La clinique est discrète, au fond d’un parc. Elle n’appartient pas à des fraudeurs de fisc promis à des supplices ravaillaciens ; mais elle est des plus cossues tout de même. Le docteur Danloigne, un neurologue réputé du 16e, entre dans le petit salon où je me fais une patience en admirant les beaux complets et autres smockinges d’Edgar Schneider dans Jours de France. L’endroit est agréable, pimpant. Murs recouverts de tissus clairs, tableaux de bon aloi, ni trop abstraits, pas faire chier le borné, ni trop figuratifs pour ne pas hérisser le poil intellectuel ; meubles opulents, mais discrets. Bref, l’endroit idéal pour attendre la naissance d’un bébé. Une baie vitrée, dont le panneau est relevé, biscotte la chaleur, donne sur un jardin de rêve, plein de pollen et de gazouillis.
Mais je t’en reviens à Danloigne qui finit d’entrer d’un pas assuré de mec jouissant du pouvoir discrétionnaire.
— Alors, docteur ?
Sa blouse blanche est grande ouverte pour permettre l’épanouissement de son bide. Lequel burlingue est barré, à l’ancienne, d’une grosse chaîne de montre capable de servir au repêchage d’un car de touristes allemands dans le lac Léman.
Il fait la moue.
— Grave, très grave. Traumatisme psychique à effrénance concave. Le miurédique de Falstaff est durement atteint et je crains une lésion para-pontifiante du bulbe biscomeur premier ; ce qui, en clair, signifie qu’il y a appauvrissement smigard de la conchoïde monomade avec épilation négative blanche du Riva de Cossu endémique, comprenez-vous ? Autrement dit, si je veux schématiser, sa tourangelle sassanide a subi une convection unilatérale, dite encrafouillage de Saillet, qui provoque un aéropage multiforme de la bandoulière équilatérale. Vous êtes bien d’accord ?
— Mais…
— Les conséquences, me demanderez-vous ? Eh bien, elles sont de deux sortes. Primo, nous allons assister à un petafinage molduc du trublion carrossable ; secundo, il est prévisible que son balayage de spoliation va cranouffer. Je dis bien : cra-nouf-fer ! Et alors, alors là, alors…
Il lève ses bras courtauds dont un poignet des deux quels s’orne de la grosse cartier carrée.
Son visage ordinairement sanguin devient apoplectique.
— C’est mortel ? essayé-je de faire résumer.
— Non, mais…
— Mais quoi, docteur ?
— Je déclare tout net que c’est irréversible.
— Ce qui veut dire que mon ami a définitivement perdu la raison ?
Il renfrogne.
— Je n’aime guère ces formules toutes faites. Les affections mentales sont beaucoup plus nuancées, mon cher ami. Et rien ne me hérisse davantage qu’une personne qui me brandit le mot folie. La folie n’existe pas. Et comme elle n’existe pas, il ne saurait y avoir des fous. Nous nous trouvons simplement en face de cas. Vous m’entendez bien ? De cas.
— Et celui de M. Bérurier est désespéré ?
— Désespéré, non. Il est seulement définitif.
— Voulez-vous me dresser une rapide liste des fonctions mentales qui, désormais, ne lui seront plus permises ?
— Oh, c’est très simple : le patient a rompu définitivement avec son passé. Il ressemble à un enfant qui vient de naître, comprenez-vous ?
— Son intelligence ?
— Intacte, neuve même…
— Il est donc entièrement à rééduquer ?
— Exactement, mais où les choses se compliquent, c’est que cet esprit neuf se trouve dans un corps qui a déjà pas mal servi. Il va entrer en conflit avec les instincts et les habitudes physiques, vous comprenez ? Chez un individu nouveau-né, c’est l’esprit qui, d’emblée, assume le corps. L’acte est un ordre de l’esprit. Ici, la pensée ne précédera pas, mais au contraire suivra le corps, lequel est riche de ses habitudes accumulées et de l’expérience née de l’usage. Il y aura donc de fâcheuses rébellions dont je n’ose envisager les conséquences.
Là-dessus, le fameux docteur Danloigne me tend une main d’archevêque, potelée et cireuse, que je presse sans excès d’effusion.
Il va vers d’autres « cas », de sa démarche de cochon dressé sur ses pattes antérieures.
Ravagé par ce qu’il vient de m’apprendre à propos de mon malheureux camarade, mon frère de vin, mon ami d’en France, mon Béru, je quitte le délicat salon à mon tour.
Le vaste hall de la clique, je veux dire de la clinique, tout en verre fumé, en philodendron, banquette de vrai cuir, de jeunes infirmières revenant de poser pour Lui, le menstruel de l’élite ; ce vaste hall, donc, est présentement habité par deux dames, dont l’une pleure à tellement gros sanglots qu’il va me falloir relever le bas de mon pantalon impec pour gagner la sortie sans le mouiller.
Nonobstant mon égarement, je reconnais Berthe et Marie-Marie, mutuellement arrimées à leurs détresses. Elles m’avisent.
La Gravosse arrête d’éclabousser pour m’invectiver de sa voix de lavandière soûle :
— Ah, bravo, merci, charmant ! C’est du beau, c’est du propre. V’s’avez réussi à me le carboniser en plein, mon Béru, boug’ de charognard ! Madame ! Y vient d’m’appeler madame, et y m’a demandé si j’étais la femme de salle, bordel de merde ! Moi, Berthe, son épouse légitimiste. Madame ! Et Marie-Marie, y lu dit mademoiselle. L’y a même fait un brin de baratin, ce saligaud ! Comme quoi elle était choucarde et j’sais pas quoi z’encore, et qu’y l’aimerait y en glisser une format colosse ! Ses propres sales termes ! Mais y l’a avalé quoi t’est-ce, ce con, pour en arriver là : me dire madame, à moi, après m’avoir encore fourré pas plus tard que ce matin au réveil, hein ? Vous y avez donné quoi t’est-ce à assorber ? Il a pris quelle guise de gnon sur sa pauvre chère tête de lard, ce nœud volant ? J’vous annonce que ça n’se passera pas ainsi. J’éguesige des dédommagements et intérêts, moi ! Une pension de presque veuve ! Tout c’que j’ai droit ! Et j’ai des droits ! On va pas me le rend’ tout gâteux, tout pertubaté, l’Alexandre-Benoît. Un bonhomme de c’te santé, vitalité, bouffeur, buveur, bandeur à chevrons, nom de Dieu de foutre ! C’serait trop commode : prend’ des hommes de c’te vitalité, toujours un verre ou sa queue à la main, et les réduire en loques, qu’y z’appellent leur dame madame, chierie verte ! Un type jamais malade, que les grippes d’automne y passent à travers sans qui le coup fasse rire[4].
Pendant toute la montée de sa diatribe vengeresse, sa nièce lui a secoué le bras en protestant des « Tatan ! Allons, Tatan ! Voyons, Tatan » qui n’ont fait que lui stimuler l’énergie, à Berthe. Elle se tait enfin, ayant un pressant besoin d’oxygène. Les orateurs, on ne les réduit qu’ainsi : par manque d’oxygène ou besoin de pisser. Toujours la nature qui s’occupe de prendre tes patins.
Elle halète, ce qui fait péter deux boutons de son corsage mauve à gros iris bleus et jaunes, tiges et feuilles vertes, du plus plaisant effet.
— Gueule pas si fort, T’tan, quoi, merde ! rouscaille la ravissante Musaraigne. C’est pas de la faute à Tonio si Tonton a dérouillé une commotion, tout de même. Moi, si j’passerais sous un autobus en sortant du lycée, personne irait t’accuser.
Elle se campe devant moi, avec ses yeux pétillants plantés dans les miens, et sa bouche comme un fruit vivant au bout de sa branche.
— Ça lui est arrivé comment ?
Je narre, mornement. Tout le résumé de ce que tu sais et que bon, ça va bien, on va pas se mettre à rabâcher ici. Ma visite chez sa prof, ce que j’y ai dégauchi, le départ précipité d’icelle, et puis, ce matin, mon viron impasse de l’Eden. Et Béru qu’y radine de même. Les appareils, les recherches du professeur Chultenmayer, ce que m’a dit et montré Boujus. L’incorrigible tonton Bérurier, toujours partant pour les bêtises de grand style, s’asseyant devant cette visionneuse par pure curiosité, l’actionnant !
— Selon moi, conclus-je, il est demeuré trop longtemps sous l’action des rayons « Ubli ». Passionné, bien sûr, par le programme de la visionneuse, lequel programme n’a été conçu que pour mettre le patient en état de sérénité. Il rompt avec son passé, à considérer ce qui lui est montré. Devient une terre d’oubli, en quelque sorte…
— Terre d’oubli mes fesses ! repart la Gravosse en postillonnant des lèvres et des aisselles (d’ailleurs aussi, probable ; mais je n’ai pas mon équipement de plongeur sous-marin pour l’aller vérifier). Elle sude même des nichons, l’ombrageuse. Son bioutifoul chemisier vangoghien s’humecte d’abondance. Sa chevelure de charcutière d’avant-guerre se met à titre-bouchonner de toute part, et sa trogne pour roman de Zola empourpre tellement vite et fort qu’elle va incontinent virer au bleu prussien.
— Est-ce qu’v’rendez compte ce que je vais deviendre, moi, avec un connard abruti qui me dit madame, moi, son épouse légitimiste ? enchaîne Mme Bérurier.
— Vous referez connaissance, risqué-je, c’est ça, repartir de zéro. Une nouvelle existence s’organisera, vous aurez la capiteuse impression de le tromper sans pour autant commettre le grave péché d’adultère, ma gentille Berthe, songez-y !
Elle en tait de déroutement, me regarde comme un copain du Canard Enchaîné regarde un plombier venu sonner à sa porte, hausse ses musculeuses épaules de lutteuse foraine et me déclare, d’un ton assourdi :
— V’voudriez que je vous donnasse mon fond de pensée, Santonio ?
Comme je préfère ce présent à son fond de culotte, je lui réponds que j’accepte. Alors elle torche ses moustaches d’un revers de main et déclare :
— Y a longtemps qu’j’me promettais. J’me retenais à cause de mon Béru dont j’craignais qu’il subissasse des représentailles ; mais à présent qu’y m’appelle madame, hein ? J’voye pas de quoi j’me gênerais. Eh ben, vous et vot’foutu bagout, Santonio, vous m’faites chier. Me faisais-je bien comprendre ?
Je m’incline :
— Quand on s’exprime dans sa langue maternelle, madame, on se fait toujours comprendre.
Elle ne cherche pas à analyser.
— Viens-nous-z’en, Marie-Marie ! lance-t-elle rageusement en pivotant de la malle arrière.
— Où ça ? demande la ci-devante Miss Tresses.
— Chez Alfred ! C’est le jour du boudin au restaurant d’à côté de chez lui, et y nous invite.
— Vas-y seule, T’tan, lance Marie-Marie ; le boudin, c’est ta partie.
Du coup, la Berthe rebiffe :
— Faudrait pas que tu t’y mettrais aussi, dis, l’artiste !
Alors, ton Santantonio ne peut plus se contenir :
— Vous allez calter, espèce de vieille vache ?
Mon regard ! Je lis dans le sien l’à quel point il doit être sauvage, car un gros nuage chiasseux passe sur sa frimousse de gorette.
Elle s’éloigne, le naseau fumant, en faisant claquer ses talons aiguilles sur le beau carrelage marmoréen. Dès que la porte tambour l’a éjectée, Marie-Marie se jette contre moi en sanglotant.
— Mon tonton, mon tonton, balbutie-t-elle à travers sa peine. Tu crois que sa raison est fichue, Tonio ? Hein, dis, tu le crois vraiment ?
— Mais non, moustique, mais non. Il y a sûrement quelque chose à faire. Oui : il y a tout de suite quelque chose à faire.
— Quoi donc ? questionne-t-elle dans une reniflade de gamine.
— Retrouver Chultenmayer. Il a inventé l’appareil à faire perdre la mémoire, il doit bien avoir une idée sur la manière de la faire recouvrer.
Là-dessus je vais téléphoner à Mathias pour lui demander s’il a du nouveau.
Il en a.