent l’exactitude. Lire l’heure à la seconde renforce ta notion de durée. Dès lorsque l’heure t’est donnée avec une précision absolue, tu réalises mieux le temps qui s’écoule, inexorable. Chacune des secondes qui culbutent sur ce cadran est un copeau de ma vie qui s’en va. Rien de plus fascinant, de plus…

— Tu loges dans cet hôtel ?

Le Planteur de Caïffa jette un regard méprisant sur les faux ors et vrai formica qui nous cernent.

— Juste ciel, non ! Nos goûts sont équilibrés. Ma chère femme ne tiendrait pas une heure dans ce palace. Nous habitons le Mon Bijou Hôtel, rue du colonel Sabrokler, un établissement parfait en tous points. Certes les vouatères sont au rez-de-chaussée et nous ne disposons que d’un lavabo par étage, mais l’accueil est de qualité et la table excellente ; si je vous disais, tenez, le menu d’hier soir : thon à l’huile, steack-frites, abricots au sirop !

— Toute l’Afrique, approuve Marie-Marie.

Pinaud repart. J’abandonne provisoirement. Quel amphigouri, hein ? Tu t’y retrouves, técoinsse ? Chultenmayer débarqué à l’Hôtel Ivoire sans ses deux femmes. Une voiture officielle qui vient le chercher. Un flic qui tente de me suriner, et je lui fais le coup de la molaire géante, Babar vous l’offre ! Et ce con de Pinaucul qui a reçu un coup de grelot de ma part…

— César !

Il est en train de blablater des choses rasoirs à ma gentille Marie-Marie. Je regarde l’heure : pas à sa tocante philosophique, mais à la mienne, qui se contente de deux aiguilles pivotantes. Midi juste.

Enfin, presque… Le chouette des montres traditionnelles, c’est qu’elles t’autorisent un brin de liberté dans l’interprétation de ce qu’elles te racontent.

— César ! répété-je.

— Quoi ? T’es tout pâle.

— Viens !

— Où ça ?

— Grouillons !

— Je vous suis ! décide Marie-Marie, tu ne penses pas que je vais moisir dans cette crèche jusqu’à la saint glinglin ?

Qu’elle vienne !

L’essentiel est que nous n’arrivions pas trop tard !

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