Tu sais qu’il n’y a pas grand-chose de plus beau à contempler qu’un vieux couple qui s’aime ? A l’exception d’un jeune, bien entendu.
Les Pinaud retrouvés, restitués, réaccouplés, recommencés, c’est quelque chose de superbe. La manière qu’ils se sont assis sur un canapé, que la Vieillasse enlace son tréteau, le presse sur soi, cœur à cœur, lui fouille la chevelure du nez en lui bredouillant des mots vagues, des phrases superbement inachevées…
Ils se reconstatent leurs ondes, se réchauffent de leurs chaleurs, se mutualisent doucement, béquillement, savourant au goutte-à-goutte la volupté de revivre ensemble.
— Ils sont mignons, tu trouves pas ? chuchote Marie-Marie ?
— émouvants, oui. Y a rien de plus sublime qu’un couple, qu’il s’agisse de chevaux, de pédales, d’hommes ou de Pinauds[9]. Nous sommes au balcon, kif un couple princier, à la différence près que pas un locdu, en bas, ne nous acclame.
Je fais le récit de mon odyssée à la mouflette. Ce fabulous valdingue dans le ciel ivoirien et ma miraculeuse réception dans les filets d’un ornithologue. Son gentil visage se creuse en écoutant ça. Elle presse mon bras ; appuie son front contre mon biceps comme pour me sentir mieux, olfactivement et charnellement.
Quand ensuite je lui annonce que la femme de Chultenmayer a eu droit au big plongeon, elle éclate en sanglots. Alors je la calme, je lui explique la griserie anesthésiante de l’horreur, et comment l’insupportable est parfaitement toléré par l’être humain. Mais elle continue d’hoqueter convulsivement, que veux-tu !
Aussi, pour essayer de faire diversion, j’en reviens au côté policier de l’affaire. Je lui fais d’abord valoir qu’après tout sa petite prof aurait pu être défenestrée de l’avion, elle aussi. Et que, bon, veuve mais vivante, non ? Meurtrière, mais en légitime défense (d’éléphant, comme on ajoute toujours en Côte-d’Ivoire). Elle va rester ici, où on lui accorde un permis de séjour indéfini. Elle enseignera les jeunes Noires. Fera un jour la connaissance d’un collègue sympa ou d’un industriel, voire d’un chouette Noirpiot chibré féroce ; et comme disent les comiques troupiers : elle refera sa vie. Son mari, elle l’oubliera d’autant mieux que c’est ce con qui est à l’origine de tous les malheurs du clan Chultenmayer. Tu parles d’une asperge, ce gonzier. Note que ça ne devait pas être un mauvais bourrin, mais enfin, son pedigree sent un peu la carotte-sans-son « a », je t’annonce…
— Raconte, raconte vite ! supplie la Musaraigne.
— Tu sais, c’est encore du domaine de l’hypothèse, mais cette hypothèse est jalonnée de faits certains qui permettent de la tenir pour juste.
Ma compagne s’écarte de moi pour mieux me regarder. Ce plan américain la laisse perplexe.
— Qu’est-ce qui t’arrive de faire des préambules, Tonio ? Tu n’vas pas déjà virer ganache, à ton âge ?
Je ricane :
— Tu vois, si je t’épousais, un jour tu finirais par me traiter de vieux con.
Elle hoche la tête :
— Admettons ; mais d’ici là, Tonio… Hein, d’ici là ? Et puis tu sais : un homme, pour devenir un vieux con, y n’suffit pas qu’il soit vieux, faut-il aussi qu’il soit con.
On se marre un petit coup ; elle, joyeusement, moi, frileusement. Puis on s’embrasse. La peur et la confiance s’étreignant : bas-relief allégorique dédié à la misère du genre humain.
Je me dis qu’un « d’ici là » finit toujours par bien vite arriver. Quand t’as compris ce mécanisme, t’as envie d’écraser ta montre et d’oublier l’heure.
— Alors, tu disais, Mudas ?
— Ce mec, au cours de son service militaire en Algérie, a fait la connaissance de certains éléments un peu tordus, sortes de baroudeurs plus ou moins fachos qui, par la suite, devaient former l’organisation « Panthère Bleue ». Ce groupe de mercenaires travaille en Afrique, pour tous les dictateurs en puissance qui grenouillent sur ce continent. Ils organisent des coups de main, voire d’état, des détournements d’avions ou de fonds. Tout leur est bon. Le goût de l’aventure est plus ancré encore que la cupidité chez ces marginaux de l’existence. Mudas, honnête citoyen français au curriculum irréprochable et jouissant d’une situation moyenne mais solide, devint, au fil des années, l’homme de confiance de l’organisation. Contre un petit pourcentage raisonnable, il centralisait les fonds expédiés d’Afrique et, sa situation l’amenant à se déplacer fréquemment, il allait les placer en Suisse sur un compte numéro.
La môme me coupe :
— Qu’est-ce que c’est qu’un compte numéro ?
— Si tu étais un P-D.G. français, tu saurais ça, ma poule.
Son intérêt est tel qu’elle ne s’insurge pas contre cette appellation.
— Un compte numéro est un compte secret sur lequel la véritable identité du déposant ne figure pas. Un numéro lui est attribué, il l’écrit en lettres, ce qui sert de signature. Ni vu ni connu, je t’embrouille !
— Au poil ! Mais alors il ne peut pas y avoir de procuration ?
— Si, comme pour un compte courant ordinaire. En l’occurrence, la procuration était établie au nom du chef de l’Organisation, un certain Fritzmann. Donc, tout carburait bien. Mudas faisait son bœuf tout en vendant des chignoles et en mignardant sa gentille épouse. Les choses auraient continué longtemps ainsi sans doute, si ses potes de « Panthère Bleue » n’avaient eu vent de l’invention prodigieuse de Chultenmayer, qu’ils savaient être son beau-père. Ces choses-là, ça transpire plus que le gruyère d’épicerie pauvre en été. Les jolis copains du gars Mudas voulaient que Chultenmayer mette sa découverte à leur disposition afin d’effacer la mémoire de certains personnages importants, dont, pour commencer, celle du président Houphouët-Boigny. L’opération en question devait favoriser la prise du pouvoir par Sauveur Linduré. Elle était commanditée par lui.
— Non, César, non, nous ne sommes pas seuls ! bêle la mère Pinuche que son vieux débris lutine de manière trop poussée, compte tenu du lieu et des circonstances.
Marie-Marie hausse les épaules. Elle en a vu d’autres chez Tonton Béru. Mon récit la captive bien autrement que les attouchements tremblants de Baderne-Baderne sur son brancard.
— Et alors ?
— Aldebert a marché dans la combine. Il est allé trouver le vieux. Chultenmayer souffrait de ne plus voir sa fille qui avait cessé toutes relations avec lui depuis son remariage avec une femme du même âge qu’elle. Pour commencer, il a été ravi. Mais quand il a su l’objet véritable de cette visite, il est entré dans une fureur noire. En outre, il s’est affolé en comprenant que sa chère petite Rose-Mary était l’épouse d’un vague gredin affilié à des groupes fachos : Alors…
— Compris, dit-elle. Il lui a fait le coup des rayons Ubli pour qu’il perde le souvenir de ces gens ?
— Exact, môme, grand bravo ! Mudas a eu droit sans s’en douter à une petite séance légère. Et il a paumé son passé d’une seconde à l’autre. Ne lui est resté que la routine du présent : son foyer, son travail… Tout le reste envolé ! S’il avait été complètement neutralisé, au plan mémoire, on l’aurait hospitalisé, comme ça été le cas pour ton oncle. Mais là, il s’est trouvé en état de demi-mesure. Il continuait son train-train, mais en étant vidé de la plus grosse partie de son passé. Et les autres sont revenus à la charge, et il ne les reconnaissait plus ! Tu juges d’un cauchemar ? Ils lui parlaient de trucs qui ne signifiaient plus rien pour lui ! Croyant qu’il les chambrait, ils ont exigé la fraîche, sur le compte numéro. Las, il ne savait seulement plus de quoi on lui parlait. On s’est mis à le menacer du pire : sa femme, sa vie, que sais-je… Et il ne pouvait rien riposter, rien tenter. Tout ce dont il était conscient, c’était de constituer le noyau d’une épouvantable catastrophe. Il a vécu pendant plusieurs semaines une sorte d’agonie indicible. Les autres étaient d’autant plus affolés que Fritzmann venait d’être tué au Zaïre dans une embuscade. Mudas, seul pouvait donc accéder au trésor suisse. Alors, comme cette atroce situation lui paraissait sans solution, le pauvre Aldebert a décidé de se tuer. La mort était pour lui une évasion et une chance de salut pour sa femme bien-aimée. Seulement mourir sur une énigme accroît la tristesse du suicidé. Tu lui avais rebattu les oreilles de mes prouesses. Tu m’avais décrit comme étant un Sherlock à la puissance mille. Aldebert a décidé de se tuer sous mes yeux. Il me léguait son mystère, entier, comme il le charriait lui-même, cela je l’ai tout de suite compris. Il savait que ma réaction serait de savoir les raisons d’une fin aussi saugrenue, aussi dingue. En somme, il m’a institué le légataire universel de ses emmerdes. Belle formule, tu ne trouves pas ?
Marie-Marie trouve, elle. A preuve, elle m’en embrasse un grand coup.
Non, mais dis donc, ça dérape un peu vite, nous deux. Y a danger de verglas dans nos relations. D’ici que je l’arrache à son état de jeune fille…
Allons, Santonio ! Allons, t’es un homme, non ?
Ben oui : justement !
Un moment magique passe.
César Pinaud vient d’entraîner sa bobonne dans la piaule contiguë pour lui jouer le grand air du sifflet dans la tirelire. Les retrouvailles, à leur âge, ça porte aux sens. Faut les concrétiser d’arrache-pied. Marie-Marie est blottie tout contre l’Antonio.
Elle sent bon, elle est toute chaude comme un pigeonneau que j’aurais glissé dans l’entrebâillure de ma chemise. On voit la presqu’île avec ses grands buildinges vitreux et très blancs. La mer plus bleue qu’on lui demande. Des barlus. Le ciel… On s’aime.
— D’où vient que j’aie vu Sterny en compagnie de Mudas ? elle finit par remettre ça, l’insatiable.
— Probable que le père Chultenmayer a voulu savoir où en était son gendre, et qu’il l’a dépêché aux nouvelles. A moins…
— A moins que quoi, Tonio ?
— Que des choses m’échappent encore. Peut-être que les gars de « Panthère Bleue » ont contacté Sterny, sachant son rôle auprès de Chultenmayer. Tout ça va se décanter. Il me faut beaucoup d’entretiens avec le vieux savant. Pour l’instant il est en plein coltar… Mais je saurai tout. Ce que je pige déjà, c’est que Sterny avait cédé aux gars d’ici, puisqu’il se trouvait à Abidjan avant le drame ! Donc, pour des raisons plus ou moins « X », comme dit ton oncle, il a fort bien pu faire patte de velours avec la panthère !
— Il aurait apporté le matériel ?
— Oui, à l’exception d’une pièce qui le rendait inutilisable et que le vieux devait placarder dans un coffre. Il a dû lancer un S.O.S. à Chultemnayer, depuis ici, pour lui dire de l’envoyer. Le vieux nous le confirmera. Mais il faisait la sourde oreille. Seulement les choses se sont terriblement précipitées. Mudas s’est buté. Illico, sitôt qu’ils ont connu la nouvelle, les gars de l’Organisation sont allés chez lui, nuitamment. Ils voulaient coûte que coûte retrouver les fafs relatifs au compte suisse pour essayer par un faux ou autre de récupérer leur grisbi. Et alors il y a eu cette scène avec Rose-Mary. Et le dénouement que nous savons. Placée devant un tel drame, ayant compris que son mari n’était pas le type qu’elle croyait, elle a appelé son vieux papa. J’ignore encore ce qu’ils se sont dit, mais Chultenmayer, affolé, a décidé de venir en Côte-d’Ivoire avec le bitougnot. Il a câblé par téléphone à Sterny pour annoncer son arrivée. Il pensait, en échange du lance-rayons, obtenir des appuis permettant à sa fille d’échapper aux tracasseries policières, car, même si la légitime défense avait été prouvée, il était certain que les flics allaient découvrir le passé faisandé de Mudas et la tenir pour sa complice.
Un grand cri roucoulatoire part de ma chambre :
— Césasaaaaar ! C’est trop !
Ma parole, il s’outrepasse, Bananouille ! Se défonce à bloc. Il l’égosille, son chant du cygne ! Le temps des cerises, il en fait des confitures, céziguemuche.
Gêné, je tousse. Mais Marie-Marie, elle assisterait en direct au coït pilnucien, qu’elle demeurerait imperturbable, trop anxieuse de moi et de notre sacrée historiette. Une vraie terrible aventure vécue ensemble, nous deux, si loin, si frénétiquement…
— Bon, alors…
— Tu sais, petite chatte, on a le temps de parler de tout ça. Ne serait-ce que dans l’avion, cette nuit.
— Dans l’avion, cette nuit, je préférerais qu’on parle d’autre chose. Tu disais que les Chultenmayer sont arrivés en catastrophe ici ? Et après ?
— Sterny les attendait, escorté d’un faux policier. Ils n’avaient pas l’air d’être ensemble. Après les formalités de douane, le flic a interpellé Chultenmayer. Il a fouillé ses bagages, pris en douce l’appareil que lui avait décrit Sterny. Ensuite de quoi ils sont sortis de l’aéroport. Là, nouvelles vicissitudes pour les arrivants : des hommes de Sauveur ont embarqué les deux femmes. De vrais policiers, ceux-là, mais à la solde de Linduré. Tout cela s’est passé sans que Chultenmayer regimbe, non plus que son cheptel. Comprenons qu’un savant marche à côté de ses pompes hors de son labo. Et puis ce long voyage brusqué survenant après les deux morts violentes avait comme anesthésié les volontés des trois voyageurs. Bref, c’était du gâteau que de les manœuvrer.
Marie-Marie secoue la tête.
— Pauvre vieux bonhomme génial ! Quand il s’est retrouvé tout seul, et incapable de remettre l’appareil, comme il a dû être désemparé…
— Trahi par Sterny, il ne pesait plus un cil de fourmi dans cet engrenage. Entre les flics « parallèles » de Linduré et la bande des « Panthères Bleues » provisoirement au service de Sauveur, c’était foutu d’avance. S’il n’y avait pas eu la cupidité de Benjamin qui, découvrant que Sterny avait un matelas de fric, l’a bousillé et dépouillé de tout ce qu’il possédait…
— Je peux aller voir mon prof ? demande soudain Marie-Marie.
— Il vaut mieux pas. Un toubib leur a administré un sédatif très puissant, à la fille et au père. Ils sont si fortement « choqués » ! Sais-tu ce qui les a le plus fortement traumatisés ? Moi ! Me revoir sain et sauf après qu’on m’eût jeté de douze cents mètres, ça les a déclavetés…
La mousmette murmure :
— Dis, Tonio, et tonton Béru, tu crois qu’il y a des chances ?
— Tu penses que c’est de lui que j’ai parlé en premier chef au prof.
— Et il t’a dit ?
— C’est là que le sort est sardonique, ma chérie. Figure-toi que l’effet des rayons Ubli s’estompe au bout d’un mois et disparaît totalement au bout de deux.
Elle me saute au cou.
Fougueusement.
Et alors !
Eh bien j’sais pas si c’est le dernier baiser à la Murielle, mais oh pardon, docteur !
Tu parles d’un pont transbordeur qui m’arrive dans le Kangourou ! Oh, ce perchoir à perroquets, ma tatan Louise ! De quoi y installer douze cacatoès adultes avec leur progéniture !
— Écoute, Marie-Marie, je balbutie ; après tout, oui, ce ne serait pas une mauvaise idée que tu ailles voir Rose-Mary Mudas.