Ce qu’ils m’ont fait, tu ne peux pas savoir…
Moi non plus, d’ailleurs, tellement qu’il y en a eu ! Je sais le plus gros, le plus douloureux ; mais, outre les horions féroces, bien martyriseurs, il y a eu les gnons plus ou moins avortés, assenés en porte à faux et qui te dérapent sur l’échine. Tu les oublies à peine reçus.
Ah oui que j’en ai morflé des coups ! Des saignants, des secs, des ébranleurs qui te résonnent jusqu’au tréfonds du pétarduche comme un pet de nonne dans une cathédrale.
Ça grêlait intense. Gravelotte ! Les chourineurs se fatiguaient de frapper. Poussaient des grognements de plantigrades privés de miel. Ils en gémissaient d’aise aussi ; le pied, tu le chopes comme tu peux. Y en a, c’est de mettre les petits garçons sages, d’autres de collectionner des timbres-poste, et d’autres encore d’écrire des lettres anonymes ou d’aller vérifier la position fiscale de leurs voisins. Toujours été, sera encore un bout, jusqu’au jugement dernier. Mais tu parles d’un monstre procès, ce jugement-là, mamma mia ! Faudra vraiment être un bon Dieu de première qualité pour s’y retrouver dans ce tas de fumelards ! Punir à bon escient, et pardonner de même. Châtier, c’est une drôle de sinécure lorsqu’on n’est pas viceloque. Quand je les contemple, tous, si perdus, paumés, à plat ventre dès que quelqu’un gueule : couché ! J’en ai froid dans le dos ! La chiasse verte, je te dis !
Leur soumission, je m’y ferai plus. Fini, c’est trop tard. Ils m’auront enchié à vie, les bougres. Tout azimut ! Si sots, si rien-du-tout, si persuadés d’être quelqu’un, ces nuls et non avenus ! Misérables à se racler les plaies d’une ébréchure de leurs pots cassés. Et que je vois crier « pouce », à gauche, à droite, tout autour… Qu’il suffit de si peu pour les aligner en rangs parfaits, le petit doigt sur la couture de leurs revenus. Un hebdo t’appelle, te demande la liste de tes biens, et fissa tu déballes : la maison de grand-père, la potiche chinoise de tante Hortense, ta retraite de ceci, tout bien, à la demande, hop ! Démontrer que tu es un possédant raisonnable et que ton château vaut pas tripette, que tu l’as eu dans une tombola, que t’es prêt à le refourguer pour cinq francs six sous à un ferrailleur. L’étalage du linge propre pour cacher le linge sale ! Bien sûr que posséder c’est immoral, bien sûr que ça devient illogique quand tu songes à la planète, toujours même, mais chargée de bipèdes en folle proliférance. Bien sûr, bien sûr ! sur quoi j’en suis, mézigue, c’est le procédé de déculottade. Cette peur d’être mal aligné, de passer pour, de ne pas en être… Bien sûr qu’ils vont cesser, les biens de ce monde, et que dans peu, chacun aura simplement son canigouronron et point à la ligne. Bien sûr qu’a pas mèche de s’en sortir autrement et que même, ça ne sera qu’un passage pour accéder à l’échéance inéluctable qui sera la carte de vie. Mais n’empêche que les hommes ne savent plus être libres. Des siècles, ils auront combattu pour conquérir la liberté, seulement ils n’ont jamais su s’en servir. C’est de là que tout bascule. Leur inexpérience définitivement totale en la matière. Conquérir la liberté, c’est beau, c’est grand, c’est noble, donc facile. En user, voilà qu’est astreignant. Ça demande des qualités que nous ignorons. Pour utiliser la liberté, faut être lièvre, passereau, hirondelle ou chiendent.
Si humain, s’abstenir.
Et puis ça nous éloigne de l’histoire, turellement. Mais qu’est-ce qu’on en branle, hein ? C’est un peu ça, la liberté ? Tout stopper pour passer outre.
Te bile pas, frère : m’y revoici.
La décoction formidable me brise sans pourtant me faire perdre conscience.
Me semble, au cours de la bastonnade, entendre le rire sadique de la mère Murielle. Ah ! la garce ! Comment elle m’a fabriqué, celle-là. Femme de chambre mes fesses, oui ! Elle était là pour opérer Chultenmayer. Le surveiller, fouiller sa piaule et ses bagages. Et moi, en même temps !
L’homme aux crins blancs soupire à un moment donné :
— Bon, arrêtez ! Benjamin, va chercher la malle d’osier dans la fourgonnette.
Benjamin ! Tiens, tiens ! Le trucideur supposé du sieur Sterny.
A travers mes boursouflures et autres tuméfiances, j’essaie de mater. Benjamin, c’est le type au complet de toile claire dégueulasse. Il part. Le vieux chauffeur en livrée allume une cigarette longue mentholée. Il me défrime sans colère ni passion. Lui, c’est boulot-boulot ! Il serait même plutôt sympa, tu vois ?
Malgré ma remoulade, j’ai la force de parler.
— Dites, papa, puis-je savoir les raisons de cette rouste mémorable ?
Il expulse un jet de fumée vachement rectiligne par ses narines dilatées.
— Il est conseillé de bien battre la viande avant de la manger, répond-il.
— Vous êtes encore anthropoghages dans votre famille, papa ?
— Ça nous arrive, pour les fêtes.
— Et vous comptez me manger cru ou cuit ?
— Cru, répond l’homme de son ton serein. Sous forme de tartare.
Son acolyte se marre.
Comme un con. Vraiment comme un con. D’un rire quasi animal, sans chaleur, sans réel mobile.
— Que vous ai-je fait ?
— Justement : rien encore. Notre rôle est de prévoir.
— Il est inutile, je pense, de vous demander pour le compte de qui vous agissez ?
— Pas pour le compte de quelqu’un, pour celui de quelque chose.
— Qui est ?
— Une cause !
J’essaie un geste qui m’arrache un cri de souffrance.
— Petite cause grands effets, ricané-je néanmoins. Je ne crois pas beaucoup aux causes qui nécessitent des coups de bâton. Êtes-vous bien certain que la vôtre soit bonne, papa ?
— Si ce n’était pas le cas, nous ne serions ici ni l’un ni l’autre. Mais pourquoi diable m’appelez-vous papa ? Si j’étais votre père, vous ne ressembleriez pas à un cadavre !
— C’était par respect pour vos cheveux blancs.
— Si mon visage l’était également, vous vous contenteriez de m’appeler Monsieur.
Dans le fond, il n’a pas tort, cet homme. Le racisme est salement héréditaire, qu’on s’en défende ou non…
Et l’autre qui revient, portant sur ses épaules benjamines une banne d’osier à moitié disloquée, plus grinçante qu’une bicyclette de curé.
Or, après ça, ils m’ont ligoté, mis dans la banne et emporté. Et le transport, ben mon pauvre ami, je ne te dis que ça, youyouille ! Le moindre balancement m’arrachait la viande des os. Je me sentais fissuré de partout, en loques, en miettes, en charpie… Anéanti mais cependant étrangement fort, comme si cette fumante dérouillée venait de dérouiller justement quelque chose en moi. Me libérer d’une torpeur intérieure, secrète, inavouée, qui me brimait depuis le début de tout ce bigntz, me mettait l’âme en douce peine. Je crois que ça me venait du baiser échangé avec Marie-Marie sur le seuil de son prof. Cet instant à part qui nous était tombé sur, au détour de la vie. Il avait créé un sortilège, je sais pas ; ou bien une espèce d’envoûtement si tu préfères. Je n’étais plus très moi (mais heureusement que Trémois est bien lui, le bougre, le talent qu’il a !). Et alors, cette rouade vive, ces ignobles coups violemment, mais mornement donnés et plus mornement encore reçus, m’ont arraché à mes états d’âme.
J’en ai classe de faire semblant d’agir en me rabâchant l’affaire. J’y suis jusqu’aux sourcils à présent.
L’action, ça fait frémir le guerrier style bibi, t’es au courant ?
Bon.
On a fait de la route. De la très mauvaise route par des chemins qui ne devaient pas servir de jeux de boules. Ça m’a paru longuet.
La chaleur est tombée brusquement, et la pluie moussonnienne s’est remise à cracher gras. C’est fou, là-bas, comme le ciel se fout en rogne, d’un coup.
La lance tambourinait sur le toit de ferraille de la fourgonnette, un vrai récital de tam-tam.
Et puis on s’est arrêté.
Ceux de l’avant sont descendus et je les ai entendus cavaler sous les trombes.
Je reste seul avec Mister Benjamin. Il mâchouille je ne sais quoi, assis sur une caisse vide.
Il tient un pistolet à barillet à la main, le fait tourniquer au bout de son index, style western, mais si maladroitement qu’il le laisse choir à tout bout de champ et que, j’serais pas ligoté, ce serait une vraie partie de campagne pour moi que de le cueillir. Seulement ils m’ont lié serré, les bougres.
Nos regards se croisent.
— Alors, ça va, Benjamin ? je lui fais.
Il hoche le chef.
— Oui, patron, ça va.
Marrant, non, qu’il me donne du patron dans ma posture ?
— Tu sais ce qu’ils vont me faire ? je demande.
— Non, je sais pas.
— Me tuer ?
— Peut-être probablement oui.
— Et toi ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, et moi, patron ?
— Pourquoi as-tu tué Sterny ?
Ma douleur ! Ce changement à vue ! Curieux comme effet, un Noir qui pâlit. Son visage devient tout cendreux, ses yeux jaunes, ses lèvres grises. Tu croirais qu’il s’est coltiné un fardeau trop copieux pour ses muscles.
— J’ai pas tué Sterny ! il proteste, mais avec un ton tellement faux-cul qu’il me fait penser à notre Toinet, lorsqu’il radine vers m’man, les jambes écartées, en assurant que c’est notre bonne espago qui a flousé dans ses couches.
— Tu l’as tué dans ta chambre en l’étranglant, mon vieux Benjamin. Et le cadavre s’y trouve toujours…
Tu me croiras seulement si tu le voudras, comme dit mon Béru, mais il castagnette des ratiches, ce paumé !
Et moi, le futé Santa à qui rien de ce qui est humain n’est étranger, comme ils disent dans les pages roses, à la lettre « H », je phosphore à grande vitesse. Cette trouille abomineuse, noire, quoi, m’indique clairement — malgré tout — qu’il n’a pas trucidé le gros pote à Chultenmayer par ordre, mais pour son propre compte. Et je vois l’ouverture possible de la situation.
— Dis-moi, Benjamin, tu es d’accord que si je raconte ça à tes amis et qu’ils aillent faire un tour dans ta chambre, ça se mettra à chier bleu pour toi, non ?
Un solo de batterie, produit par ses trente-deux ratiches, me répond.
Et puis je vois la connerie que je viens de commettre. Il va m’assaisonner pour me faire taire. Il n’y pense pas encore, mais il va. Ça y est : son regard devient fixe et son front se plisse.
Faut mettre le holà. Enrayer les dégâts.
— Non, Benjamin, ça ne servirait à rien que tu me tues car j’ai prévenu de ma découverte, et moi seul peux te préserver. Mais pour cela, il faut que je vive, que je sois libre. Alors tu me racontes en vitesse tout ce que tu sais, pendant ce temps, tu défais mes liens, et moi je te colle un marron dans le pif pour que tu puisses prétendre que je me suis évadé. Tu comprends bien tout ?
— Oui, oui, patron.
— Un marron, c’est mieux que la mort, hein ?
— Oh, oui, patron.
— Alors détache-moi et parle…
Y a des jours où le bol est avec toi.
Des jours, par contre, où il te roule un bras d’honneur. T’as beau te démener à bloc, quand ça merde, ça merde !
Ainsi, je te prends mon cas présent. Voilà que je trouve in extremis et de façon tout à fait inattendue, un moyen de m’arracher. Benjamin me bredouille ce qu’il sait, et il sait beaucoup, seulement ses doigts malhabiles tremblent sur le sac de nœuds fermant mes liens.
— Coupe, coupe ! intimé-je.
Il proteste que non, que couper ça voudra dire qu’il a participé à mon évasion ; tandis que délier, bon, j’aurais pu tout seul, à la rigueur. Il tient à défaire proprement. Et son émotion jointe à sa maladresse l’empêchent de s’activer, ce connard. Il est pas doué pour la broderie, je te promets ! Je le vois pas dans le rôle de Pénélope, ce gusman.
— Dégrouille-toi, bon Dieu !
— Attends, patron, c’est coincé. Y a trop de nœuds.
Et il ne dit pas davantage car on revient au pas de course. Quelqu’un monte à l’avant de la fourgonnette.
— Coupe ! tonnerre de Brest.
— Non, patron. Si je coupe, ils me tuent. Faut que ça paraît naturel.
La bagnole manœuvre et se met à rouler en marche arrière. Pas longtemps. On stoppe.
Des pas encore. Les deux portes de la fourgonnette s’écartent. Une puissante et âcre odeur d’humus me chavire. Des bruits d’oiseaux. Je reconnais le cri des toucans, celui des cacatoès. La pluie s’éloigne soudain, comme se réduit, puis meurt, un jet d’arrosage impétueux lorsqu’on ferme le robinet. Il y a une sorte d’affaissement dans la nature immense. Je vois bleuir le ciel. Revenir le soleil.
Le Noir à cheveux blancs surveille ma manipulation. Benjamin et son acolyte me coltinent comme : un sac de linge sale, un ballot (si tu es traditionnaliste) ; ou bien comme : un ballon sonde, une épée de Damoclès, une épidémie de peste bubonique (si tu es surréaliste).
On franchit une brève distance, quelques mètres, pas plus, sur une surface dallée. Et nous pénétrons dans un vaste bâtiment qui sert de hangar à plusieurs avions de tourisme. Il y a là un Chaudron-Grenier monomoteur, un Skyzofrène 23 bimoteur, et un Katrine Arley de toute beauté, qui est le clou de cette petite flotte d’aéro-club… Huit places, climatisation parfumée, ailes sustensables, moteurs Heurédiff en « V », guidon de course à fourche télescopique, ceintures de sécurité améliorées chasteté ; c’est de l’appareil super-luxe, à grand rayon d’action, capable de vous emmener haut et loin.
C’est vers ce bijou qu’on m’entraîne. Comme il faut poser un pied sur le bord caoutchouté de l’aile avant droite pour monter à bord, on me défait mes liens inférieurs. Cette fois-ci, d’un coup de ya, et — ô ironie du chose — c’est précisément Mister Benjamin qui est chargé de me les sectionner.
Le pilote est déjà à son poste. C’est un Blanc, mais d’Afrique, c’est-à-dire qu’il a déjà sa cirrhose et un chouïa de paludisme. Il est en manches de chemise et son pif ressemble à une carte de France consacrée aux voies navigables, tellement qu’il est tissé de parcours bleus ou rouges, voire violets. Ses grands yeux rouges comme sur un dessin de Folon doivent lui tenir lieu de feux de position en cas de panne.
Mais trêve du pilote, laisse que je te cause des autres passagers, ils en valent la peine. Benjamin n’est pas du voyage, ce dont je déplore car un alliéé, dans mon cas, n’est pas négligeable. Pour le remplacer en tant que mercenaire, il est un gorille que tu jurerais Amin Dada, ou son gorille jumeau. L’individu se tient assis sur le second siège dans la travÉe parallèle à celle du pilote. Attends, j’explique mieux : dans un petit zinc, c’est pas la peine de te casser le bulbe, il y a deux rangées de sièges. A bâbord, le pilote. A tribord, un siège vide, sur quoi on m’installe. Tu me suis t’attentivement ? Merci. C’est derrière le mien, donc, que se trouve le sosie d’Amin. Juste derrière le pilote, l’est un autre Noir à tête d’empereur romain bronzé à mort sur la plage d’Ostie, avec un beau costar smart, des lunettes qu’il met et ôte sans arrêt, un début de calvitie frontale qui permet d’apprécier la fuite en pente douce de son bocal, et des joues déposées sur des bajoues, lesquelles sont sustentées par des replis graisseux, car le gars est volontiers obèse et son tailleur ne s’en cache pas. Me semble le reconnaître. J’ai dû, non pas certes le rencontrer, mais voir sa bouille quelque part. Alors je fouille dans mon album de souvenirs et un nom finit par me germer : Linduré ! Sauveur Linduré, l’un des plus proches collaborateurs du bon président Houphouët-Boigny. Important personnage ivoirien. Fréquents voyages en France, naninanère, tout ça, bon, j’en passe et des meilleurs. Qu’est-ce qu’il fout là, ce mec ? Est-ce lui que Benjamin appelait « L’grand patron » au cours de ses récentes confidences ?
Sapristi, comme on disait jadis, pour éviter de s’écrier bordel de merde, ce qui est pourtant beaucoup plus équilibré comme exclamation, enfin moi je trouve, et chacun ses goûts après tout. Sapristi, l’affaire prend une sacrée vacheté de tournure politique !
Alors, voilà, je te récapitule les passagers jusqu’ici énumérés : y a le pilote, Amin bis, le gorille, Sauveur Linduré, le ministre de je ne sais quoi, mais nain porte. Et puis encore un gorille tout au fond de l’appareil, vêtu d’un ramageux costar blanc à fougères noires imprimées, et pour terminer le chargement : M. Chultenmayer, sa dame, sa fille.
Je crois n’oublier personne. Et d’ailleurs tu foutrais qui d’autre et où ? du moment que l’appareil ne comporte que huit places.
Déjà que les deux gorilles doivent peser le prix d’une vache, pour ce qui est de la surcharge, merci bien. T’as intérêt à vider tes poches et ta vessie avant de monter !