ET SI JÉSUS…

Combien de fois, au cours de ma vie, des gens m’ont-ils conseillé de « laisser tomber ».

Et je ne laissais jamais tomber !

Ben à présent, si !

Et je laisse tomber quoi ? Qui ?

Moi !

Moi, Santonio, dit le bien-aimé, comme Louis XV. Mieux que Louis XV, car mon Parc-aux-Cerfs est pavé de bien plus beaux croupions et de bien meilleures intentions. Je ressemble à un Louis XV qui serait son propre Voltaire et qui n’aimerait que le Louis XIII.

Là, fatal, je laisse tomber.

Ce sera la dernière fois, car une chute de douze cents mètres réduit ton avenir au temps de ta dégringolade. Chose pas croyable, au lieu d’épouvanter, j’essaie de me rappeler la vitesse maximale qu’atteint un poids en tombant. Je sais qu’à partir d’une certaine distance, cette vitesse reste constante. J’étale bras et jambes, jouant à la feuille morte pour tenter de freiner mon piqué. Et j’ai effectivement la sensation de planer. Mais je n’ignore point qu’elle est partiellement illusoire, c’est-à-dire que ce moelleux dans lequel je glisse est implacable. Et qu’en fait je tombe comme un caillou. Et que je vais aller m’emplâtrer dans la terre ocre ou me disloquer dans les fourchages des arbres, là en bas. éclater, de toute manière, dans un scratch terrific de bandes dessinées.

Un milliardième de seconde avant de percuter, je serai tel qu’en cet instant, intact, parfaitement au point, admirable mécanique humaine, née des âges échevelés. Et puis ce sera l’impact, et instantanément tout cessera. Cette perspective me dope. Je ne sentirai rien. Un pareil écrabouillement ne laisse pas place à une poussière de souffrance. Le poids de la terre me chutera dessus. Car c’est la terre qui tombe sur moi, et non moi sur elle. Et ce sera fini. Tout fini complet. Y aura une tache colorée en souvenir de ton Antonio chéri, madame. Le zig qui te tringlait si bellement, avec l’ardeur que tu te rappelles peut-être à la veillée, déconnant et enfilant ! Poum ! Râpé. Plus ! Plus de Sana ! Les zoziaux un moment interloqués se remettront à ramager, à jacasser, à voleter.

C’est beau, la forêt d’Afrique. Majestueuse. Ces verts ! Ce sillon couleur de safran dans la sylve ! Une rivière au débit incertain, et qui tortille sur le sol assoiffé ?

La terre me vient à la rencontre, mais sans sauvagerie, dans un mouvement ample et superbe, irrésistible. Que, mentalement, je me fais jouer Le Beau Danube Bleu, comme dans 2001, l’odyssée de l’Espace.

Je tournoie, volte-plane, girande…

Terminus dans combien de temps ? Putasse, ce que la descente me semble longuette. Je ne suis pas exactement impatient, mais presque. Quelle louche tentation se joint à la force d’attraction terrestre pour me conduire à l’engloutissement ? Une attraction pareille, mon pote, même chez Barnum, tu ne trouveras pas.

La mer végétale se précise, s’enfle. Ses teintes changent. Ses verts ont des marbrures plus sombres, de grandes plaques quasiment noires…

Je continue mon voyage vertical. Me voici à toi, ô ma belle terre féconde, qui m’a fait et me reprend pour me consacrer à d’autres usages, me confier d’autres fonctions…

Bon, je vais plonger dans des arbres, c’est dit. Sans doute m’embrocher ? Et la perspective d’un confus salut me prend tout à coup, irrésistible, gâchant ma sérénité. Avec le vague espoir de m’en tirer, l’horreur de la situation se déclenche. C’était trop beau, trop bien, trop facile. J’allais merder sans histoire. Et puis de me dire que cette épaisseur de branchages et de feuilles !

Mais putain de Dieu, mille et quelques mètres, c’est quelque chose ! Ça te transforme en météorite ! Ce ne sont pas les branches qui m’intercepteront, mais moi qui pratiquerai une monstre trouéée dans la frondaison !

Je vais être mis en pièces, déchiqueté comme par une fantastique moulinette.

Allez, fais taire ton instinct de conservation, l’Antoine. Dis au revoir à ces messieurs-dames ! Tire ta révérence…

Finito !

Allons, ferme les yeux. Non ? Alors oublie tes fausses ailes et replie tes bras devant ta frime pour ne plus rien voir. Voilà, oui mon grand : commak ! Seulement n’agis-tu pas ainsi plutôt pour protéger ton beau visage de séducteur de noces et banquets ? Hein, sois franc !

Je voudrais penser encore, mais une infernale giclée de trouille me bloque. Vais-je crever de frousse avant d’éclater ? Ce ne serait pas reluisant. Personne le saurait, mais moi ça me ferait tarter. Et mourir mécontent de soi, je le souhaite à personne.

Et alors j’ai un chambardement interne. C’est pas extrêmement douloureux. Certes, je ressens un certain éébranlement de mon être, mais un ébranlement « mou. ». Une claque sèche sur toute ma surface.

Et puis ma chute s’amollit, s’amollit jusqu’à un certain point de raideur, et voilà que je reçois une poussée contraire, c’est-à-dire de bas en haut, comme le bouchon que tu as enfoncé dans un pot d’eau et qui se hâte de regrimper parce qu’il a lu Archimède. Voilà que moi aussi, je remonte ! Bath, non ?

Je me dis « Holà, Santonio, serait-ce que la mort a fait son œuvre sans bavures et que notre bon Seigneur Jésus te rappelle déjà à lui ? ». Je me propulse dans le sens opposé à celui de mon arrivée. Mais c’est assez bref, car voilà que je redescends déjà. Et puis, tchloc, une nouvelle claque, plus mollassonne. Une amorce de remontée. Et un frémissement. Je me sens tout à coup presque immobilisé, mortellement bien. C’est la bioutifoule sieste. Suis-je dans un hamac ?

De la musique mouline dans la forêt. Du Beethoven, j’en mettrais mes tympans au feu. C’est plein de beaux « poup poum, poup poum tsoin tsoin ».

J’essaie de remuer. Je peux mal, car chaque velléité de mouvement est comme engluée.

Je finis par dégager mes bras de devant mes beaux yeux qui ensorcellent si fort les bonniches et les femmes du monde.

Et ce que je vois, vrai, c’est pas au Paradis que tu trouveras. Je suis suspendu au-dessus d’une petite clairière. Sous moi, à moins de trois mètres, un petit vieux chauve, avec une grande barbe, des lunettes de fer, un short kaki et des espadrilles, tend le poing vers moi en m’invectivant. On dirait un schtroumpf ! Deux grands Noirs en shorts blancs regardent aussi, la bouche ouverte si grand, que le plus grand, je crois pas me gourer en t’affirmant que je lui distingue le gros côlon ; comme quoi les temps ont changé, non ?

Le vieux gnome pourrait remplacer le Père Grincheux dans un rimèque de Blanche-Neige. Ses injures me parviennent, et elles ont quelque chose de dérisoire, de suranné, de cocasse. Il hurle des mots tels que : « paltoquet, malotru, forban, etc. », non mais tu juges ?

Ses noirpiots se prosternent à cause de ma pomme, comme quoi je suis tombé du ciel et ils crient « Jésus ! Jésus ! » ce qui t’indique que nos vieux missionnaires d’autrefois-jadis ne sont pas venus dans le secteur uniquement pour bouffer du manioc ou le frifri des dames pygmées.

Tant mal que pas très bien, j’arrive à me rouler sur l’immense filet tendu au-dessus de la sylve. Il forme poche là que j’ai impacté. Pour m’en tirer, j’ai besoin d’un couteau. N’en ayant pas, je pose mes lattes, mes chaussettes, et m’aidant des orteils et des doigts pour m’agripper, je grimpe jusqu’à une immense déchirure provoquée par mon poids. S’extraire de cette nasse est un sacré fourbi. Mais je suis un sacré mec, sans vouloir te souffler les mots qui me conviennent et qualifient le mieux.

Bref, après dix minutes de louables efforts, j’atterris devant le nimbus en délire.

A travers ses débiteries je pige tout : cézigue est ornithologue de la faculté de Bruxelles, il a fait tendre ces immenses filochons au-dessus des arbres pour essayer de capturer une espèce en voie de disparition d’oiseau grimpeur : le toucan Tamon, qui ressemble à la outarde de Dijon, mais en plus jaune et sauf que les plumes de sa queue frisent, n’est-ce pas ? Il venait de cerner un couple de toucans Tamon dans ses gigantesques rets, le dernier peut-être de la création ; quand me voilà qui déboule, crève le filet, et les salauds de toucans Tamon se débinent vers des contrées meilleures. Il dit qu’il en mourra de sa déception, le professeur Van Desmouhle.

Une vie de recherches. Une expédition affrétée à grand prix et en francs belges ! Il les tenait, les deux toucans. Ne restait plus qu’à réduire le filet, de plus en plus, et puis à les capturer. Et merde, y a moi qui radine d’il ne sait d’où. Et le filet crève comme des nuages brestois dans du Prévert. Et les deux zoziaux profitent de ma brèche pour à tire-d’ailer ailleurs !

Bon, comme il m’a déjà joué cette chanson avec les mêmes paroles quinze secondes auparavant, je décide de ne pas la lui laisser tripler, et je me mets à cavaler en direction de la belle Range-Rover de couleur sable stationnée entre les fûts des fromagers.

J’embraye, démarre. Les auxiliaires noirs me regardent filer en se signant en deux exemplaires, avec lu et approuvé, bon pour accord sur leurs gentils visages. La seule chose : ils ignoraient que Jésus savait conduire. Ça les surprend un peu ; mais quoi, merde, si Dieu ne savait pas driver une tire, qui donc mériterait son permis de conduire !

Загрузка...