VOL DE JOUR

La grande force des policiers, c’est la logique et l’obstination.

Même quand une affaire est cousue de fil blanc (et cela me paraît être le cas dans notre occurrence, pas vrai ?), oui, même, te suffit de gamberger et d’obstiner.

Que je t’exemplarite. Mathias a retrouvé sans difficulté le chauffeur mandé dans la soirée pour driver le prof et sa dame. Ce monsieur, un certain Belcacem Houlaf, domicilié à Villejuif, ce qui est un comble pour un musulman, merde ! a déclaré ceci : « J’ti à la station quand le central y m’dit d’aller impasse des dents (pour d’Eden, mais t’aurais compris sans que je traduise). Un vioux missié et son bonne femme m’attendaient avec une grosse valise et un sac di couir. Ji li charge. M’ont dimandé quel réoport fisait la ligne d’Air Afrique. Je lu réponds Le Bourgit. Y m’disent : “Eh ben, ti vas l’Bourgit !” Et j’y sus été Le Bourgit. L’était dix heures dimi quand j’l’y laisse. Et qu’est-ce ti veux savoir de plus pou le même prix, patron ? Rien ? Alors ti m’laisses dormir et ti m’fais plus chier parce que j’reprends mon service à huit heures c’soir, ti piges ? »

Ceci est l’enregistrement de la communication tubophonique que Mathias a eue avec l’intéressé.

Donc, l’Antonio, toujours flanqué de Marie-Marie qu’il faut distraire de son chagrin, bondit au Bourget, tu le conçois ? Va trouver un responsable. Lui explique le topo. Cet employé, intelligent et énergique, prend dare-dare l’horaire des vols de nuit pour l’Afrique. Il y en avait deux seulement hier soir : un à 11 heures 20 pour Abidjan (escales à Las Palmas et Conakry). L’autre à 11 heures 59 (il était temps !) pour Fort Lamy.

Le zélé responsable se fait apporter les feuilles d’embarquement de ces deux vols. Et qu’est-ce qu’on trouve dans le premier, celui d’Abidjan ? Non, mais vas-y, dis-le ; ose ! Oui : Mr and Mrs Chultenmayer. Ça, mon pote, ça n’avait rien de coton à deviner. Seulement, et c’est là que je te baise en canard, le Santonio explore la liste complète des passagers ; car c’est ça, vois-tu, se conduire en vrai flic : aller au bout des choses. Et il y découvre un autre blaze : Mrs R.-M. Mudas. C’est pas bath, ça, frisotté ? C’est pas royal ? Pur jus de canne, dis ? Alors, pas si brouillés que ça, le savant papa et sa professeuse de fille ! En pleine notte, ils quittent Paname, ces braves gens. Nach l’Afrika !

De quoi en jouir dans ses guenilles, non ?

Je look ma clock. Elle dit midi pile.

— Y a-t-il un vol pour Abidjan, aujourd’hui ? demandé-je à mon serviable Air France’s friend.

Pas besoin de vérifier, il sait par cœur.

— Quinze heures, monsieur le commissaire.

— De la place ?

Il décroche son bitougne, s’enquiert.

— Toute la place que vous voudrez, me répond-il.

— Du temps que vous y êtes, ça vous ennuie de me faire réserver une place en first ?

* * *

— Tu déjeunes avec moi, ma poule ?

— Oh, zut ! avec ta poule. C’est ben une marotte ! Ou si tu cherches à m’agacer ? Non, j’déjeune pas avec toi, faut que je rentre en ville. J’ai cours à deux plombes : philo ! La grande rase, quoi ! Et pourquoi que t’as un poil dans le nombril ? Et pourquoi que tu vis ? Et si tu vivais pas, quel effet ça te ferait ? etc. Quand j’étais mouflette, j’me figurais pas que les adultes étaient aussi cons. Et plus y sont cultivés, plus y s’enfoncent dans la connerie.

« Si encore ils analyseraient bien les choses, logiquement, quoi. Mais je t’en fous, on dirait qu’ils prennent un malin plaisir à compliquer ce qu’est simple… »

— Et tu ne peux pas sécher ton cours de « grande rase » mon petit amour ?

Un tout fluet nuage rose-praline traverse son regard comme un ciel de couchant.

— Non, faut que j’aille.

Elle se hausse sur la pointe des pieds, mff, mff, deux baisers miaulent bref sur chacune de mes joues.

— Allez, bye. Tu m’enverras une carte d’Afrique ?

Elle s’en va, légère, primesautière, aérienne. Et moi je suis affreusement triste, triste de son départ, triste qu’il ne l’affecte pas davantage. Est-ce que, me sentant « touché jusque z’au fond du cœur » par son atteinte imprévue, elle se détacherait déjà de moi ? Mince, tu sais, avec la vie, faut pas s’étonner. Elle semble te faire risette, et pendant ce temps elle allonge la jambe pour que tu trébuches.

Triste comme un participant à un défilé que personne ne regarde revendiquer, je m’en vais acheter une brassée de baveux, puis je me rabats sur le restaurant. Pas faim. Gorge nouée. Cœur en écharpe. Je barbote dans un océan d’amertume très visqueuse. Mon Béru siphonné… Ces mystères accumultés, inextricables d’apparence… La gentille prof d’allemand, qui, en une même journée, est devenue veuve, meurtrière et ivoirienne… Et sa concierge qui traque la biroute en plaçant mille pièges variés à portée de sa loge… Chultenmayer et ses inventions barbares. Lui et sa bonne femme si jeune et jolie qu’il entraîne dans les frugalités, les ascétismes de la recherche… Boujus, le veuf. Berthe, plus gueularde que jamais dans l’adversité, qui court chez Alfred bouffer du boudin tandis que son bonhomme a le cerveau qui fait du home-trainer… Tu crois que c’est jouissif, tout ça ? Tu crois qu’on a envie de devenir centenaire à se débattre dans de telles diarrhées vertes ?

Le restaurant de l’aéroport est presque sans vie aujourd’hui. Quoi ? Le trafic est ralenti, ou bien les bipèdes n’ont pas faim non plus ? Juste un ecclésiastique qui s’empiffre, non loin. Un gonzier qu’on peut plus déterminer sa religion à présent que les curés s’habillent en tout-le-monde. Tu les prends tous, rabbins ou pasteurs, c’est maintenant du kif. Ils démarchent Dieu les mains aux fouilles, chemise ouverte, pull rouge, tartisses bicolores. Bon, ça va bien, je m’en fous, là, là, ô combien ! Mais c’est juste le folklore qui échappe. Autrefois, t’avais un cureton dans le train, au restau, sur un banc public, ça meublait, comme un épouvantail dans un champ. Y te faisait penser au péché, bon gré mal gré, et comme quoi s’agit pas de pousser trop loin la déconnanche, même que Dieu n’existerait pas. Ils formaient garde-fou, les clésiastiques, panneaux de signalisation de la bonne conscience. Maintenant, tu les prends pour des instituteurs, des clercs de notaire ou des merciers, suivant leur âge. Jusqu’à leurs bedaines qui se débinent. Ils savent réparer les lavabos et jouer au tennis. Faut s’habituer. Se dire que Don Camillo c’est râpé à tout jamais, et que si Monseigneur déconne à Ecône, ça ne changera rien de rien. Les schismes remplacent pas le catéchisme. Soit ! Y a qu’à se passer d’eux-autres. Leur aider, car c’est cela le grand changement : hier le populo avait besoin d’eux, aujourd’hui ce sont eux qui ont besoin du populo. Mais pour les aider, le cœur n’y est plus ! Avant on leur filait de la fraîche pour que le pape puisse acheter ses Royal-Dutch et eux-autres bouffer un bout de lard le vendredi, maintenant on n’a plus envie de leur donner rien du tout, depuis qu’ils grattent chez Renault ou aux Charbonnages de France. Enfin si c’est la volonté de Dieu, de débaucher Son personnel, hein, après tout ? S’Il préfère les réorienter Ses péones ; les faire circuler par d’autres voies infinies de la Providence, je m’en tamponne les noix. Je veux pas être plus clergical que le bon Dieu, sans blague ! C’serait un comble, non ? Après tout ce qu’Il m’a fait, à commencer par moi !

Pour t’en revenir, son clésiastique a conservé des belles traditions un don de la croûte vachement apostolique romain. Il sait p’t’être plus manier le goupillon sans se luxer le poignet, ce m’sieur-le-curé-là, mais la fourchette, oh pardon, Nestor, tiens-toi bien ! Il s’enfile une choucroute dans le cornet, et y s’la cogne tellement vite, le museau au ras de l’assiette, qu’on dirait au contraire qu’il la dégueule. Tu sais plus dans quel sens que déferlent les francforts et autres jambonnailles. C’est juste en regardant l’assiette se vider que t’arrives à réaliser ; ça produit le phénomène des roues de bagnoles dans les films, qui paraissent tourner à l’envers. Ah j’aimerais le voir aux prises avec Béru, cézigue.

Cher Gros ! Tu crois qu’il saura encore bouffer comme jadis, l’amnésique ?

Des appels feutrés… Des zincs qui décollent en grondant et crachant noir… Merde, tous ces fers à repasser qui s’envoient en l’air, leurs lampes à souder au cul, c’est impressionnant quand tu réfléchis. Le plus lourd que l’air ! Gambetta et son ballon ! Les frères Montgolfier. Le temps passe à gamberger de rien et d’autre chose. Quand ton cerveau butine, titube d’une idée à l’autre, tu te rends plus compte de l’heure.

Et celles qui me séparaient de l’envol passent à travers la guêpière du sablier.

Je me dirige vers ma salle d’embarquement.

Qu’est-ce qu’elle est allée branler à Abidjan, la sainte famille Chultenmayer ? Papa, belle-maman, fifille, si miraculeusement rapapillotés que les voilà envolés en pleine nuit. Et pour où ? Un coin d’Afrique qui n’est guère une terre propice aux savants, bondiou de bois (d’ébène).

Enfin, je verrons bien.

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